« Le livre jamais lu »… Quelle invitation empoisonnée ! 1600 mots pour donner la mesure de mon ignorance, faire le relevé des carences et des lacunes de ma culture…
En énumérant – chose aisée – trois cents titres importants que je n’ai pas lus, je pourrais m’acquitter de cet engagement pris à la légère.
Que j’en évoque tout de même quelques-uns, dont le manque à ma culture me pèse davantage. Mémoires d’Hadrien ou L’œuvre au noir, par exemple, de l’anagrammatique Yourcenar. Cien Años de Soledad de García Márquez, qui ne sera peut-être plus de ce monde quand vous lirez ces lignes. L’écume des jours de l’éphémère Boris, ou encore Les chants de Maldoror de l’encore plus éphémère Isidore (Ducasse, « Comte de Lautréamont »). Avec le prolifique Gide, je ne saurais par où commencer, sinon par Les faux-monnayeurs. Rouge, noir ou parme, je ne saurais non plus par quel bout prendre Stendhal. Et croiriez-vous que, auteur de fantastique, je n’ai lu (dans le texte) ni Alice au pays des merveilles ni De l’autre côté du miroir du célèbre mathématicien qui signait Carroll ?
Et voyez les mystères de la mémoire : au moment où j’écris ces lignes, je suis incapable de dire si ma connaissance des Misérables vient des deux ou trois adaptations que j’ai vues au cinéma et à la télé, ou si j’ai lu la grosse œuvre d’Hugo quand j’étais étudiant. Il faudrait bien que je lise Dickens, aussi ; A Tale of Two Cities ? Great Expectations ?
J’ai eu la prudence de consulter les archives de Nuit blanche avant de me lancer. Sans surprise, j’ai vu que la trop évidente Recherche du temps perdu était prise depuis longtemps, sans quoi j’en aurais fait mon sujet. En revanche, ni l’Odyssée ni l’autre Ulysse ne m’intéressent vraiment, tandis que Le comte de Monte Cristo a trouvé preneur deux fois… Par ailleurs, j’ai lu et relu The Lord of the Rings assez souvent pour faire contrepoids à plusieurs poètes locaux.
Sur ma pile de bouquins « à lire », où figurent une majorité de livres de science-fiction et de fantastique, le roman le plus proche du sommet est pourtant signé Virginia Woolf. C’est que j’ai tant témoigné de mon enthousiasme pour le film The Hours de Stephen Daldry qu’un ami m’a fait cadeau de Mrs Dalloway.
Venant un siècle après Jane Austen, Virginia Woolf évoque pour moi une période socio-littéraire particulièrement foisonnante, celle du groupe de Bloomsbury (j’ai un faible pour les films tirés des grands romans d’Edward Morgan Forster) et de leurs contemporains édouardiens ou modernistes James Barry, Conan Doyle, D. H. Lawrence, Somerset Maugham, George Bernard Shaw, H. G. Wells, tous témoins d’une époque où un monde s’effondrait.
Nés après Hiroshima, en un demi-siècle de bouleversements, nous tendons à oublier à quel point la Première Guerre mondiale fut vécue (du moins en Europe) comme une rupture catastrophique, tant sur le plan personnel que sociopolitique. Toute une génération de jeunes hommes avait été décimée en un début de siècle sur lequel, jusque-là, avait lui un optimisme presque sans faille.
Tout ce qu’il y a à savoir de la vie peut se trouver contenu dans chaque journée. Tel serait le propos de Mrs Dalloway, dont le récit couvre une journée unique, vécue par deux personnages qui ne se croiseront pas, la bourgeoise éponyme Clarissa Dalloway, épouse de député, et un poète psychotique, Septimus Smith, jeune vétéran de la Première Guerre mondiale hanté par les horreurs des tranchées. « A study of insanity and sanity : the world seen by the sane and the insane, side by side… », c’est ainsi que Woolf envisageait le livre, qu’elle avait amorcé comme une suite de textes indépendants, avant qu’il ne bifurque vers la forme romanesque. Elle voulait aussi y critiquer la société et son fonctionnement, « à son plus intense », précisait-elle dans son journal.
À lire certains essais sur Mrs Dalloway, Londres serait elle aussi un personnage du roman ; les deux éditions que j’ai feuilletées comportaient toutes deux un plan de la City au début du siècle dernier. Il ne fait aucun doute que Virginia aimait intensément sa ville natale, et elle souffrit d’en être éloignée quelques années lorsque le couple Woolf alla habiter Richmond, un faubourg de la métropole, sur la présomption que le calme de la banlieue favoriserait la santé mentale de l’écrivaine.
Virginia Woolf évoquait dans son journal intime « les infinies possibilités d’une succession de jours qui sont enfouis dans une personne ou qui ont déjà été vécus », et cela me rappelle immanquablement (chez Marcel, cet autre « jamais-lu ») « les époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ».
Quatrième roman de Virginia Woolf, le deuxième publié chez Hogarth Press, la maison d’édition qu’elle avait fondée avec son mari, Mrs Dalloway serait aussi le deuxième où l’écrivaine aurait exprimé sa voix propre, avec une narration sous forme de « stream of consciousness » (je laisse les érudits – qui savent comment on désigne cela en français – trancher à quel écrivain on attribue le tout premier emploi de ce procédé, Joyce ou Richardson). Au-delà du procédé, toutefois, il s’agirait d’un roman sur la conscience (et non, bien entendu, sur la préparation d’une réception mondaine ni sur les séquelles post-traumatiques de la guerre).
