« Enfant, j’étais fasciné d’entendre parler les gens, les propos rapides qui s’échangeaient, à peine devinés, les voix. » La fascination pour la parole, donnée première sans laquelle il ne peut y avoir de création littéraire, n’a cessé d’habiter André Ricard dès le moment où il s’est engagé dans cette voie.
D’abord les mots comme sons, dans leur agencement, leur rythme, leur timbre, leurs harmoniques, les registres auxquels ils appartiennent. Depuis la première pièce jouée, Alcide Ier, jusqu’aux récentes proses, Le livre des origines et Une paix d’usage, l’œuvre est aussi une célébration du langage. Et l’auteur est à la fois musicien et artisan. Il traite le langage avec le respect qu’on doit à un matériau précieux, un métal ductile et chatoyant aux ressources multiples qu’on apprend à inventorier dans une rencontre émouvante et qu’on emploie pour créer une beauté nouvelle. Il y faut un soin extrême, une attention sans faille, une rigueur sans compromis, une maîtrise patiemment acquise : l’art d’André Ricard est ainsi fait. Nous sommes loin d’une œuvre langagière qui se refermerait sur elle-même et se satisferait de son propre accomplissement. S’il y a en elle une marque mallarméenne, plus particulièrement dans les récits, elle demeure ouverte sur le monde, ses splendeurs et ses violences, la misère des êtres et leur passion pour donner un sens à leur condition, qui semble ne pas en avoir.
L’œuvre a commencé par la poésie, elle est, pourrait-on dire, née en elle. Après une suite intitulée La découverte de l’Amérique, où se conjuguent un parcours initiatique et l’éloge de la création littéraire, on peut s’étonner qu’André Ricard n’ait pas poursuivi dans cette voie : effet de son exigence, car à ses yeux la poésie est prééminente parmi les genres. Il a privilégié le théâtre et la prose narrative mais le mot de Jean Cocteau pourrait s’appliquer ici, qui parlait de ses pièces comme « poésie de théâtre » et de ses récits comme « poésie de roman ».
L’expérience du théâtre
Rien de ce qui touche la création théâtrale n’est demeuré étranger à André Ricard. Une formation de comédien au Conservatoire d’art dramatique de Québec lui permet d’en reconnaître les exigences. Il n’y persiste pas, plus attiré par la mise en scène qui lui donne « beaucoup de plaisir ». En 1962 il fonde avec Jean-Louis Tremblay et Paul Bussières le théâtre de l’Estoc dans une petite salle jouxtant le Château Frontenac, dont les spectateurs du temps se souviennent encore avec émotion et reconnaissance On y monte Ionesco, Beckett, Tardieu, une adaptation des Lettres portugaises. Le théâtre nouveau gagnait ainsi droit de cité à Québec. L’expérience se poursuit jusqu’en 1968.
En parallèle André Ricard enseigne au Conservatoire puis réalisera dans les années soixante-dix des scénarios pour Radio-Québec et Radio-Canada, des films documentaires, des séries dramatiques. Il traduit et adapte, toujours en se livrant au « plaisir de jouer avec les mots », notamment Les sorcières de Salem (nouvelle version après celle de Marcel Aymé), L’importance d’être fidèle (The Importance of being earnest) d’Oscar Wilde. Il a d’abord pu puiser dans la bibliothèque familiale, et il lit Shakespeare, plus spécialement les drames de la royauté, Brecht, Claudel, Beckett, Ionesco, Tchekhov pour lequel il nourrit « une admiration sans bornes ». Il est encouragé à écrire par Françoise Loranger – qui a favorisé maintes vocations.
