Récit ample à souhait et d’une justesse parfaite, alternant humour et nostalgie, fougue et désarroi. La dimension d’une saga, mais condensée dans les trois premières décennies d’une vie humaine, préoccupée du pays à construire en même temps que vouée à l’établissement d’un fragile pacte de coexistence entre le rêve juvénile et un incertain pragmatisme. Certaines des péripéties de Charles le téméraire1 se retrouvent dans la plupart des existences, d’autres doivent tout au sympathique délire du personnage, d’autres encore tombent d’un ciel imprévisible aussi souvent moqueur que cruel. Pour lier le tout, l’écriture d’Yves Beauchemin.
Honte à l’effort visible
Des plumes élégantes, on dit parfois que leurs manieurs aiment à s’écouter écrire. On devrait, du moins est-ce leur avis, leur payer tribut et porter aux nues leurs élégances et leurs ostentatoires subtilités. L’heure sonne bientôt, toutefois, où la préciosité en mal d’admiration édulcore le plaisir. Le maniérisme et l’effort étalé valent peut-être, à ceux qui rédigent d’abord leurs morceaux choisis, un accueil tonitruant dans la république des lettres artificielles, mais ils laissent le lecteur loin de la simplicité et de l’abandon qu’il recherchait. Trop, selon la sagesse populaire, ne vaut pas mieux que pas assez. Ce n’est pas surtout avec des morceaux de bravoure ou des pièces d’anthologie que s’enrichit une littérature. Rien de ce nombrilisme chez Yves Beauchemin qui écrit avec naturel, finesse et vivacité sans jamais se gaspiller en effets de manches.
Charles le téméraire évite le double écueil du relâchement esthétique et de la tyrannie du bibelot recherché pour lui-même. Quelques pages suffisent à identifier l’enseigne où loge l’auteur : jamais la fluidité n’est sacrifiée à l’élégance de l’écriture, jamais l’emportement torrentiel du récit ne cherche à oser, puis à bénir les dérives démagogiques. Il y a quand même, dira-t-on, un certain nombre d’emprunts au « vocabulaire de la sacristie ». Certes, mais l’auteur trace et respecte une ligne de démarcation étanche entre la constante fidélité du romancier à un français universel et la parlure de ses personnages. Autrement dit, le joual fait partie d’une réalité avec laquelle Yves Beauchemin demeure en prise directe et qui assure la justesse du roman, mais il ne contamine pas les assises littéraires de l’œuvre. Distinction défendable. Écouter sans mépris une langue maladroite ne justifie pas qu’on imite ceux qui ne connaissent qu’elle.
L’auteur s’élève-t-il du premier coup d’aile à ce séduisant équilibre ? Le texte publié ne fait pas assez de confidences pour qu’on puisse trancher. Si, en effet, maints brouillons ont été consentis, on ne le saura qu’en confessant Yves Beauchemin ou en exhumant la preuve écrite des hésitations et des reprises. Savoir à quoi s’en tenir ne changera rien au produit fini et c’est lui qui importe. Si ratures il y eut, elles ont été balayées si loin qu’elles en paraissent invraisemblables. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas existé, mais que le romancier met sa copie au propre avant de la publier.
Présumons quand même un instant que l’approximation a parfois précédé et préparé la réussite. Ce serait, en tout cas, de la concurrence déloyale si Yves Beauchemin trouvait toujours, dès le premier jet, ses superbes syncopes entre une épithète inattendue et le substantif prévisible. Ces accouplements presque contre nature deviennent une marque de commerce qui doit parfois passer par les tâtonnements et exiger le peaufinage. Ce serait également une partiale générosité de la nature si Beauchemin parvenait d’instinct à son efficace raréfaction des adverbes. Il s’en sert, mais avec mesure et même parcimonie, comme s’il portait sur l’adverbe le même jugement meurtrier que Graham Greene. L’écriture en devient plus précise, moins paresseuse.
