Originaire de Québec, Nicole Filion est habitée par le coin de pays où elle a choisi de tisser son nid : Amqui, dans la Vallée-de-la-Matapédia, où la campagne gaspésienne, l’eau et la forêt empreignent sa création aussi bien que son quotidien. C’est du moins ce dont témoigne la plus grande partie de son œuvre littéraire publiée à ce jour.
Également artiste en art visuel et mélomane, l’écrivaine est dotée d’antennes propres à capter les sensations les plus diverses. On reconnaît là la particularité du poète qui découvre la face cachée des choses. L’attention au passage des saisons et la relation symbiotique de Nicole Filion avec la nature insufflent une dimension poétique à sa prose, alors que la tendance à l’autodérision et l’observation perspicace de l’espace social où s’entrechoquent les passions lui donnent une tonalité comique. Loin des drames et des déferlements de toutes sortes, les récits, nouvelles et romans de Nicole Filion s’inspirent des petites choses du quotidien et en débusquent le potentiel d’émerveillement et de pittoresque. Lyrisme et humour se succèdent ou s’entrecroisent, portés par un style à l’enseigne du ludisme. Là est la facture de l’œuvre de Nicole Filion, oserais-je avancer. L’écrivaine manie le matériau verbal avec une rare aisance. Elle jongle avec les mots, détourne les expressions de leur sens, en fabrique de nouvelles, joue avec les rythmes et les sonorités. « Il fait dimanche » quoi !
La prose autobiographique : les récits
Il fait dimanche, c’est le titre du premier recueil de récits publié d’abord chez Machin-Chouette, en 1992. L’expression, tirée du récit « La première fois que j’ai été une personne », donne une idée des jeux verbaux qui jalonnent l’œuvre entière de Nicole Filion. Il fait dimanche réunit quarante-trois courts textes, narrés à la première personne pour la plupart. Des récits inspirés de souvenirs d’enfance ou d’observations plus récentes, parmi lesquelles quelques natures mortes et portions de paysages, dévoilent en filigrane et illustrent les mécanismes de déclenchement de l’écriture chez l’auteure. « J’écris sur le motif. Je vois une feuille qui tombe, j’entends un chien qui jappe, je me dis : ‘Que c’est beau ! Je devrais écrire cela‘. » (« Un arbre ») Aussi se moque-t-elle de l’attitude du peintre, compagnon de la narratrice dans « La comète de Halley » : « […] il a commencé par se plaindre du fait qu’il n’y ait pas dans cette maison le moindre compotier qui vaille la peine d’être peint. […] ‘Cette table est magnifique ! […] Tu as là tout ce qu’il te faut pour produire une œuvre magistrale, mon chéri.’ En son for intérieur, le chéri rêve […] d’accessoires qui refléteraient son tempérament d’artiste méditatif et contemplatif. Il reste intimement convaincu que les grandes âmes ne vivent, réfléchissent et meurent qu’au fond de pièces sombres, tapissées d’écrits de toutes sortes, avec des boiseries d’acajou et un escalier en colimaçon. » Rien de tel chez Filion ; c’est l’acuité du regard qui fait la différence chez elle. Il reste d’ailleurs dans son œuvre des traces de la candeur de la fillette de douze ans, déçue de l’environnement à l’approche du vieux pont de Québec alors qu’elle revenait de la Rive-Sud avec son père : « Rien, à part peut-être le rétroviseur qui encadrait un pan de ciel gris, quelques arbres en pelage d’automne ainsi qu’une touffe de ce qui s’appelle hart rouge, […] ‘Quand c’est pas beau en grand, j’ai rien qu’à regarder en petit !’ ai-je pensé, rassurée. » (« Un sens à la vie ») Il y a effectivement là en germe la vision du monde que privilégie l’écrivaine dans son œuvre.