Histoires de famille
En 1963, Le triangle et le hamac, première pièce représentée (d’abord à l’Estoc puis au Théâtre de la Place à Montréal), est une parodie en un acte du théâtre bourgeois. Puis Paul Hébert commande au dramaturge La vie exemplaire d’Alcide Ier le pharamineux et de sa proche descendance (qu’Albert Millaire met en scène au Trident en 1972). Cet Alcide est un chef de famille et un parrain de la mafia : dans les deux fonctions son autorité d’abord incontestée est mise à mal. Sombre intrigue qui combine inceste, rivalités fratricides, assassinats, dont celui du père par ses deux fils qui deviennent chefs de gouvernement en Amérique centrale. À quoi s’ajoutent un siège victorieux contre les forces policières, des luttes néocoloniales alimentées par des puissances étrangères et des compagnies privées, les compromissions du clergé, les trafics d’armes, la corruption en tout genre. L’auteur puise largement dans l’actualité mondiale où il n’a que l’embarras du choix. L’abondance de matière dramatique exige ici un traitement simplificateur, presque caricatural – la pièce, dit son auteur, est à monter dans le style des dessins animés. Ce qui n’exclut pas la virulence de la charge. Ce théâtre regarde du côté de Brecht et, au-delà, vers Shakespeare. Non seulement par les personnages « pharamineux », la brutalité des événements, l’intention critique, mais aussi par un mélange de tragédie et de bouffonnerie – Alcide est un père à la fois impitoyable et grotesque –, d’action, d’aventures spectaculaires et de romance.
Les pièces suivantes montrent un resserrement de l’action scénique, des lieux et de la visée critique. Ainsi dans La gloire des filles à Magloire (créée en 1975 au Trident dans une mise en scène d’André Brassard), tout se passe dans une maison perdue d’une campagne qui ne l’est pas moins entre trois sœurs qui font commerce de leurs charmes sous la houlette de Jos, mâle douteux, et les visites intéressées de Ti-Beu, jeune coq de village. Village qui évidemment cherche à éliminer ce lieu de perdition, tout en bénéficiant de ses ressources. À l’arrière-plan se devinent les manigances politico-cléricales, les inventions de l’hypocrisie et de la haine. Les filles tiennent tête au village ligué contre elles, comme à la morgue insultante de Jos le Canadien anglais. Document d’époque – nous sommes en 1948 –, et l’intrigue se souvient de la conscription, des réfractaires et des délateurs, où se dessine le passage d’une civilisation rurale à une autre dominée par le capital anglais. Mais, comme dans l’ensemble du théâtre d’André Ricard, un personnage introduit une dimension quasi fantastique : la petite Zarzaise, bâtarde un peu retardée qui paraît délirer, voit une réalité qui échappe aux autres, comprend la vie secrète des mouches et celle des humains, avant de devenir leur victime.
Par l’emploi d’un langage québécois populaire riche de verve et de verdeur, se révèle chez André Ricard une veine comique d’une extrême drôlerie. Mais alors que cette pièce évolue vers le drame, celle qui chronologiquement la suit, Le casino voleur (créée en 1978 au Trident dans une mise en scène de Michel Gariépy), se tient plus résolument dans la cocasserie. Ce « croquis de mœurs », comme la définit son auteur, s’ouvre dans un style beckettien sur le dialogue de Gaudiose et Fleurimont : ils n’attendent pas Godot mais regardent passer les « chars » dont ils identifient la marque. Ainsi se crée « le temps du vide ». Bientôt s’établit entre eux un « jeu de bascule » où chacun prend tour à tour l’avantage en exhumant chez l’autre des méfaits passés, magouilles, flagorneries auprès des notables, affaires véreuses sur fond de politicaillerie rouge et bleue. Survient une jeune femme témoin de Jéhovah dont les propos rompent les limites de ce petit monde. En vain pour les personnages mais le spectateur se délecte d’une fin brillamment enlevée !