Cette écriture, Yves Beauchemin la met au service de l’art trop négligé de la description. On sait ce que mange monsieur Morin au restaurant Chez Robert. On apprend, à condition de ne pas le répéter, que les cuisses de l’institutrice commencent à ses mollets. Même s’il n’apparaît que durant une nanoseconde, le curé qui prononce l’oraison funèbre de la mère de Charles a droit à son relief : « C’était un homme trapu, à la figure grave et au geste lent ; un sang riche nourrissait son ventre arrondi et quelque chose de ce ventre se retrouvait dans sa voix onctueuse et sonore ». Écriture incarnée qui, en allumant l’œil, fournit une prise à l’imaginaire et confère aux gens et aux choses un côté familier. Beauchemin veillera à ce que Charles, pendant son noviciat d’écrivain, réhabilite l’exigeante pratique de la description : « Son roman avançait lentement – les descriptions lui causant des crampes de cerveau – et il devait s’interrompre à tout moment pour vérifier des points techniques ». Ces douleurs auxquelles Charles consent, Beauchemin a pu les éprouver ; il ne nous les fait pas subir.
Ébranlements et secousses
Du berceau jusqu’à sa trentaine encore sautillante, le Charles d’Yves Beauchemin subit, provoque, encaisse ou savoure chacun des ébranlements qui ponctuent la transition entre l’innocence charmante et stupide et la maturité censée couronner le cheminement humain. La famille, les amis, les adultes et les bêtes pèsent lourd dans les engouements, les déceptions et les découvertes de Charles. Les chiens, par exemple, sont si présents et d’une écoute si attentive que le premier tome ne leur rendra justice qu’en s’intitulant Vie de chien. Ces bêtes le suivent comme leur messie et occupent au besoin l’espace normalement dévolu à l’amitié. « Le jour des funérailles [de sa petite sœur], Charles resta à la garderie et ne se sentit pas particulièrement triste. Après tout, se disait-il, tant qu’à hurler comme ça jour et nuit, mieux valait mourir. C’est ainsi qu’il expliqua la chose aux chiens en se rendant le matin à la garderie. » Quant au chien qui lui appartient en propre et qui fut injustement baptisé Bof alors qu’il mérite tout autre chose que ce nom dédaigneux, il reçoit les confidences de Charles en lieu et place de la mère tôt disparue. Et ce sera une scène émouvante et riche de culture que celle où Charles écoutera, pour faire son deuil de Bof, la lecture d’une page d’Homère : le chien Argos y reconnaît son maître Ulysse qui rentre de ses vagabondages. « Mais la noire mort avait obscurci les yeux d’Argos qui venait de revoir son maître adoré après vingt ans. »
La galerie des adultes regorge de contrastes. Le père, ignoble magma de sadisme et d’ignorance, s’emploiera avec une constance morbide à saccager les jardins secrets de l’enfant. Sans limite, il le poursuivra de ses menaces et de ses réclamations. Il ira si loin dans l’extorsion que Charles devra, pour lui payer rançon, s’aventurer fort loin dans la dissimulation et les combines. Téméraire par tempérament, Charles le sera aussi pour survivre. Heureusement, aucun des personnages qui succéderont au père ne possédera le quart de sa malignité.
À l’école non plus, les adultes ne sortiront pas tous du même moule. L’institution sera pour Charles ce qu’elle est pour beaucoup d’enfants, d’abord le lieu où on reçoit le merveilleux cadeau de la lecture. « La graine qu’avait plantée un peu au hasard mademoiselle Laramée venait de se déployer, après une longue germination. Charles, comme il l’expliqua un jour à Blonblon, ‘s’amusait dans sa tête’. […] En fait, il pouvait être n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. C’était la liberté. » L’école est aussi le creuset où les adultes éteignent ou encouragent le talent et la curiosité. C’est parfois l’oasis, parfois la zone de récupération où l’attention s’autorise une convalescence. Comment l’enfant pourrait-il se concentrer s’il traîne jusqu’à son pupitre les terreurs nées du climat familial ? Comment résisterait-il à la tentation de l’agitation et des bouffonneries ? Aux périodes de découvertes stimulantes succèdent les jours légumineux où seul le corps est en classe. L’enfant doué, le bolé jalousé par les rivaux sera tout à l’heure dépassé par des copains moins prometteurs, mais libres de blocages.
