Les amateurs de roman noir, qui le connaissent sous le nom de Jean (ou John) Amila, voient en lui un pionnier du néo-polar français, à qui les Jean-Patrick Manchette, Pierre Siniac et Didier Daeninckx doivent beaucoup. D’abord publié dans la collection « Blanche » de Gallimard avant d’entrer à la Série Noire, Jean Meckert (1910-1995) a laissé une œuvre romanesque considérable et longtemps restée introuvable, mais que les éditions Joëlle Losfeld remettent enfin en circulation.
Animé d’un antimilitarisme ferme et de penchants libertaires, Meckert a construit un univers narratif composé de pauvres bougres, d’idéalistes bourrus et de perdants sentimentaux aux prises avec un milieu auquel il leur est impossible de s’identifier. Souvent comparé à Louis-Ferdinand Céline pour son travail sur l’expression populaire, Meckert est aussi le romancier de l’incommunicabilité, de l’échec et de la conscience révoltée. Il représente, dans la lignée des Henry Poulaille, Eugène Dabit et Louis Guilloux, une voix essentielle du roman français d’après-guerre. La sortie de l’anonymat, pour Jean Meckert, est peut-être sur le point de se réaliser. Le 7 mai 2005, un prix littéraire Jean Amila-Meckert a été instauré à l’initiative du Conseil général du Pas-de-Calais et de l’association Colères du présent pour récompenser un livre d’expression populaire et de critique sociale. Faisait partie du jury, l’écrivain Didier Daeninckx, admirateur de Meckert/Amila depuis l’adolescence. En 1997, il lui rendait un hommage appuyé dans son roman de la série Le Poulpe, Nazis dans le métro, en créant à sa ressemblance le personnage d’André Sloga, écrivain contestataire, « fils de prolo du sud de Paris » et « anar pacifiste ». Déjà en 1982, Michel Lebrun comparait Meckert à Horace McCoy. Jean Vautrin estimait, en 1985, qu’il était temps de « dire son importance, sa modernité et de lui céder sa vraie stature de devancier1 ».
La mouise et le cambouis
Jean Meckert est né à Paris le 24 novembre 1910. Son père, Auguste François Meckert, travaillait pour la Compagnie des Omnibus. Mobilisé en 1914, il n’est pas fusillé en 1917 comme Meckert l’a souvent affirmé dans les années 1980. En fait, Auguste Meckert a quitté le foyer familial, divorcé et refait sa vie. Cette situation a tellement affecté la mère de Jean, qu’elle a dû être internée pendant deux ans dans une maison de repos du Vésinet. À la fin de la guerre, Jean a été placé, avec sa sœur, dans un orphelinat protestant de Courbevoie. Il en est sorti à 12 ans avec un certificat d’études primaires. Il a dès lors commencé à travailler en usine, d’abord comme apprenti dans un atelier de réparation de moteurs électriques, puis comme employé dans différents ateliers de précision du haut Belleville. Usager assidu de la bibliothèque municipale de son quartier, il dévore Balzac et Zola. À dix-neuf ans, il entre au Crédit Lyonnais, mais se retrouve au chômage quand éclate la crise économique. Entre 1930 et 1932, il s’acquitte de son service militaire, puis, de retour à la vie civile, cumule les petits boulots : magasinier, mécanicien, employé de garage, camelot, vendeur d’encaustique, colporteur Secoué par l’échec de son premier mariage en 1934 et traversant une situation matérielle précaire, il s’inspire de la vie quotidienne et du Voyage au bout de la nuit, un texte qui l’a « emballé », pour rédiger, en 1936-1937, ce qui deviendra son premier roman publié, Les coups. Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier durant la grande débâcle et interné en Suisse jusqu’à la fin de 1940.
Grand coup et coups de cafard
Jean Meckert devient ensuite officier d’état civil à la mairie du XXe arrondissement. C’est là qu’il récupère des feuilles de papier timbré pour y dactylographier le manuscrit de son roman Les coups. L’histoire tourne autour de Félix, manœuvre dans de petits ateliers de mécanique, et de sa difficile cohabitation avec Paulette, sa petite amie, qui détient le sens de la parole et du savoir, alors que lui ne peut compter que sur sa débrouillardise et sur ses mains, promptes à cogner. Cette dissymétrie homme-femme est une constante de l’imaginaire meckertien : les personnages masculins sont souvent incapables de formuler leurs pensées, alors que leurs vis-à-vis féminins rayonnent sur le terrain des mots. Raymond Queneau, séduit par ce premier roman, le publie dès la fin de 1941. André Gide, Maurice Nadeau et Marcel Aymé forment un chœur de critiques élogieuses. Confiant, Meckert décide de se consacrer entièrement à la littérature. En 1943 paraît son deuxième roman, L’homme au marteau. Roger Martin du Gard considère qu’avec ce nouveau livre, Meckert a « exprimé, de façon inégalable, l’angoisse de l’homme sous l’emprise de la Fatalité quotidienne contemporaine », atteignant « la grandeur des poètes tragiques2 ». Une grande justesse de ton émane des déceptions quotidiennes d’Augustin Marcadet. À trente ans, Marcadet est un homme rangé : fonctionnaire du Trésor depuis huit ans, marié et père d’une fillette de cinq ans, il sait déjà à quoi sa vie ressemblera dans trente ans. Or, le train-train de son existence le désespère et il se met à rêver d’échapper à cette routine abrutissante, souhaitant par-dessus tout se libérer de la crainte humiliante que lui inspirent ses patrons.