Ombres sur le couple
Le tir à blanc (pièce créée en 1983 au Théâtre du Nouveau Monde dans une mise en scène de Luce Guilbeault), encore plus minimaliste – un homme et une femme –, aborde le rapport entre les sexes qui sera fréquemment traité dans les œuvres ultérieures. D’une part le machisme d’un pseudo-facteur qui déclare vite ses intentions avec toute la vulgarité de circonstance et passe à l’acte. De l’autre une bourgeoise peu sûre d’elle sous ses grands airs, qui répète pour se défendre (mal) un discours féministe tiré de la presse du cœur. Mais la relation et les personnages ne sont pas aussi simples ni primaires : le « facteur » a défendu des causes et il en est revenu. Ensuite, le rapport de domination s’inverse, les deux premières constituant en fait le manuscrit soumis au metteur en scène, texte dont la femme est l’auteure Retournement qui permet un regard critique sur le féminisme des années soixante-dix inséparable de la conscience de classe, générateur de modes et de stéréotypes à la vie dure. La fin est d’une ambiguïté sans doute délibérée mais l’occasion pour l’auteur de définir – comme il le fera dans le récent Une paix d’usage – une loyauté exigeante qui implique « d’endosser le partenaire au su et au vu de tous dans les risques qu’il prend. De lui accorder sans réserve ses chances, de ne pas secouer la corde raide au moment où il s’engage ».
Dans Le déversoir des larmes (créée en 1988, production de la Société de la Place des Arts de Montréal, sous la direction de Jean-Louis Roux), deux femmes, religieuses dans leur couvent, tourmentées moins par l’amour que par le sexe ; un homme, tour à tour le sportif, le médecin lubrique, le jésuite, le rustre provocant, le psychanalyste. Gabrielle est non seulement la tentatrice de Réjanne la cadette mais l’initiatrice : les débuts de la pièce offrent à peu près la trame des Liaisons dangereuses. André Ricard retrouve ici l’esprit et la forme d’un marivaudage cynique très XVIIIe siècle qui combine d’habiles et galantes périphrases pour suggérer « les choses » et une grossièreté qui ne s’embarrasse pas de rhétorique. En ce lieu le temps s’est immobilisé et cependant nous y apprenons que Gabrielle est la mère de Réjanne qui vingt ans plus tôt devint la maîtresse de l’amant de sa mère Rapports équivoques que pourrait débrouiller la psychanalyse : André Ricard rappelle que celle-ci est fascinée par le théâtre, et inversement. Il s’agit pourtant moins d’une étude clinique que, par un habile brassage d’époques, d’une réflexion plus large sur la confrontation de la mort qui accuse nos limites, rendant notre petitesse « éperdue », conscience qui, si nous leur donnons libre cours, fait verser des « océans de larmes ». Faut-il croire, à travers Gabrielle à qui est donné le dernier mot, sous une amertume à peine voilée, que les mêmes comportements se répètent inlassablement, que l’amour n’est qu’une « illusion constructive » ? Désenchantement, voire nihilisme ? La question pour l’auteur n’est pas close, et toute son œuvre qui révèle l’inquiétude et le doute, s’attache à définir une voie moralement acceptable et, dans le quotidien, praticable.
Les champs de glace (donnée en lecture publique à Sherbrooke, à Montréal et à Québec en 1997) appartient à la veine intimiste par le petit nombre de personnages, le resserrement de l’intrigue, du temps et du lieu. Les éléments et événements extérieurs y étant réduits, la pièce s’attache à développer une situation dans son intensité. Le couple a perdu son fils, noyé sous la glace et son corps n’a pas été retrouvé. C’est, inévitablement, le déclencheur d’un auto-examen et la mise au grand jour d’une mauvaise conscience jusque-là camouflée. Le couple va-t-il éclater sous le choc de ce deuil ? Tous deux se donnent des moyens, forcément inadéquats, de fuir la morsure de la douleur : le sommeil ou le mouvement, les accusations réciproques, la recherche d’un bouc émissaire, la contemplation hypnotique de la nature gelée qui les projette dans un monde purifié mais illusoire. Et, surtout, quelle relation établit-on avec ses enfants, que leur transmet-on, quelle « maison de miroirs » élève-t-on autour d’eux ? Le conflit entre le père et la mère se double de celui qui oppose parents et enfants et d’un troisième entre frère et sœur. La jeune Raphaëlle a eu un rapport houleux d’amour-haine avec François le disparu parti en claquant la porte. Elle dit maintenant sa souffrance, elle soliloque alors qu’à côté d’elle les parents se livrent à leur examen-procès. Solitude des jeunes, étouffés par l’ordre institué par les adultes, « son insoutenable illogisme, le train incolore des jours, les champs de glace. L’exil chez soi, c’est bien ce que signifie être tenu à l’écart, n’est-ce pas ? De l’autre côté, l’exil hors de soi pour ceux qui auront mis le doigt à l’engrenage. Des deux, lequel est le pire ? » À l’arrière-plan, en contrepoint, le bruit des glaces qui s’entrechoquent sur le fleuve.