En racontant les ébranlements qui fragilisent ou tonifient Charles, Yves Beauchemin allait amplifier celui que cause, encore plus fréquemment qu’on ne le pense, la pratique de la lecture. Ce qu’une institutrice intelligente avait éveillé en Charles en lui faisant lire Alice au pays des merveilles, un sympathique notaire, Parfait de son prénom, l’épanouira. Ce sera le prolongement de l’école, peut-être même son véritable substitut. Dans un geste émouvant de délicatesse et de culture, le notaire Parfait Michaud avait d’abord reçu sans se moquer la demande de Charles : l’enfant voulait « divorcer de son père ». Une petite enquête menée avec doigté lui avait ensuite permis de mesurer l’ampleur du drame et d’éliminer les solutions aux allures d’inopérants cataplasmes. Bonté saine, fiable et gratuite. Associée à celle des parents d’un copain de Charles, elle vaudra à l’enfant la sécurité et l’immense affection d’un foyer plus « foyer » que le premier. Restait pourtant à venir l’important cadeau d’une bibliothèque aussi plantureuse que raffinée. Lettré, mélomane, sensible à la beauté féminine, dégustateur de porto et de cognac, le notaire guidera Charles de découverte en découverte, de Stevenson à Homère, de Maurice Leblanc à La guerre des salamandres. Devançant toujours quelque peu l’heure à laquelle un livre devient abordable pour un enfant, Parfait Michaud n’hésitera même pas à engager Charles dans la conquête du monde foisonnant de Balzac. Expérience dont nul ne sort indemne, pas plus le petit téméraire que les autres. « Le cinéma et la télé agissaient sur lui d’une semblable façon, mais n’arrivaient pas à lui apporter le même envoûtement. Leur magie était plus fragile, ils ne faisaient pas travailler son imagination. »
À ce notaire à nul autre pareil, le romancier fait vivre une mésaventure dont on ne sait s’il faut en pleurer ou en rire. Parfait Michaud roule en voiture tout en savourant une musique qu’il juge divine, mais dont il ne devine pas l’auteur. Il se rassure, sachant que Radio-Canada fournira l’information sitôt terminée la présentation. Mais la pièce se prolonge et la voiture s’approche du pont-tunnel qui fait taire la radio. Le notaire ralentit, ralentit, ralentit pour se soustraire à la censure du béton. Mal lui en prend, car le conducteur qui le talonne succombe à une crise de « rage au volant » et expédie le notaire à l’hôpital ! Du grand art, car la péripétie précise le portrait du notaire mieux que mille abstractions.
Menteurs et prédateurs
En faisant naître son héros en octobre 1966, Yves Beauchemin inscrivait ses premiers pas dans un Québec secoué par la Révolution tranquille et partagé entre les anciennes allégeances et de balbutiantes audaces. Rien ne sera épargné à Charles en fait de contacts et de heurts entre les deux mondes. Ce n’est pas une famille pudique et rafistolée comme la sienne qui aurait pu le mettre en garde contre la pédophilie ou l’embrigadement des naïvetés. La société n’avait pas non plus accédé à la franchise minimale en ces matières. Seules les conversations entre pairs comblaient à leur manière les besoins d’information sexuelle ; les plus dégourdis dispensaient leur savoir, mais ils le dosaient mal en plus d’arriver parfois trop tard. Charles fut de ceux, nombreux et discrets, qui se jugèrent à jamais souillés par le geste d’un prédateur.
Il lui restait à affronter les pires formes du prosélytisme. Lors d’un camp d’été qui aurait pu et dû lui être une convalescence, Charles profite d’un concours théâtral pour pondre un sketch à l’humour plutôt lourdaud. L’accueil de l’auditoire à son œuvre et à son équipe lui fait espérer la première place. Vain espoir, car l’aumônier infléchit le verdict du jury et prive le jeune auteur d’un prix mérité. Colère futile et rage rentrée de Charles qui doit battre sa coulpe pour les péchés des autres. « L’instant d’après, Charles se trouvait à genoux devant l’aumônier en train de réciter d’une voix hésitante la formule rituelle de la confession. Mais quand vint le moment de s’accuser, il s’arrêta, ne sachant que dire. Quelque chose l’étouffait. S’il avait pu, il se serait enfui. – Répète après moi, ordonna le prêtre à voix basse. » Le jeune téméraire refoule sa frustration, mais elle l’empoisonne.