Parallèlement aux œuvres de la collection « Blanche », Jean Meckert fait paraître, sous divers pseudonymes (Marcel Pivert, Albert Duvivier, Édouard ou Edmond Duret, Mariodile ), des récits policiers et sentimentaux chez des éditeurs populaires. À partir de Nous avons les mains rouges (1947), le meurtre devient de plus en plus présent chez lui. Le héros du roman, Laurent, vient de faire deux ans de prison pour avoir tué un homme, au couteau, dans un règlement de comptes. Accueilli à la scierie de M. d’Essartaut, il découvre vite un réseau d’activités clandestines : anciens résistants, ses hôtes s’adonnent au meurtre et aux expéditions punitives dans l’espoir de faire advenir « un monde meilleur ». Dans La ville de plomb (1949), Étienne Ménard, magasinier de dix-neuf ans, étrangle Marguerite Pillot, sa maîtresse qui a deux fois son âge, parce que son « odeur de vieille » le révulse. Dans Je suis un monstre (1952), un adolescent de quatorze ans se fait lapider par ses camarades en raison de ses convictions communistes.
John l’Épouvante
Hormis le succès remporté par Les coups, les romans de Jean Meckert ont attiré peu de lecteurs et n’ont, pour la plupart, jamais été réédités. Meckert s’est mis à douter du bien-fondé de sa décision de se consacrer entièrement à l’écriture. À l’époque de Nous avons les mains rouges en 1947, Queneau, qui lui trouve un air « complètement déprimé », note dans son journal que « son style se banalise, s’affaiblit ». Marcel Duhamel, le fondateur de la Série Noire, lui propose alors d’écrire pour sa collection. Duhamel apprécie le « langage parlé » des romans meckertiens. Pour Meckert, c’est un heureux retournement de situation, car les tirages de la Série Noire avoisinent les 40 000 exemplaires. À partir de 1950, il adopte le pseudonyme de John Amila (pour faire américain), puis Jean Amila. Il compte parmi les premiers Français à publier aux côtés de James Hadley Chase, Raymond Chandler, Dashiell Hammett et William Irish à la Série Noire. C’est Duhamel qui a demandé à Meckert de dissimuler son état civil sous un pseudonyme digne de la côte Ouest, jugeant ce déguisement plus lucratif. « Amila » est le raccourci imposé par Duhamel ; Meckert souhaitait s’appeler « Amilanar », mot signifiant, en espagnol, « effrayer, intimider ». « Je trouve ça très marrant, moi, a-t-il dit, de s’appeler John l’Épouvante3 ». « Amilanar » veut également dire « l’ami anar », et Meckert se considérait « vaguement anarchiste ». Le passage à la Série Noire ne représente pas un revirement esthétique majeur. Comme l’a noté Patrick Pécherot, « le noir d’Amila demeure celui de Meckert. Le noir cambouis4 ». Meckert, qui n’a rien d’un américanophile à la Boris Vian, ne fait guère pétarader les mitraillettes Thompson dans ses livres. Loin de renoncer à l’inspiration de ses premiers textes, il opte pour une américanisation plus superficielle, limitée au pseudonyme ou au décor américain dans Y a pas de bon Dieu !, car il se refuse aux « trois P de la littérature de gare : Pistolets, Privé, Pépées5 ».