Trouver sa voix, et décider qu’elle la ferait entendre avec ou sans l’approbation de la critique, être consciente d’une rupture esthétique et littéraire avec les romanciers édouardiens – ainsi qu’avec les auteurs masculins –, ce qui ferait d’elle une moderniste… Virginia Woolf était consciente, sinon de la place qu’elle allait occuper dans la littérature anglo-saxonne, du moins de la portée et de la signifiance de son acte d’écriture, même si elle écrivait généralement sans plan détaillé et de manière plutôt instinctive. Les spécialistes semblent s’accorder pour voir en Mrs Dalloway sa première œuvre de maturité.
Pour avoir lu quelques-unes de ses nouvelles, je m’attends à une prose parfois déroutante, mais émaillée de formulations brillantes, d’images exquises, de fugitives épiphanies, la vérité essentielle d’un moment cristallisée en des phrases qu’on souhaiterait avoir écrites soi-même – car (pour le meilleur et pour le pire) un écrivain ne lit pas tout à fait comme un lecteur profane.
Très prolifique (bien que la fiction lui fut rarement facile), Virginia Woolf (en plus d’aider son mari à la maison d’édition Hogarth) menait de front la lecture, la rédaction de nombreux essais et d’abondantes critiques, ainsi que la création littéraire – les uns nourrissant les autres dans un mouvement qui occupait l’entièreté de sa vie : « […] much of my time is spent thinking, thinking, thinking about literature […]. Can’t stop making it up ».
On sait que la vie ne fut jamais facile pour Virginia Woolf, son enfance et sa jeunesse endeuillées, sa santé médiocre, le désordre bipolaire qui l’incapacita durant de longues périodes, à une époque où les maladies mentales étaient mal comprises, et dont le retour présagé (aux jours les plus sombres de la Seconde Guerre) allait la pousser au suicide (la troisième ou la quatrième tentative de son existence, selon les témoignages que l’on choisit de croire). Pourtant c’est justement cette expérience de la psychose qui lui a permis – au prix d’une souffrance qu’on peut tout juste imaginer – d’approfondir les tourments et les hallucinations du suicidaire Septimus.
Processus ardu que celui de l’écriture (« peut-être cinquante mots par matin » dans les périodes creuses, trois pages par jour dans les périodes fastes), et pourtant Virginia Woolf a écrit le premier jet de Mrs Dalloway en un an, en 1924, et livré la réécriture dactylographiée en janvier 1925 – le roman allait paraître en mai de cette année-là.
On évoque parfois les liens étroits entre la maladie mentale et la créativité ; dans le cas de Virginia Woolf, la dépression succédait généralement au parachèvement d’un roman, aussi avait-elle mis au point la stratégie d’alterner un roman et un recueil d’essais (ou une biographie), et d’entamer l’un avant de terminer l’autre. Et puis, la folie n’était pas pour elle le gouffre stérile qu’on pourrait imaginer. Elle confiait en 1916 à son ami, l’auteur et critique Lytton Strachey : « Ces curieux intervalles dans la vie – j’en ai connu plusieurs – sont des plus féconds au point de vue artistique – l’on s’en trouve fertilisée – pensez à ma folie à Hogarth, et à toutes mes petites maladies ». Virginia Woolf ne péchait manifestement pas par hyperbole.
L’écriture est un processus solitaire, mais son écriture à elle est bien documentée grâce à son abondante correspondance et son prolixe journal intime. Quoiqu’on serait tenté de l’imaginer perpétuellement sombre, renfermée sur son imaginaire, Woolf était aussi, selon ses biographes, sociable, généreuse, spirituelle, curieuse, sensible à la beauté (« How beautifully she sees ! » écrivait E. M. Forster), douée d’un sens de l’observation remarquable, d’une vaste culture et d’une mémoire prodigieuse.
Lire des extraits de son journal a quelque chose de rassurant pour tout auteur : les tâtonnements, les doutes, le stoïcisme face à la critique, les envies d’abandonner, les insatisfactions et les incertitudes semblent couler d’une source commune, formulés dans des termes qu’on reconnaît (quoique infiniment mieux articulés qu’on pourrait le faire soi-même). Et pourtant Woolf affirmait aussi qu’écrire était un « plaisir profond », tandis qu’être lue était un « plaisir superficiel ». Qu’elle préférait l’effort au succès, et que de devoir parler du roman, après sa parution, allait être barbant.
C’est qu’elle était déjà rendue au roman suivant (dans son cas : To the Lighthouse, qui dispute à Mrs Dalloway le titre de chef-d’œuvre de Virginia Woolf, selon les sources que l’on consulte). Qui sait si je ne voudrai pas le lire ensuite ? Une chose est sûre, si j’ai convenu de me priver de Mrs Dalloway tant que la version finale de cet article ne serait pas acceptée, je suis certain que je l’aurai effectivement lu quand Nuit blanche paraîtra, devenant ainsi « le livre enfin lu »…