Si la Révolution tranquille détourne nombre de Québécois de l’orthodoxie catholique, elle ouvre la porte à une multitude de credos éclectiques et d’évangélistes flamboyants. Charles, qui a (un peu) mûri, se croit de taille à concilier un emploi d’organisateur auprès d’un gourou et sa liberté de pensée. Raisonnement tortueux et pari téméraire qui mettront sa vie en danger sans pourtant le convaincre des mérites de la prudence. L’évangéliste qu’il soutient en échange d’un salaire inespéré révélera ses vraies couleurs un jour ou plutôt une nuit, mais Charles, satisfait de s’être extrait du piège, passera l’éponge sur sa contribution au lavage des cerveaux. D’une tendance qui le porte à s’absoudre d’à peu près tout, Charles, téméraire impénitent et guère acquis au sens des responsabilités, tarde à prendre conscience.
La liberté du macho
Fils conformiste de son époque, Charles se conduira plus vite en vilain macho qu’en humain égalitaire et civilisé. La liberté sexuelle, il en profite tôt et gaiement, mais sans accorder à ses compagnes le droit aux mêmes gambades. Pendant que lui s’épivarde comme le bénéficiaire d’un universel droit de cuissage, elle devrait l’attendre en se morfondant comme une vestale ou l’antique femme de marin. L’attitude est même si instinctive et de racines si têtues qu’on désespère de le voir accorder un jour à la femme la liberté qu’il revendique et dont il se repaît. Sa prétention de propriétaire s’accommode de ses écarts masculins, jamais de la réciproque. Même la pénétrante lettre où Céline lui enfonce le nez dans son illogisme et sa partialité ne perce pas sa cuirasse. Sur ce terrain, même le Charles qui se précise à la fin du troisième tome et que l’amour contraint à des concessions, n’est pas tout à fait rassurant. Comme quoi un téméraire peut s’adonner au préjugé et à l’injustice aussi aisément qu’à la présomption.
Moderne et urbain
On aura compris que Charles le témérairecolle à son temps et au macadam. C’est d’ailleurs un bénéfice supplémentaire que de survoler quarante ans d’évolution sociale et politique en même temps qu’on savoure la fiction à l’état presque pur et la bouffonnerie la plus débridée.
La ville impose ses mSurs dans toutes les occasions. Très rares, en tout cas, sont les pages qui rappelleraient « les grands érables morts » ou la drave meurtrière. Si, d’aventure, survient un détour par la ruralité, ce sera pour y cicatriser une affliction, se ménager un dépaysement au sens fort du terme ou refaire le blindage mis à mal par la promiscuité urbaine. Simple pause en monde archaïque qui suspend le temps avant de le soumettre à nouveau aux exigences et aux facéties urbaines. Un de ces épisodes en forme de pèlerinage en siècle lointain nous révèle d’ailleurs un Charles capable de s’égarer en faisant le tour d’un camp de bois rond et aussi inapte à la survie en forêt qu’un chaton dégriffé. Le pauvre Bof, agonisant, se débrouille mal face à la forêt hivernale, mais quand même mieux que Charles. On est plus près de Bonheur d’occasion que du Survenant.
La ville dans laquelle Beauchemin insère Charles est frugale, dure, sans raffinement. Les coteries s’y développent sans que la masse respire un air plus salubre. Un Parfait Michaud y détonne, alors que peuvent s’y multiplier les ateliers de bricolage et de réparation et les interchangeables dépanneurs. Les emplois que peut solliciter Charles promettent tout au plus la survie. C’est pourtant un milieu où se manifestent et même se créent des réseaux d’intense chaleur humaine. Nul ne déménage sans que la parenté et les amis participent à ce sport national. L’entraide y précède les services publics et tolère les différences mieux que ne le feront l’État providence, puis le désengagement. Comme il faut d’abord vivre et que la pauvreté et l’inculture font souvent partie des « maladies familialement transmissibles », c’est par le succès financier de Simenon, de Michener ou de King que les foyers sans livres ni même alphabétisation apprendront à imaginer sans chagrin une carrière d’écrivain. Le père adoptif de Charles cessera de considérer l’écriture comme un virus malfaisant quand Parfait Michaud la lui décrira comme une des voies pouvant déboucher sur la richesse. Qui prétendra que ces époques n’ont jamais existé ? Et qui les prétendra toutes révolues ?
« Fleur de macadam », Charles est aussi fils de la Révolution tranquille, de la laïcisation, de l’expansion des normes et des bureaucraties. En termes simples, mais bien sentis, son entourage l’initie au débat politique et lui apprend la différence entre la passivité et la revendication, entre le ronronnement de la possession égoïste et les exigences du partage, entre la résignation et une débrouillardise à morale variable. Charles tâtera de tous les métiers, s’y adonnant ou les délaissant selon le critère des espèces trébuchantes et sonnantes. Aide-toi et nous t’aiderons.
