D’une culture à l’autre, il arrive parfois que des perches se tendent, des regards se croisent, des appels soient entendus. Hasard des rencontres, coup de foudre, désir de connaître tous ces autres qui nous entourent, les élans ne manquent pas. Or, si tous les projets ainsi conçus sont certes de bon augure, ils restent trop souvent sans suite. Les textes rassemblés dans le présent numéro spécial de Nuit blanche sur la littérature mexicaine sont le fruit d’une de ces idées d’un soir, une idée qui s’est ensuite étoffée, ramifiée, pour enfin arriver à terme.
Il s’agit aussi, au-delà du strict panorama littéraire, d’une proposition sociale, culturelle, sur l’américanité, celle que le Québec partage avec ses colatins du Sud. Car au-delà des questions d’intégration, de domination, de sécurité, de dynamique de marché, de politiques économiques, de revendications nationales et identitaires, l’américanité se pose aussi en termes d’imaginaire. Et si les questions d’ordre politique et économique sont plutôt source de conflits et révélateurs d’une asymétrie qui va s’accroissant dans les Amériques, l’imaginaire américain, en revanche, paraît refléter davantage de convergences que de divergences. En outre, si la logique marchande tend certes à s’opposer à l’imaginaire, celui-ci existe par ailleurs au-delà et en dépit de cette logique. Il peut même parfois s’en nourrir : il devient alors militant. Mais au sein même de ce qui a longtemps caractérisé la littérature latino-américaine – le fantastique –, il y a aussi une lutte, et pas seulement une fuite, comme en témoigne avec éloquence la littérature mexicaine des dernières années. Le fantastique, en fait, ne cherche pas uniquement à aiguiser l’imagination, comme l’ambigu ne vise pas qu’à confondre. Le jeu tient un rôle important, certes, mais l’altération du réel peut avoir une autre finalité : celle de proposer non seulement un autre mode d’insertion dans le réel, mais aussi, et plus radicalement, un autre réel tout court. Non pas les choses elles-mêmes, mais le mouvement des choses ; non pas le rêve pour le rêve, mais comme moyen de lutter contre le chaos ; non pas l’absence dans le but d’éviter de voir, plutôt des anfractuosités creusées à même le réel, à partir desquelles affronter l’angoisse du vide. Car le rêve, comme le disait le grand écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti, est la vie. Et comme la vie est brève, pour rester dans la sphère onettienne, seul le rêve, peut-être, pourra l’étirer et lui donner sa substance.
Rêver l’Amérique
L’imaginaire comme arme plutôt que comme fuite, voilà qui pourrait justement cimenter l’unité américaine, bien plus que nombre d’institutions et d’ententes. D’ailleurs cet imaginaire, il est remarquable de voir à quel point il se ressemble d’un bout à l’autre de cette Amérique. Pour qui s’intéresse à la littérature latino-américaine dans son ensemble, et mexicaine en particulier, force est de constater en effet entre nos cultures respectives le clin d’œil créé au fil des textes, la trame que l’un reprend là où l’autre l’a laissée, le terrain exploré à partir de ce qui, ailleurs, avait déjà été esquissé. Hasard, disions-nous. Mais aussi une réalité qu’on a trop tardé à mettre au jour. Le Mexique, le Québec, deux sensibilités tant modernes que soucieuses du passé, deux terres latines et autochtones, deux fois la même Amérique, sans oublier l’autre élément commun : le géant qui les sépare. Périphérie, par là même ; et qu’elle soit sociale, chronologique ou géographique, celle-ci a tendance à réunir les expressions culturelles, à les propulser vers un objectif commun : le droit à autre chose, le plaisir de joindre les différences en une commune différence.
Ce numéro spécial sur le Mexique propose des textes sur le roman, la nouvelle et la poésie du Mexique, écrits par des auteurs et des spécialistes tant québécois que mexicains, mais aussi des textes de fiction, traduits pour la première fois en français pour Nuit blanche. Autant de visions du Mexique que nous avons souhaité proposer ici au public québécois un peu en réponse à la série d’événements et de publications sur la littérature québécoise présentés au Mexique dans la foulée de la Foire du livre de Guadalajara de 2003, où le Québec était l’invité d’honneur. Modeste contribution sans doute, mais à notre avis nécessaire dans le cadre de ces Amériques où l’autre demeure encore trop souvent bien mal connu. Or, dans le chassé-croisé des langues espagnole et française, parmi les mille expressions de l’Amérique latine, ce sont, nous le disions, deux mondes étonnamment complémentaires qui viennent ainsi se retrouver. Les écritures sont multiples, certes, mais les visions qu’elles portent sont nettement convergentes. Et cette convergence – d’impressions, d’appréhensions –, voilà sans doute l’intérêt premier de cet exercice de rapprochement.