Si aucun de ses récits ne reprend l’idée de « [f]aire un texte avec une liste d’épicerie » (« Le carnet »), d’autres en revanche naissent des plantes du jardin familial (« Les grandes familles »), ou des camarades de collège (« Des filles de classe »), ou encore des lectures qui ont marqué la narratrice depuis l’enfance (« Poussières d’homme »). Jusqu’aux mots qu’elle affectionne qui deviennent motifs d’écriture, dans « Le mot mansuétude ». L’émotion peut nous atteindre au détour comme dans « Le carnet », ce fourre-tout que la narratrice doit remplacer parce qu’il est plein de réflexions, d’idées de textes à écrire, de scènes à peindre, de listes d’achats, d’adresses, etc. Retranscrira-t-elle, dans le nouveau, le numéro de sa sœur, morte depuis peu ? « […] je ne veux pas rayer ma sœur Pierrette de mon carnet. Autant l’user jusqu’à la corde […]. Je peux toujours écrire entre les lignes ou dans les marges, […] utiliser du rouge sur du bleu, […] écrire tout de travers, à la verticale comme les chinois [sic], en rond comme Guillaume Apollinaire. » À partir du carnet, témoin de sa vie intellectuelle et pratique, elle évoque le deuil d’une sœur aimée. Partir d’un objet pour faire surgir l’émotion, comme l’ont fait les créateurs du théâtre Repère.
Voyage dans le temps et dans l’espace
Les récits publiés dans Histoires saintes pour accompagner les photos de l’église du Bic de Jacques Robert sont dans la même veine d’humour et de fraîcheur ; la narratrice y raconte des anecdotes plus ou moins reliées à la pratique religieuse de l’époque de son enfance. Ne touchez ni aux appareils électriques ni à la cafetière s’avère d’une tonalité un peu différente. Premier long récit de l’écrivaine publié d’abord en 1994, il consiste en un soliloque. La narratrice s’adresse à ses enfants restés à la maison alors qu’elle est en voyage avec leur père. Le titre traduit l’absurdité de l’inquiétude qu’alimente sans cesse la mère en imaginant les dangers les plus improbables. Ce récit en apparence farfelu n’est toutefois pas exempt de réflexions sur l’enfance, la mort, le travail de l’écrivain, la musique, etc., ni de critique sociale. Les touristes, par exemple, le thème du voyage s’y prêtant, sont objets de satire. Méfiante à l’égard des tendances à la mode, la narratrice n’a de cesse par contre de refléter la sauvage beauté de la Côte-Nord. « Dans ce pays – pays de va-nu-pieds roulant en voiture –, les îles ont été cousues à la main, jadis, le long du littoral, comme des perles. Parures d’Indiens. Le collier est rompu, elles s’égrènent maintenant dans la mer. » Ailleurs aussi dans son œuvre, les humains – et les villes donc ! – sont fréquemment, les uns, ridiculisés, les autres, réduites à leurs laideurs, contrairement à la nature dont les beautés toujours renouvelées l’invitent à la contemplation.
La fiction : nouvelles et romans
Parmi les recueils de nouvelles et les romans de l’écrivaine, Nouvelles locales et Noces villageoises se rapprochent, par l’espace social et géographique, de même que par le choix de la voix narrative, le « je », qui réfère à la même narratrice que dans les récits précédents. Les vingt-neuf nouvelles locales du recueil nous entraînent dans « Un tout petit monde » : Amqui, une petite maison et son jardin près de la rivière, le mari, les enfants, les voisins, tout le village. Plusieurs nouvelles racontent le bonheur pas toujours tranquille de la vie à la campagne, à proximité de la forêt. Un univers propice à la contemplation s’offre à la narratrice, alors que l’environnement humain lui fournit une galerie de modèles à peindre. La tonalité varie selon l’atmosphère à privilégier. « La mort d’un menteur », par exemple, survint l’un de ces matins où « [l]’automne était tombé par terre. Il ne restait plus qu’à ramasser les feuilles ». Ailleurs, Nicole Filion se fait humoriste par la caricature, la dérision, la satire sociale sans compter les traits d’esprit qui émaillent presque tous ses textes. « Le défilé » et « Comment on se débarrasse de ses ennemis tout en venant en aide à un neveu qui commence » pourraient figurer dans une anthologie de textes comiques. Elle fait vibrer d’autres cordes, celle de l’empathie notamment, avec « Mathieu » et « Le notable », alors qu’un fait en apparence anodin cache le drame d’une existence. En même temps que la narratrice, témoin de la scène, le lecteur est amené à modifier son interprétation.