L’époque modifie en profondeur les attentes envers l’État. On commence par en vouloir un, puis on souhaite en prendre le contrôle. Autour de Charles, il est devenu naturel d’idolâtrer René Lévesque et de s’investir dans la revendication souverainiste. Le jeune téméraire, qui n’a qu’une dizaine d’années au moment de la première conquête du pouvoir par le Parti québécois, grandit dans la détestation du régime de Robert Bourassa, dans la ferveur des préparatifs référendaires. Quand viendra le moment, on le retrouvera sans surprise en train de pratiquer le rituel porte-à-porte électoral et même, en fin de piste, dans le rôle exigeant de secrétaire de comté. Comme tant d’autres, l’attiédissement des convictions le rejoindra. Par personne interposée, Charles fera comprendre qu’une différence notable et même cruelle sépare Jacques Parizeau de Lucien Bouchard. Le jour viendra où Jean Charest lui paraîtra un croisement entre Jean-Baptiste et Judas. Le jeune téméraire vit et assimile ainsi l’histoire de son peuple, y compris ses phases les plus blessantes. Une longue citation en témoignera : « René Lévesque, usé et aigri, avait quitté la politique en juin 1985, avec l’aimable assistance de son ministre de la Justice, Pierre-Marc Johnson ; celui-ci l’avait remplacé pendant deux mois, puis s’était fait vider à son tour, lors des élections de décembre 1985, par un Robert Bourassa surgi miraculeusement des limbes comme un polichinelle ; certains disaient que la longue retraite qu’il s’était imposée en avait fait un homme nouveau ; d’autres le déclaraient au contraire aussi retors qu’avant, donnant toujours la même illusion de faiblesse et d’indécision, alors qu’il était de granit et d’acier, mais affligé d’un manque fondamental d’ambition qui le rendait incapable de penser grand. Le Québec s’engageait de nouveau en bâillant dans un long tunnel gris sans trop se demander ce qui l’attendait au bout. Le tonus national baissa, c’est-à-dire qu’il revint à la normale. La routine devint un peu plus routinière, la vie un peu plus pesante ». Le peuple aussi s’était montré téméraire.
L’enthousiasme et l’engagement s’avérant anémiés et piégés, l’immédiat aura beau jeu d’imposer ses calculs étriqués. Charles, que les chiens tiennent pour un humain acceptable, rentabilise son don en devenant, pendant soixante-trois jours bien comptés, aboyeur municipal. Contre rémunération, il parcourt les rues de nuit en aboyant jusqu’à ce que lui répondent les innombrables chiens sans médaille. Les délinquants ainsi repérés, s’ensuivent les contraventions que désire la municipalité. « Il aurait pu donner des leçons d’éloquence à n’importe quel chien, si bien engueulé fût-il. » Carrière ingénieuse, mais peu gratifiante. Gagne-pain dont la dignité sort blessée.
Témérité et légèreté
Confirmant à répétition la justesse du titre donné par Yves Beauchemin à son bouquin, Charles rebondit d’un coup de tête à l’autre, mais sans vraiment tirer profit des leçons qu’il s’attire. S’il lui arrive, aussi rarement que possible, de confesser un manque de jugement, il n’accède pas à la contrition parfaite et encore moins au ferme propos. Si l’école le met en contact avec la bêtise et l’injustice, il en claque la porte sans soupçonner que l’école souffrira moins que lui de cette séparation. Ses multiples démissions répondent souvent à de louables motifs, mais que diable Charles était-il allé faire dans cette galère en premier lieu ? Passe d’aboyer pendant soixante-trois nuits, mais pourquoi ajouter la bagatelle à la traque de ses amis canins et perdre son emploi ? Face à son géniteur dont l’a cent fois meurtri l’insondable cruauté, il répète comme à plaisir les prises en charge qui dépassent ses moyens. Un accès de saine colère est bientôt suivi d’une choquante capitulation. Pour plaire à une belle inconnue, il fera subir à un ministre fédéral rancunier à l’infini l’équivalent (en pire) d’un entartrage. Le prix à payer, une fois de plus, sera énorme, mais témérité oblige. Dès le départ, elle versait d’ailleurs dans le farfelu sympathique : le téméraire, en effet, faisait claquer au sommet d’un clocher montréalais une conquérante banderole proclamant que « Charles va réussir… même sans diplôme ». Persistante et toujours prête à signer, la même témérité le convaincra de miser des milliers de dollars encore virtuels sur la publication d’un roman à compte d’auteur. Les dollars disparaîtront en même temps que le bénéficiaire de l’arnaque. Même le conseil avisé de Parfait Michaud subira la défaite aux mains de cette incoercible et indéracinable présomption : Charles n’a ni le doute ni l’hésitation ni la mémoire en haute estime.