Les textes du présent numéro, témoins en ceci de la nouvelle littérature mexicaine dans son ensemble, parlent d’horizons à décloisonner, d’une autreté à conquérir, de nouveaux espaces à explorer – vision qui semble aujourd’hui habiter les auteurs québécois. Ainsi, les histoires que les uns comme les autres se plaisent à créer trouvent dans ce genre d’exercice une consécration inattendue : elles deviennent les mondes parallèles d’un monde parallèle au leur, elles s’offrent à l’imaginaire d’une société autre qui, nul doute, y trouvera des repères semblables, des impulsions communes, le même désir de dépasser l’immédiat, l’utile, le nécessaire.
Les écrivains mexicains d’aujourd’hui, sans tourner le dos au terroir, ont choisi de s’ouvrir davantage au monde. Ils sont de ceux qui assument leur périphérie avec bonheur, se disant sans doute que, de loin, la perspective est toujours meilleure. Ils n’ont pas coupé les liens avec leurs aînés : les Juan Rulfo, Octavio Paz, Carlos Fuentes, José Revueltas, sans compter, par-delà les frontières du Mexique, les Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Alfredo Bryce Echenique, pour ne nommer que ceux-là. Mais s’il ne fait aucun doute qu’ils sentent une parenté étroite avec ces grands noms de la littérature latino-américaine, s’ils y retrouvent manifestement une vision riche et fébrile qui les habite tout autant, les écrivains mexicains reflètent également autre chose : une modernité nouvelle et unique, celle d’un pays qui évolue à une vitesse vertigineuse, dont la capitale, la plus grande ville du monde, est un formidable carrefour de l’universel, un bouillonnant laboratoire d’idées et d’images, tout en étant, paradoxalement, une périphérie.
Les lecteurs et auteurs québécois connaissent déjà les grands noms de la littérature latino-américaine. En lisant leurs œuvres, en s’en inspirant, ils ont été à la fois éblouis par l’éclat de l’autre et étonnés de découvrir un si fidèle reflet de leur propre parcours. Ce qu’on retrouve dans le présent numéro, outre ce miroir plus présent que jamais, c’est précisément une certaine périphérie. Nous parlions de périphérie sociale, chronologique, géographique. Il y en a une autre, qui est certes liée aux grands auteurs latino-américains, mais que la nouvelle génération d’auteurs mexicains, dans une sensibilité qui les rapproche étonnamment de leurs pairs québécois, semble explorer différemment, dans un nouvel équilibre entre le pragmatique et l’illusoire, entre le passé et le moderne. Je veux parler de la périphérie du réel, cette façon particulière de vivre le quotidien qui consiste à transcender le palpable, non par crainte d’appréhender le monde, mais bien, à travers le poétique, pour intervenir sur les choses mêmes.
Les littératures du Mexique et du Québec à l’heure de la mondialisation
La connaissance de l’autre exige un labeur constant, qui demande sans cesse à être alimenté. Ce numéro de Nuit blanche souhaite s’inscrire dans cette foulée. Mieux faire connaître le Mexique aux Québécois, ouvrir nos lecteurs à cette mouvance de l’imaginaire américain, dans le cadre plus global de la diversité culturelle, voilà l’objectif à la fois humble et terriblement ambitieux de ce survol. À la suite de la Foire de Guadalajara, beaucoup a été fait pour rapprocher le Québec du Mexique. Mais les choses étant éphémères, il faut constamment les relancer. Car il faut développer cette convergence pour éviter qu’elle ne se fige et, pour ce faire, on doit aller au-delà des stéréotypes, des différences mineures, des jugements rapides, des images trop éclatantes (en littérature, cela pourra même signifier de regarder au-delà des stars de l’écrit que peuvent être par exemple Rulfo, Fuentes, Paz) ; et enfin, par le fait même, dire non au voyeurisme, à l’exotisme, en se disant que si une chose n’est exotique qu’aux yeux de l’étranger, pourquoi ne pas simplement cesser d’être étranger, pour apprendre à mieux connaître, à cerner nos convergences plutôt que nos écarts.