Au fond, Nous avons les mains rouges et Je suis un monstre possédaient déjà les caractéristiques du polar façon Meckert : la solitude existentielle, la petite communauté en péril, l’oppression des petits par les puissants, le travail et la peine des hommes, les barrières sociales, la guerre, l’indignation, parmi d’autres. Collaborateur fidèle de la Série Noire (il y reste pendant trente-cinq ans), il fait sensation dès le premier titre paru : Y a pas de bon Dieu !, que Jean-Louis Barrault songe un moment à porter à l’écran. Le livre raconte la lutte menée par quelques centaines de montagnards américains pour éviter l’expropriation par des spéculateurs désireux de récupérer les terrains bourrés d’uranium. La résistance de minorités ou d’individus isolés occupe l’auteur dans les titres suivants, des mariniers spoliés de Motus ! (1953) aux mères célibataires de Langes radieux (1963). Dans La lune d’Omaha (1964), un soldat américain, Georges Hutchins, choisit de déserter le 6 juin 1944, sur les côtes normandes. De retour dix-neuf ans plus tard, il visite la nécropole militaire d’Omaha Beach et aperçoit son nom sur une croix parmi les tombes. Il doit alors choisir entre sa vie passée et sa fausse identité. Meckert excelle à camper des personnages terre-à-terre, aux réparties musclées. Il sait aussi varier les registres. En 1956, il fait une incursion réussie (ce sera la seule) dans l’univers de la science-fiction, en publiant au « Rayon fantastique », coédité par Gallimard et Hachette, Le 9 de pique, qualifié d’« admirable » par René Barjavel. Il s’essaie aussi au théâtre avec Les radis creux (qui compte trente représentations au Théâtre de poche en 1951) et à la littérature jeunesse avec Amilcar le cochon des Indes en 1964. En 1969, il est l’auteur du premier roman français de kung-fu avec Les fous de Hong-Kong. Or, son œuvre de dialoguiste et de scénariste est peut-être davantage marquante, car dès la fin des années 1950, Meckert se tient très proche du cinéma. On lui doit notamment les dialogues ou les scénarios de Quand la femme s’en mêle (1957, d’après Sans attendre Godot) et Méfiez-vous fillettes (1957) d’Yves Allégret, de La bonne tisane (1958) et Les loups dans la bergerie (1959) d’Hervé Bromberger et de Jusqu’à plus soif ! (1962) de Maurice Labro. Mai 68 l’impressionne fortement. Il crée alors, dans Contest flic et Terminus Iéna, un nouveau type de policier, Édouard Magne, dit Géronimo, un motard aux cheveux longs et aux chemises à fleurs. Le personnage est improbable, mais ses aventures permettent la dénonciation des services secrets et des polices parallèles.
D’aussi loin que l’oubli
Au début des années 1970, André Cayatte et Jean Meckert ont l’idée d’une parodie de roman d’espionnage, un genre alors très en vogue parmi le public. Les Presses de la Cité payent à l’auteur un voyage de six semaines à Tahiti où doit se dérouler l’intrigue. Une fois sur place, Meckert, au lieu de ramener des « cartes postales de cocotiers et de vahinés », découvre une population locale privée de droits et asservie par les militaires. Il rentre indigné et écrit un roman virulent, La vierge et le taureau, qui n’a rien à voir avec le scénario initial. Le livre, que Meckert affectionne particulièrement, fait un bide : à peine 3000 exemplaires sont vendus. Un soir de 1974, en sortant de son domicile, Meckert est victime d’une agression qui le laisse épileptique et amnésique, et le contraint, aidé par sa sœur, d’entreprendre un long combat pour retrouver une vie normale. L’identité des agresseurs demeure inconnue. Il s’agissait peut-être de « barbouzes », ces agents de service parallèle. La remontée a duré sept ans, même si Meckert a pu se remettre à écrire dès 1976-1977. En 1981 paraît Le pigeon du Faubourg, récit centré sur Marceau, un tapissier parisien, qui s’évade d’un décevant mariage en entretenant une jeune maîtresse. Son univers bascule le jour où il est victime d’une tentative d’empoisonnement et que sa maîtresse est sauvagement agressée dans la rue. Outre l’intrigue policière, l’intérêt réside dans la peinture du milieu social. Meckert poursuit son œuvre à la Série Noire, avec notamment Le boucher des Hurlus (1982, adapté pour la télévision par Jean Denis Robert sous le titre Sortez des rangs) et Au balcon d’Hiroshima (1985, prix Mystère de la critique). Quand Jean-Paul Gratias, journaliste de 813, le rencontre au Festival de Reims en 1985, il est frappé par son air résigné : « Jean Meckert ressemble à un personnage de Jean Meckert, un homme seul avec sa volonté et son courage, qui s’est fait broyer par le système6 ». Il meurt le 7 mars 1995, partiellement amnésique.
1. Jean Vautrin, « Un dernier des Mohicans », dans : 813, Les Amis de la littérature policière, no 93 (juin 2005), p. 16.
2. Roger Martin du Gard, cité dans Jean Meckert, L’homme au marteau, Joëlle Losfeld, 2006, p. 8.
3. Jean Meckert, cité par Nathanaël Tribondeau dans « La petite voix américaine de J. Amila », 813, no 93 (juin 2005), p. 13.