Il est donc d’autant plus étrange de voir vaciller et même se résorber le volcanique besoin d’écrire qui a jeté Charles hors des sentiers balisés. Porteur d’un grand projet, capable d’investir son être entier dans l’écriture, Charles ne connaîtra vraiment des métiers de la plume que les contrefaçons, les potins, les secrets d’alcôve. Des multiples invendus de son livre, il fera un autodafé aux allures de suicide. Les médias, où il connaît un moment de gloire, lui ferment leurs portes à l’instigation des puissants personnages qu’il s’est mis à dos. « La gloire qu’apportent les médias possède un grave inconvénient : tant que vous paraissez au petit écran, parlez à la radio ou écrivez dans un journal, tout le monde vous connaît, plusieurs vous envient et l’on vous considère comme une sorte de dieu ; mais disparaissez pendant quelque temps et les gens devront faire un effort pour se rappeler votre nom. La gloire qu’apportent les médias est immense et instantanée, mais fragile ; si on ne la nourrit pas chaque jour, elle craque et s’amenuise ; il n’en reste bientôt plus que des miettes. C’est un privilège de carnassier, qu’on doit défendre avec ses dents. » Sage conclusion dont Charles ne tient aucun compte. Au contraire, son inaptitude à boire son vin coupé d’eau achève d’en faire un inutilisable. On l’estime, on reconnaît son talent, on s’entremet en sa faveur, mais son allergie aux compromis et même aux bonnes manières milite contre lui. Ou il n’y a pas de poste vacant, ou on ne lui offre que des piges à éclipses, des courriers du cœur signés par des vedettes et d’autres sous-produits du véritable journalisme. Il niche pourtant à deux doigts d’un haut lieu du pouvoir médiatique, puisqu’on lui demande de rédiger la biographie de Pierre Péladeau. Le grand homme, il est vrai, couve peut-être un projet pour Charles, mais il se permettra de mourir avant d’y donner suite.
Ce cuisant décalage entre l’ambition initiale et la petite vie pépère qui se profile conduit-il Charles à la nostalgie ou, pire encore, à l’aigreur ? On aimerait croire que non. Son parcours, en partie par sa faute, a été douloureux, mais l’amour dont il a raté le premier passage lui consent une deuxième chance et les admirables adultes qui l’ont tiré de sa misère familiale lui sont fidèles jusqu’à la fin. Le travail politique, s’il ne comble pas son besoin d’écrire, lui restitue au moins la certitude d’une réelle utilité sociale. Ce n’est peut-être pas ce que sous-entendait la banderole promettant la réussite de Charles « même sans diplôme », mais c’est un retour sur terre comme en exige chaque jour la condition humaine.