Bien sûr à Guadalajara, plusieurs anthologies bilingues ont été présentées, plusieurs projets de traduction sont nés. Cela est fort bien et il nous faut espérer que de nombreux autres projets de traduction verront ainsi le jour dans l’avenir. Mais cela étant, la chose n’est pas sans danger. En effet, aussi positifs que soient ces projets de traduction, plus ils sont nombreux, plus ils risquent d’être déviés de leur objectif initial, pour servir des fins politiques ou commerciales. L’important est donc non seulement de lutter pour le rapprochement des peuples avec notre arme de prédilection qu’est la littérature, mais également de nous assurer que les projets de traduction d’un peuple à l’autre sont guidés par une logique fondée sur la culture, le respect des différences, la recherche de convergences, l’ouverture à l’autre, le caractère libérateur de la littérature, plutôt que le strict commerce ; et surtout qu’ils sont conçus, adoptés et menés à terme de façon libre et indépendante, et non en vertu des desiderata des politiques, fussent-ils issus du monde culturel, et des marchands.
N’est-ce pas là, au milieu des débats économiques, des luttes politiques, des signatures d’ententes, un projet qui pourrait contribuer à réunir les peuples des Amériques, tant les périphériques que les centraux, en mettant pour une fois au cœur de l’aventure les créateurs et autres défenseurs de la diversité culturelle ? Comme le proposent à leur façon les quatre textes de fond et les quatre textes de fiction (deux nouvelles et deux extraits de poème, tous inédits en français) de ce numéro spécial, il faudra bien entendu pour ce faire miser sur le flou, l’oblique, l’incertain, bref tout ce que les écrivains latino-américains ont si bien su construire et déconstruire au fil de leurs œuvres. Et cela est fort bien ainsi. Car si avec Onetti nous proposions de miser sur le mouvement des choses plutôt que sur les choses elles-mêmes, approche en somme bien proche de la phénoménologie telle que vue et corrigée par les Latino-Américains, nous pourrions donner ainsi à la littérature la noble place qu’elle mérite, et considérer que dans un monde globalisé il est plus important de se pencher sur le mouvement entre les cultures que sur les cultures elles-mêmes vues dans quelque illusoire absolu. Cela non pas au détriment des cultures, bien sûr, car en fait étudier le mouvement entre les cultures est sans doute le meilleur moyen de les percevoir dans leur essence (ce qui n’est pas la même chose que l’absolu, c’en est en fait le contraire).
Traduire l’autre
Notons enfin l’importance qu’a revêtue dans ce numéro spécial le travail de traduction. Bon nombre des textes présentés avaient en effet comme langue d’origine l’espagnol (tous les textes de fiction, certains des textes de fond). Or la traduction, ultime étape de ce jeu de miroirs, est bien plus que l’outil par lequel on découvre l’autre. La traduction, elle aussi – ce qui n’est pas sans l’apparenter à l’imaginaire mexicain lui-même –, est une forme de périphérie : on s’approche de l’autre sans le heurter, on l’explore sans le dénuder, on le touche en évitant de l’altérer. Fruit d’une attirance, qui la porte tout au long de son cours, la traduction recherche l’effet par-delà même le sens, elle écoute quelqu’un avant de prêter attention aux mots. Et elle est aussi joueuse, la traduction, plus fidèle au mouvement, aux failles et aux tensions qu’à l’apparence, et séduite, presque en secret, par cette fragilité imprévisible et éthérée : l’ambiguïté (Mexique, disions-nous ?). Elle y vit et s’y complaît, s’en nourrit et l’alimente, et forcément la cherche plus que ne la fuit. Or, c’est bien là sa destinée, car non seulement l’ambiguïté se situe tout au cœur de ce trouble fébrile qu’est le passage d’une langue à une autre, mais c’est dans la reproduction même de l’ambiguïté que le traducteur s’approche véritablement de l’auteur. Sans compter que traduire l’ambigu, visiter les creux du texte, s’intéresser au mouvement des choses plus qu’aux choses elles-mêmes, c’est bien sûr contourner l’essence, mais pour mieux la saisir et l’exprimer.
Un survol de la littérature mexicaine, grâce au jeu de la traduction, c’est donc un double jeu, et c’est avec grand plaisir que je vous y convie.
Xipe-Totec, notre seigneur l’écorché
Louis Jolicœur est écrivain, traducteur et professeur au programme de traduction à l’Université Laval depuis 1994.