Par l’entrelacement des niveaux de langage, du familier quotidien au lyrique, par l’inclusion du poème « Le roi des aulnes », des références aux mythes antiques et à la Bible, la pièce acquiert une portée qui dépasse infiniment l’anecdote (un fait divers l’a fournie) : elle devient proprement tragédie classique selon l’intention avouée de son auteur. Et comme telle, susceptible d’une lecture à plusieurs niveaux. Ce noyé dont on ne sait s’il va être retrouvé est le mort sans sépulture qui continue de hanter les vivants comme une ombre. Il est une réalité qui n’est pas dite, ou mal dite, entre les trois personnages et, pour chacun d’eux, ce qui est refoulé dans l’inconscient et y pourrit. Ces champs de glace, lieu et générateur du drame, symbolisent aussi la médiocrité synonyme de mort intérieure dans laquelle les adultes sont figés et dont les jeunes essayent de se déprendre. Au-delà de cet horizon concret et particulier, est mis en accusation « l’ordre » contemporain auquel, consciemment ou non, nous nous asservissons et qui nous condamne à cette médiocrité.
De la Nouvelle-France au Québec
En 1983 est créé (au Monument national, dans une mise en scène de Michelle Rossignol) La longue marche dans les Avents, premier volet d’une trilogie. Le deuxième, Le tréteau des apatrides (en lecture publique au Théâtre du Nouveau Monde sous la direction de Guy Beausoleil), suivra en 1995. Le troisième volet est en cours de rédaction. Projet ambitieux puisqu’il vise à représenter trois moments de l’histoire de la Nouvelle-France. Les approches du Noël de 1759 sont vécues par une vingtaine de personnages hauts en couleur de toute condition, descendants des premiers colons qui essayent de maintenir leur indépendance contre les Anglais : gagne-petit du peuple, serviteurs, trafiquants de fourrures enrichis souvent en un négoce douteux, religieuses sachant combiner la gestion de leurs affaires et l’illumination mystique, clergé pas toujours étranger aux bénéfices du commerce. L’Église est convoquée pour résister à l’Anglais hérétique et combattre la corruption, Satan étant vu partout, de préférence dans les plaisirs de la chair. La pièce reconstitue habilement non seulement la vie de l’époque dans ses diverses activités concrètes mais aussi une mentalité religieuse qui voit dans tous les événements les effets d’une intervention divine. Nous sommes dans l’Histoire – l’auteur s’est soigneusement documenté à partir des chroniques des couvents (annales des Ursulines, de l’Hôpital général) – mais les personnages ont le relief, la nature stylisée, la fonction symbolique des figures de légende.
Avec Le tréteau des apatrides, la perspective historique s’élargit encore puisqu’elle suit autour de 1830 sur deux générations les luttes pour le pouvoir au Bas-Canada. Le lien avec La longue marche dans les Avents se fait par des retours en arrière introduits par des effets d’éclairage. La quarantaine de personnages qui occupent la scène, pris dans les différentes classes sociales, sont répartis cette fois-ci directement entre Anglais qui détiennent le pouvoir et Canadiens français qui refusent leur suprématie. Les oppositions respectives sont nettement définies mais sans manichéisme : ainsi les Anglais ont apporté un luxe inconnu au Bas-Canada, ce qui séduit la population, et crée des intérêts culturels. Cependant la domination ne se laisse pas oublier et, avec les années, s’appesantit. Comment pour les Canadiens français répondre et faire valoir leurs droits ? L’enjeu est clair : la liberté, mais par quels moyens l’obtenir ?