Emprunts et raccourcis
Le Charles du roman a eu le temps, au cours de sa brève période de célébrité médiatique, de fréquenter les endroits où il fait bon d’être vu. Plutôt que le barman de Chez Castel, ce sont ceux de L’Express qui lui confèrent du prestige. Le Charles de la fiction devient plus plausible et plus vrai de ce contact avec l’esbrouffe. Le romancier va pourtant beaucoup plus loin lorsqu’il rend poreuse la frontière entre le monde où évolue un Charles inventé et celui que fréquente le lecteur dûment incarné. Certes, le clin d’œil est à la mode et nombre d’auteurs aiment bien envoyer la main aux copains par-dessus la tête du lectorat anonyme. Josette Alia, dans Quand le soleil était chaud(Grasset, 1992), fait asseoir un très réel Jean Lacouture à une table regroupant des personnages inventés. « Nous voulons tous les deux être là pour voir ce qui va se passer. Nous ne sommes pas les seuls. Jean Lacouture est venu dîner à la maison hier soir. Il dit que les envoyés spéciaux des journaux arrivent du monde entier. » Soit, amitié et copinage jouissent de tous les droits. Yves Beauchemin, toutefois, dépasse largement le clin d’œil. Réginald Martel est mis à contribution, comme le Père Lindsay, comme Luc Perreault, comme tel et tel animateurs de Radio-Canada et comme, surtout, Pierre Péladeau. Non seulement leurs noms servent de cautions historiques, mais le romancier leur met des paroles en bouche qui n’appartiennent pas à la chronique vérifiable. Beauchemin, dont le goût est sûr et le savoir-vivre sans reproche, veille à ne pas agresser ceux qu’il conscrit, mais cela laisse quand même songeur. On s’approche ainsi, sans en courir tous les dangers, de l’autofiction. De l’avis de plusieurs, il y a là « passage illégal des frontières ». Marc Weitzmann écrit, par exemple : « L’aspect le plus transgressif, c’est ce mélange revendiqué de fiction et de réalité. L’autofiction est présentée de manière hybride. Selon ses détracteurs – dont je [Weitzmann] tiens à préciser que je fais partie -, il s’agit là d’une perversion de la fonction de témoignage. Et, comme toutes les perversions, le fait même de s’avouer pour ce qu’elle est ne fait que renforcer son pouvoir de séduction » (Chaos, Grasset, 1997, p. 78). De fait, comment le lecteur pourrait-il douter de la culture musicale de l’imaginaire Parfait Michaud lorsque le notaire de la fiction reçoit l’accolade chaleurrrreuse du rrrréputé et très rrrréel Père Lindsay, père du Festival de Lanaudière ? Que les célébrités citées à la barre soient ou non d’accord ne change rien à l’affaire.
Sachons, toutefois, selon le conseil de Montaigne, « raison garder » et faire la part des préférences et de la mesure. Surfer sur le renom de gens célèbres, c’est davantage un raccourci qu’une indélicatesse. Mettre en scène le magnat Pierre Péladeau, dont les méthodes sont largement connues, c’est plus expéditif que de créer de toutes pièces son équivalent littéraire. Cela étonne, rien de plus, de la part d’une imagination aussi féconde que celle d’Yves Beauchemin.
En un sens, cependant, l’insertion de Charles dans le Québec déjà presque révolu d’hier matin, celui des années 1966-1996, rendait peut-être nécessaire le recours à cette formule. Redonner consistance et crédibilité à des mœurs et à des valeurs basculées dans l’inexistence en quelques courtes décennies, c’était un défi abrupt. Je garde le souvenir du commentaire d’un jeune après le visionnement du film Les Ordres : « Ils nous prennent pour des idiots s’ils pensent qu’on va croire que ça s’est vraiment passé comme ça… » Quand une faille traverse ainsi l’imaginaire d’un peuple et empêche de reconstituer dans sa réalité ce qui, récemment encore, constituait l’ancrage, invoquer des témoignages extraits d’un monde parallèle et indiscutable s’avère peut-être la seule pédagogie efficace. Chose certaine, et cela seul importe, Charles le téméraire reconstitue d’utile et prenante façon un cheminement à la fois individuel et collectif, à la fois québécois et universel, à la fois social et politique. Chaque humain, en effet, entreprend son existence avec le goût de faire claquer au vent une banderole promettant un destin sans pareil. La vie, moqueuse ou cruelle, laisse l’affirmation s’apaiser et force la témérité à sourire d’elle-même. En Charles, tel qu’il est au terme de ces 1500 pages, le combat se poursuit entre le réalisme émergent et le rêve qui s’entête à projeter sa lave encore et encore. En même temps que Charles, c’est tout un pays qui s’interroge : les grandes choses requièrent plus de temps que le croyait la présomption, mais cela ne fait pourtant pas disparaître l’espoir.
Il s’impose, en raison du plaisir éprouvé et de la leçon servie, de dire merci à Beauchemin.
1. Charles le téméraire, T. I, Un temps de chien, Fides, Montréal, 2004, 684 p., 29,95 $ ; T. II, Un saut dans le vide, Fides, Montréal, 2005, 413 p., 24,95 $ ; T. III, Parti pour la gloire, Fides, Montréal, 2006, 421 p., 24,95 $.