Quant au roman, Noces villageoises, il raconte l’histoire d’une mésentente entre voisins au sujet d’un droit de passage. Une chicane de clôture qui dégénère et prend des proportions démesurées. Défilent les arpenteurs de chaque partie, les notaires et avocats, les témoins, voisins de gauche, de droite et d’en face, anciens et nouveaux. La situation perturbe la narratrice, qui risque de se retrouver emmurée, au point que ses interventions et témoignages remplis de digressions ajoutent à la confusion. Procédé comique auquel fait contrepoids une technique originale : la chronologie des faits, en résumé, à plusieurs reprises dans le roman. Les noms des personnages mêlés à l’affaire annoncent d’emblée la caricature. Aux voisins, Fernand Petitête et le P’tit Fouinard, LePoète et Ni-Vu-Ni-Connu, s’ajoutent les arpenteurs dont celui de la partie adverse, Ovide de Basse-Souche, et les représentants de la justice, les agents Bradefer et Filedoux, les avocats, Gazaille, le vantard, et Jacques Vandal, dit Gamique et, finalement, le juge LeSévère.
Quoiqu’il s’agisse d’un roman, la satire du système judiciaire qui y est faite l’inscrit dans la tradition moliéresque. Les principaux représentants de la justice constituent la cible privilégiée, avec leur jargon, leurs techniques de diversion pour masquer leur négligence, sans compter les ajournements à répétition. Mais ce que la narratrice ne digère surtout pas, ce sont les notes d’honoraires que lui fait parvenir le « $her petit maître ». Contrairement au dénouement des comédies de Molière, cependant, les bons perdent leur procès ; la narratrice, déconfite, se promet néanmoins de prendre sa revanche, une revanche pleine d’esprit à la manière toute filionnaise
Et voilà que celle qui, malgré tout, se croyait « à l’abri des grands drames humains » subit un grand coup du destin. Camille raconte son incommensurable peine dans Morceaux épars sur l’Atlantique. Une histoire non linéaire à reconstruire à partir de bribes d’information. En fait, l’histoire se résume en quelques mots : un accident sur la route 20 a coûté la vie à son mari, Philippe, et à deux de ses trois enfants. L’essentiel du roman porte sur l’état dans lequel le triple deuil a laissé la narratrice : « Je ne crois pas que l’on puisse guérir de la mort des autres » de se plaindre Camille qui accuse le destin, lequel prend la voix d’un autre narrateur à la première personne, mais omniscient celui-là, qui intervient à différents intervalles. Un observateur au-dessus de la mêlée qui s’adresse à un vis-à-vis et qui intervient dans la vie des humains comme s’il s’agissait de pions sur un échiquier. Ce narrateur-dieu – pas uniquement au sens de la convention romanesque – raconte et décrit à son compagnon les habitudes de vie des mortels que nous sommes, permettant ainsi à l’auteure d’ironiser sur la place qu’occupe la télé dans les familles, la peur des citadins qui se barricadent, l’architecture des villes modernes, etc. Un roman à la fois touchant et spirituel.
Vers de nouvelles avenues
« Magnifique ! Tout simplement magnifique ! […] Une succession de petites histoires toutes aussi ravissantes les unes que les autres. Débordant d’imagination » de s’exclamer un personnage du « Livre magique. Un hommage à Bohumil Hrabal », dernière nouvelle d’Histoires à jeter après usage. La même exclamation peut se rapporter au recueil de Nicole Filion. Ce recueil de vingt et une nouvelles marque un tournant dans son œuvre. Non pas qu’il soit meilleur que le précédent, mais différent, signe d’un renouvellement, tant par l’inspiration que par les techniques narratives diversifiées, à commencer par le choix d’espaces urbains comme cadre de l’action et l’emploi plus fréquent d’un narrateur à la troisième personne. Dès la première nouvelle, « Maudites machines », l’écrivaine explore quelques possibles narratifs. L’action, une fois enclenchée, se développe de deux façons différentes qui conduisent à deux situations finales, elles aussi différentes. D’autres nouvelles, dont celle qui a donné son titre au recueil, « Histoire à jeter après usage », glissent dans le fantastique, laissant le lecteur perplexe. Le comique traverse « La réclamation » avec une gamme de mots d’esprit. L’idée de départ : une lettre de réclamation à la suite d’un vol au domicile. Au passage, des digressions, occasions pour la narratrice de se moquer d’elle-même et de ses semblables. Comique aussi, « 33 personnes ont perdu la vie ». L’absurde est au rendez-vous. Un jeune homme se jette dans le vide à Québec, événement qui déclenche une série de morts violentes, jusqu’en Pennsylvanie, en passant par Prague. À la fin de la nouvelle, l’histoire recommence, la Mort fauchant sans fin. Une autre, plutôt originale, « L’amour de la famille », présente un portrait de famille. Les parents et treize enfants y sont décrits par leurs traits marquants tels que vus par Lune, la cadette et narratrice. Il s’avère à la fin qu’elle est une enfant unique qui rêve d’avoir des sœurs, surtout des sœurs, un seul frère figurant dans la famille imaginée.