Le spectateur découvre d’abord des officiers anglais qui exposent leurs ambitions personnelles et celles de Sa Majesté, et un peu plus tard une prison où est enfermé le député Pierre Bédard, « don Quichotte national », qui préconise la lutte par la voie parlementaire, dans la ligne de Papineau au prestige grandissant. Il croit que les changements d’un peuple, d’une nation, se font « à travers les avancées et les chancellements de chacun ». Consolation, voire illusion de « parlementeux » idéalistes et discoureurs, aux yeux des patriotes prêts à conquérir leur liberté les armes à la main, avec l’appui des Américains qui se sont libérés du joug anglais. Telle est la position d’Elzéar Bédard qui, devenu adulte, accusera violemment son père d’avoir trahi la cause et accepté la soumission. Les Anglais portés d’abord à une certaine tolérance conciliatrice radicalisent leur politique : ils sont décidés à décapiter le mouvement insurrectionnel en inaugurant un régime militaire, pour dans le même souffle favoriser l’action du capital anglais. Lord Lambeth annoncera sans équivoque : « Il est clair que l’avenir sur ce continent exclut tout ce qui n’est pas anglo-saxon ».
Pièce à facettes multiples, foisonnante au point d’être menacée d’éclatement, mais animée par un dynamisme qui ne se relâche guère. Le projet se heurtait à des difficultés évidentes : comment porter à la scène des débats d’idées ? Comment transformer en théâtre l’histoire d’un peuple ? André Ricard relève avec maîtrise le défi. Il centre l’action sur un personnage qui réapparaît à diverses époques, Jean Eudore, jeune, est accusé du meurtre (accidentel) d’une prostituée, emprisonné (avec Pierre Bédard), condamné à mort. La sentence est suspendue parce qu’il accepte de collaborer à la lutte contre une épidémie de peste, mais la justice ne l’oublie pas. Engagé dans le combat des patriotes, il est obligé de fuir et la fin entretient le doute sur son sort. Autour de lui, une profusion de figures caractérisées d’un trait souple et sûr, pittoresques, drôles ou graves, animées par des soucis immédiats ou par des préoccupations qui voient plus loin – nous dirions aujourd’hui par une idéologie. La pièce, mis à part quelques passages risquant de s’ensabler dans le débat d’idées, est avant tout couleur, mouvement, action, vie intense. Elle est traversée et portée par un élément fort, sans lequel il n’est pas de pièce historique, à savoir, comme le signale Lucile Martineau, « la proximité du sentiment national ».
Tableau d’un moment clé de l’histoire du Canada français, où se dessine en filigrane un credo personnel, mais aussi une réflexion jamais absente de l’œuvre d’André Ricard : Jean Eudore, au moment du crime puis lors de l’épidémie, et avec les patriotes, est confronté à la mort et, bien sûr, par ricochet, au sens qu’il trouve ou qu’il donne à la vie. « La vie, dit-il, est un carnaval où se bousculent des figures grotesques. »
D’Alcide Ier au Tréteau des apatrides et aux Champs de glace, l’action est souvent grosse d’une violence diffuse, travaillant en sous-main et éclatant en manifestations physiques ou psychologiques. Elle ressortit, au dire d’André Ricard, à un « discours sur le pouvoir » qui se prolongera dans le troisième volet de la trilogie couvrant l’intervalle entre l’établissement de la Confédération et les guerres du XXe siècle. L’auteur en suit les avatars dans la société patriarcale de la Nouvelle-France jusqu’au Québec d’aujourd’hui, mais il n’entend pas seulement faire un tableau réaliste, voire naturaliste, qui s’attacherait à des apparences. En ceci il prend ses distances par rapport à un courant actuel du théâtre, en particulier de source américaine. Dans les pièces historiques en particulier, « le personnage, dit-il, tire vers sa réalité mais le dramaturge doit lui résister ». Ni reconstitution historique ayant en soi sa finalité ni, dans les pièces à contexte moderne, psychologisme. L’auteur cherche à faire surgir « une vérité d’archétype », issue de l’inconscient en ce qu’il commande l’écriture et d’un travail délibéré de mise en forme de la matière dramatique (ou narrative). C’est pourquoi il lui faut trouver « une symbolisation puissante » capable d’orienter et d’organiser l’œuvre. Par exemple l’espoir de voir se construire une route dans Le casino voleur, le trafic de la viande dans La gloire des filles à Magloire, la découverte toujours trompée du noyé dans Les champs de glace, la prison dans Le tréteau des apatrides. Et à notre époque où le théâtre souvent tend à devenir prioritairement un spectacle visuel, André Ricard, créateur accompli, fidèle aux expériences premières qui ont marqué son enfance, défend un théâtre de la parole.