Yves Beauchemin a publié :
L’enfirouapé, Prix France-Québec 1975, La Presse, 1974 ; Le matou, Prix de la Ville de Montréal 1982, Prix du livre d’été, Cannes, 1982, Prix des Lycéens du Conseil régional de l’Île-de-France, Paris, 1992, Québec Amérique, 1981 ; Du sommet d’un arbre, Québec Amérique, 1986 ; L’avenir du français au Québec, en collaboration, Québec Amérique, 1987 ; Juliette Pomerleau, Prix du Grand Public du Salon du livre de Montréal-La Presse 1989, Prix Jean-Giono 1990, Grand Prix littéraire des lectrices de Elle 1990, Prix des Arts Maximilien-Boucher 1990, Québec Amérique, 1989 ; Une histoire à faire japper, Québec Amérique Jeunesse, 1991 ; Antoine et Alfred, Québec Amérique Jeunesse, 1992 ; Le prix, livret de l’opéra de Jacques Hétu, Productions Le Prix, 1993 ; Entretiens sur la passion de lire, avec Henri Tranquille, Québec Amérique, 1993 ; Le second violon, Québec Amérique, 1996 ; Alfred sauve Antoine, Québec Amérique Jeunesse, 1996 ;Alfred et la lune cassée, Québec Amérique Jeunesse, 1997 ; Les émois d’un marchand de café, Prix du Grand Public du Salon du livre de Montréal-La Presse 2000, Québec Amérique, 1999 ; Une nuit à l’hôtel, Québec Amérique, 2001 ; Charles le téméraire, T. I, Un temps de chien, Fides, 2004 ; T. II, Un saut dans le vide, Fides, 2005 ; T. III, Parti pour la gloire, Fides, 2006.
EXTRAITS
L’instant d’après, Charles se trouvait à genoux devant l’aumônier en train de réciter d’une voix hésitante la formule rituelle de la confession. Mais quand vint le moment de s’accuser, il s’arrêta ; ne sachant que dire. Quelque chose l’étouffait. S’il avait pu, il se serait enfui.
– Répète après moi, ordonna le prêtre à voix basse. Mon père, je m’accuse d’avoir porté les autres à l’impureté par mes gestes et mes paroles, et d’y avoir pris plaisir.
Après avoir reçu sa pénitence, Charles se releva, penaud, les yeux baissés, et se dirigea aussitôt vers la porte. Sa confession était incomplète. Il aurait dû s’accuser également de haïr cet homme, de le haïr assez pour vouloir lui arracher les yeux.
Un temps de chien, p. 308.
Malheureusement, seule une infime partie de cette succulente matière était publiable ; malgré tous les beaux discours, la liberté d’expression, en effet, restait une chose bien limitée ; on pouvait écrire n’importe quoi, à condition de ne rien dire. Ah ! les soucis et les embêtements ne manquaient pas dans la vie d’un journaliste. Lui-même, Délicieux, avait eu des sueurs froides pendant trois semaines, car Vie d’artiste, le journal où il travaillait depuis dix-sept ans, venait d’être acheté par Quebecor et on avait décidé d’y faire le ménage, Pierre Péladeau, le grand patron, ayant déclaré que « le bois mort faisait du mauvais papier journal ».
Un saut dans le vide, p. 314.
Charles vivait toujours en célibataire et devait se contenter de médiocres aventures. Steve l’incitait à fréquenter comme lui deux ou trois femmes à la fois, à cause des bienfaits de tous ordres que cela apportait. Mais, vers la fin de l’été, il annonça à ses amis un grand changement dans sa vie : il venait de balancer une de ses deux blondes pour se concentrer sur la plus jolie, qui était en même temps la plus intelligente.
Parti pour la gloire, p. 12.
La gloire qu’apportent les médias est immense et instantanée, mais fragile ; si on ne la nourrit pas chaque jour, elle craque et s’amenuise ; il n’en reste bientôt plus que des miettes. C’est un privilège de carnassier, qu’on doit défendre avec ses dents. […] Charles faisait la triste expérience de ces réalités et souffrait de nostalgie, cette maladie pourtant réservée aux vieilles personnes. Il en vint à se demander s’il ne devrait pas suivre les conseils de Steve et retourner aux études pour se préparer à une nouvelle carrière. Après tout, mieux valait être un obscur dentiste au revenu confortable qu’unhas been poursuivi par les factures.
Parti pour la gloire, p. 237.
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