4. Patrick Pécherot, « Les fantômes de Courbevoie », 813, no 93 (juin 2005), p. 21.
5. Nathanaël Tribondeau, op. cit., p. 13.
6. Jean-Paul Gratias, « Deux rencontres avec Jean Meckert », 813, no 93 (juin 2005), p. 19.
Rééditions récentes des œuvres de Jean Meckert :
Nous avons les mains rouges, « Envers », Encrage, 1993 ; Les coups, Folio, 2002 ; La marche au canon, « Arcanes », Joëlle Losfeld, 2005; L’homme au marteau, « Arcanes », Joëlle Losfeld, 2006 ; Je suis un monstre, « Arcanes », Joëlle Losfeld, 2006.
Sous le nom de Jean Amila : Noces de soufre, Folio policier, 1999 ; Le boucher des Hurlus, Folio policier, 2004 ; La lune d’Omaha, Folio policier, 2004 ; Jusqu’à plus soif, Folio policier, 2005.
Études sur la vie et l’œuvre de Jean Meckert-Amila : Polar, Rivages, no 16 (1995) : dossier « Jean Amila » ; 813, les Amis de la littérature policière, no 93 (juin 2005) : dossier « Amila/Meckert. L’homme révolté ».
EXTRAITS
J’ai peur de la rendre bancale ma belle histoire dont je ne suis pas très fier. Les mots ont tellement besoin de logique que vingt fois déjà j’ai eu le dégoût de la continuer, mon histoire. Il faut tout tailler, tout rogner et monter à chaque instant sur la bascule pour voir le poids que ça fait. Est-ce qu’on y reconnaîtra quelque chose dans toute cette suite de mots que j’ai briqués à peu près proprement ? Est-ce qu’on saura que derrière toute la façade gentillette et plus ou moins équilibrée il y a le drame illogique de deux existences ? Est-ce que j’aurai fait sentir, à monter mon petit mur bizarre, toute l’énorme tragédie que j’ai sentie ?… Je suis découragé. C’est tellement dur de gonfler les mots de sang, quand on rentre à sept heures du soir.
Les coups, p. 198
Je me disais que j’étais dans la guerre, dans la pleine bagarre. Mais ça manquait de force ; je voulais voir quelque chose !
Rien de vivant. Rien ! C’était tout de même un bien grand village, Eguelzig, pour qu’on puisse se battre dedans sans que j’aperçoive un combattant !
Boum ! Une secousse d’air. Des tremblements de portes C’était le château d’eau qui sautait !
J’avais même raté ça ! C’était bien entendu que je n’allais rien voir dans cette guerre, alors ! Entendu qu’on allait me tirer dessus, me bombarder, me faire entasser des tonnes d’explosifs, et que je ne verrais rien ! Rien ! Pas la moindre petite histoire à faire pâlir les dames !
La marche au canon, p. 40-41.
C’est ce sang innocent répandu sur nos mains [ ] qui nous porte à présent à déceler l’odeur de pourriture. Nous avons espéré ; nous avons lutté, et puis nous avons tué pour un monde meilleur. Ceux qui sont morts chez nous, ceux qui sont morts en face dans la plénitude de leur conscience, ont droit que les tueurs survivants ne cèdent pas le flambeau aux habiles de carrière. Si nous avons lutté les armes à la main contre ce qui nous paraissait néfaste, pourquoi vouloir céder maintenant au dégoût de la paix confisquée ?
Nous avons les mains rouges, p. 53-54.
Augustin Marcadet faisait semblant. Semblant de vivre. Dans le tunnel il regardait aussi le rail luisant et l’ombre qui courait sur le mur. Il essayait aussi de courir après quelque chose, quelque chose d’incertain qui ressemblait à un fantôme d’idée. La vague impression lui venait qu’il fallait préciser une pensée, ou la refouler peut-être, la garder dans les limbes, c’était bien incertain.
L’homme au marteau, p. 13-14.
Fatigué, médiocre, quelconque, lui Augustin Marcadet.
Il lui venait un début d’idée profonde. Il se demandait si de prendre conscience de sa médiocrité, ce n’était pas précisément s’en sortir. Il se demandait aussi si chacun n’a pas ainsi ses moments de dépression, et s’il suffit d’être déprimé pour croire se hausser d’un ton. Il s’empatouillait dans sa pensée profonde. Il lui venait comme une larme, de sentir qu’il était aussi débile d’esprit que du muscle. Vaguement, il se sentait fichu, essoufflé, classé.
L’homme au marteau, p. 17.