De la scène à la confidence
Le mot, travaillé avec respect, intelligence, sensibilité, générateur de l’image, porteur de l’idée : la démarche du prosateur est-elle fondamentalement différente de celle du dramaturge ? Alors que le théâtre, art social, joue chez André Ricard des contraires, met en lumière des paradoxes – que symbolise pour lui le dieu mexicain Quetzalcóatl, propice et redoutable – le récit, proche de l’autobiographie, explore l’individuel et l’intime. Ainsi Les baigneurs de Tadoussac(1993), d’une extrême densité, d’un rayonnement intense, suit la courbe d’une journée au bord de l’eau. Le monde est vu comme une perpétuelle métamorphose de lumière, de couleurs, de formes, et une anamorphose. Dans la nature, qui est un théâtre, paraissent des figures dont la présence même est étrange, accessoire peut-être. Des correspondances infinies s’y révèlent, des analogies, de simples suggestions, des surimpressions d’événements et d’époques. Images du désert qui s’immiscent en ce paysage aquatique, de guerre au milieu de l’idylle, mythes anciens surgissant au cœur du présent, figures des découvreurs, Cartier ou Champlain, sur ces rives du Saguenay Derrière l’apparence de l’heure, une réalité englobe pour qui sait voir les époques et l’espace du monde.
Cette prose somptueuse, parfois incandescente, trouve son accomplissement le plus ample dans Une paix d’usage (2006). Un séjour du narrateur au Mexique pour un travail d’adaptation théâtrale, l’onde de choc de l’attentat new-yorkais du 11 septembre, les rencontres et échanges quotidiens, le souvenir d’une relation amoureuse devenue douloureuse, les mythes d’un pays qui en est chargé, l’angoisse intime, les questions sans réponse – ou des réponse provisoires : la matière est complexe et diverse. L’argument narratif s’accroît et s’enrichit au fil des pages en une trame tissée serrée. Le récit est évocation, chronique, méditation, réflexion existentielle, poème en prose, dans une langue d’une grande beauté et d’une remarquable plénitude. Les deux textes, loin de s’accommoder d’une lecture distraite, demandent à être repris, lentement interrogés, en chaque mot. Ils ont été écrits ainsi, rejetant, par la syntaxe, le rythme de la phrase, l’étendue du lexique, toute facilité de forme comme de pensée.
Écrire, vivre
Une courte pièce de 1985 curieusement intitulée L’immortelle entrecôte s’interrogeait, mi-figue, mi-raisin, sur la fonction et le but du théâtre : en quoi réside sa puissance, ou son impuissance ? Peut-il influencer le spectateur – les Anciens disaient opérer une catharsis – et contribuer de la sorte à changer imperceptiblement le cours de la réalité ? Par exemple nous rendre sensibles aux faits dont nous nous détournons, la faim dans le monde, la misère, la haine ? Ou bien le théâtre ne fait-il que créer une illusion de plus, les humains étant, comme le rappelle Les champs de glace, experts en cet art ? Question reprise dans les récits à propos du conte. Le conteur – l’écrivain – ignore-t-il totalement à quelles fins il écrit, et d’où lui vient le goût de mettre en mots ? Simplement peut-être parce qu’il a plaisir à le faire. Mais encore ? Le conte livre « la stupéfaction devant les abysses », et se constitue à côté de ce qui existe, « comme si dire ajoutait un surcroît à ce qui est, et pendant que tu dis, passe ce qui est ». La phrase liminaire d’Une paix d’usage renforce le constat : « Tout se passe et tout passe ».
André Ricard manifeste la conscience aiguë du mouvant, de l’éphémère, des fragilités. Que fairedans cette condition, de notre condition ? Quelle ligne de conduite suivre, quelle morale ? Elle ne peut être que d’humilité et de lucidité exigeante. Le langage permet de créer une illusion pour survivre : le créateur en fait dans son théâtre et dans sa prose une hypothèse et, semble-t-il, plus, une affirmation. Car de toutes parts il se voit environné de forces de destruction, traversé par elles, violence multiforme, souffrance chez ceux qui l’imposent ou qui la subissent, maladie annonciatrice de la mort, dureté de cœur et simplement, intimement, notre capacité d’oubli et d’indifférence. L’œuvre contribue à nous ouvrir les yeux, et alors le découragement risque de gagner la partie, mais l’auteur ne peut l’ignorer, qui le démontre de si belle façon : la conscience même du transitoire qui est au cœur de son œuvre rend perceptible le jeu sans fin des forces opposées dont est constituée la réalité. Le monde se fait et se défait, comme le paysage somptueux autour des baigneurs, comme eux-mêmes avec toute la communauté des hommes. Et il se refait. N’est-ce pas l’enseignement que nous livrent les grandes traditions et les mythologies qui passionnent André Ricard ? Dans Le livre desorigines, il a réécrit un mythe amérindien de l’initiation : un jeune Huron accomplit une retraite jusqu’à ce que lui apparaissent des figures d’ancêtres. Apporteront-ils la réponse à l’éternelle question ? Dans le doute omniprésent, un espoir porté comme un flambeau au sein des ténèbres : la foi en la beauté, la possibilité de rassembler en nous « amour passion, amour filial, amour tendre et amitié… » Moments de grâce qu’apporte l’intuition de ce point idéal célébré par les anciens Mexicains qui ont construit la pyramide du Soleil, et qui fait entrevoir « l’union des éléments où l’homme chemine vers les dieux ».
André Ricard a publié :
La vie exemplaire d’Alcide Ier le pharamineux et de sa proche descendance, Leméac, 1973 ; La gloire des filles à Magloire, Leméac, 1975 ; Le casino voleur, Leméac, 1978 ; Le tir à blanc, Leméac, 1983 ; La longue marche dans les Avents, Leméac, 1984 ; L’immortelle entrecôte, dans 20 ans du Centre d’essai des auteurs dramatiques, VLB, 1985 ; Le déversoir des larmes, Guérin, 1988 ; Les baigneurs de Tadoussac, Triptyque, 1993 ; Les champs de glace, VLB, 1998 ; Le tréteau des apatrides, Septentrion, 1995 ; Le livre des origines, 2005 (non disponible dans le commerce) ; Une paix d’usage, Chronique du temps immobile, Triptyque, 2006.
EXTRAITS
La vie s’achève et vous laisse derrière, inachevé. Vos accompagnateurs pressent au point nodal des nostalgies, la secousse, ténue, rappel lointain de l’intention éruptive, trépide jusqu’à la pliure des membres. Inguérissable, la pulsation du sang, l’espérance ; intime, fallacieuse sûreté d’être dans la cohérence, elle se conjugue au bonheur de croire à l’indéfini. De la chimère comme condition d’existence.
Une paix d’usage, p. 7.
Le malaise n’acceptait plus de garder ses distances, de se perdre dans la densité de peuplement. […] Il vous marchait sur les talons, et c’était pour démentir la solidarité illusoire du drame innombrable où vous estimiez que votre ennui dût pâlir. La lumière brutale de ces climats vous tirait des larmes, le fardeau de vivre cherchait l’ombre au long des alignements gauchis des palais, sous le porche des temples dédiés au « prince des corps souffrants ».
Une paix d’usage, p. 13.
Disparaître ! Combien de langues, chaque année, à mettre au décompte des modes humains de saisir le peu qu’il y a à comprendre de l’énigme de vivre ? Et comme les langues, devenues caduques, passées au rang de dialectes, s’effacent les peuples qu’on achète au dernier degré d’acculturation. Pour qu’il survive un écho des chants, un souvenir des groupes dans la transformation qui est la constante de la vie, le nombre même ne suffit pas, ni la centralité, ni la pugnacité. Est-ce la supériorité technique, est-ce la transmission virale qui a permis aux vautours débarqués des galions d’éradiquer une civilisation ?
Une paix d’usage, p. 68.
FLEURIMOND – Non mais plus que ça ! Les ingénieurs des Travaux publics me l’ont dit pis répété autant comme autant : « L’autoroute, a passe en plein su’ vot’ garage, Bluteau. »
GAUDIOSE – Insignifiant ! Fallait les laisser dire ! Quand vous avez été acculé à la banqueroute après vous être mis de société avec les rouges d’Ottawa, vous auriez dû vous apercevoir que vous étiez brûlé dans le parti. Et pis le jour que vous êtes rentré saoul dans un poteau de téléphone, en plein village, avec votre Cadillac, fallait pas être ben fin pour comprendre que le monde influent de la place allait se revirer contre vous… Mais non. Loin de vous rendre compte qu’y fallait vous en aller sans faire de bruit, vous avez pensé le moment choisi de réaliser le : « coup de filet du siècle », comme vous dites. Faut pas être niochon en monde !
Le casino voleur, p. 60-61.
GABRIELLE. – Les plis dans la jupe, sur la poitrine, tout le polyester de notre « sobriété », lorsqu’enfin l’une des misérables que nous sommes parvient à s’en échapper, vous n’imaginez pas que ça lui prenne deux ans avant d’en revenir ? Ridicule si vous voulez, je vous assure que je le serais moi aussi, « sœur » Réjane. II n’y aurait pas de talons assez hauts pour moi, il n’y aurait pas de dessous osés que je me refuserais. À moi, allez savoir si c’est pas trois ans au lieu de deux que ça prendrait avant de retrouver la juste mesure. Ah ! les talons, pour galber la jambe, pour faire saillir les reins ; les décolletés pour savoir qu’il vous reste encore des seins !
RÉJANE. – (Geignant.) Je vous en prie, Gabrielle.
GABRIELLE. – Ça vous choque, ce que je dis ?
REJANE. – C’est d’un goût !…
GABRIELLE. – Cela visait votre charité. Qu’elle s’exerce envers vos compagnes qui font la classe en talons hauts.
Le déversoir des larmes, p. 21.
Thomas – Les berges aussi. Hérissées de banquises, de récifs… Dans le reflux, les glaces se chevauchent, s’empilent, elles basculent… Tu t’en souviens ? Le bruit quand ça s’écroule… Un claquement, sec comme une détonation, parfois. (Temps.) Vers la mi-février, il y a eu de la pluie, une ou deux journées chaudes et brumeuses. J’étais au bord, parmi les plaques translucides posées en déséquilibre sur le sable. À regarder la bousculade, au loin, des banquises, la nature minéralisée, l’eau affectant les formes coupantes de la vitre, tout près…
Raphaëlle – (Fort.) Vous vous remettrez ben jamais à l’heure de tout le monde !
Les champs de glace, p. 22.
Sorti du silence, de nulle part, incolore dans la blancheur d’avant le jour, il est là, le premier baigneur. Comme le baptiste des gravures sur bois. Il avance de deux pas, le bruit liquide le fait apparaître. C’est le matin, et peut-être pas encore, c’est l’heure imprécise où le brouillard encercle le tronc des peupliers. L’eau, sous le même duvet que la terre, s’étale sans commencement au-devant de l’homme. Des huards sourdent d’une longue plongée, tracent soudain, alignés à cinq, puis à sept, quelque chose comme un horizon très prochain. Au-delà, on ne peut plus rien imaginer, la gravure date d’avant la perspective.
Les baigneurs de Tadoussac, p. 11.