Bref…
L’œuvre de Nicole Filion s’est avérée prometteuse, à peine amorcée avec la publication d’Il fait dimanche. Les livres qui ont suivi n’ont fait que confirmer la finesse de l’inspiration et du style. Pas étonnant que Québec et Ottawa en aient récompensé l’auteure. Quant aux thèmes, ils sont ceux d’une contemporaine qui se souvient, sans nostalgie, et d’une artiste qui se tient loin des modes et de la modernité lorsque celles-ci reposent sur la surconsommation, l’argent, bref, les apparences et le matérialisme.
Les récits brefs de Nicole Filion sont de ceux que l’on peut lire avant d’aller dormir, entre deux tâches, dans l’autobus, les salles d’attente, voire pour apprécier l’insomnie C’est une prose que l’on a le goût de relire comme l’on aime réentendre les chansons qui font rêver, rire ou pleurer.
L’œuvre de Nicole Filion, aux éditions Trois-Pistoles :
Nouvelles locales, 1999 ; Morceaux épars sur l’Atlantique, 1999 ; Noces villageoises, 2002 ; Histoires à jeter après usage, 2002 ; Ne touchez ni aux appareils électriques ni à la cafetière, 2004 ; Il fait dimanche, 2004 ; Histoires saintes, avec les photographies de Jacques Robert, 2005 ; Le cadeau, « Écrire », 2006.
EXTRAITS
LA PREMIÈRE FOIS QUE J’AI ÉTÉ UNE PERSONNE
J’aime à croire que les mots qui reviennent le plus souvent dans ma bouche, sur mon front et sur mes lèvres sont des mots flatteurs, des mots admiratifs pour la vie étincelante des jours d’été, d’automne et d’hiver, pour les nuits noires et les soleils plaintifs. « C’est beau », me dis-je le matin, le midi et le soir. C’est beau quand il neige, quand il pleut, quand il grêle, quand le soleil se lève et que le vent se couche. C’est beau à droite, et puis à gauche aussi. Pourtant, si je pense à mon plus lointain souvenir, à ma toute première conscience d’être, je me revois en robe blanche qui sors de la maison, descends l’escalier de la galerie d’en arrière et m’avance dans un été de grâce et de douceur. Il fait dimanche. Il fait dimanche, mais je crois qu’il y a eu des mots mal dits avec une sœur ou avec l’autre, peut-être même avec un parent. Il fait dimanche, et je marche dans l’été des arbres, et je songe qu’il doit bien y avoir quelque part dans cette vie étincelante un ailleurs, un plus loin, un nulle part où les mots mal dits n’existent pas.
Une petite insatisfaction de l’âme dans une robe de coton.
Il fait dimanche, p. 97.
Ils n’aiment pas Haïdn. Moi, quand j’écoute Haïdn, je me sens prête à refaire le monde. « Ils ne soupçonnent pas ce dont je suis capable », me dis-je. J’écrirai un livre, un livre qui sera à la foi beau et drôle, vaste et intime, riche et tragique. […] j’intégrerai de longs passages peints avec la bouche ou avec les pieds, rien de tel pour créer un monde, un monde dans lequel notre voisin n’aura qu’un petit rôle à jouer, presque rien, une figuration, mais comme je suis une nature généreuse, je lui accorderai de bien le tenir, ce rôle, si petit soit-il. S’il s’agit d’un rôle de pot de chambre, il sera bleu, avec une belle lumière oblique qui viendra lui mourir dessus comme sur une toile de Chardin ou de Vermeer.
Noces villageoises, p. 157-158.
En voilà un qui n’aura pas à racheter son enfance à n’importe quel prix. Tant de gens passent leur vie à racheter leur enfance. C’est terrible à voir, tous ces gens qui veulent être admirés et qui se mettent à écrire des livres, en dernier ressort. Certains entrent en religion. Un tel, qui a grandi pieds nus dans les champs, n’aura de cesse qu’il ne soit confortablement installé sur sa pelouse un soir d’été, un verre à la main, vêtements de sport ultrachics, une femme élégante à ses côtés. Sans parler de ceux qui se lancent en affaires parce qu’ils ont manqué de brioches, un jour. Ce sont les plus dangereux. Ils créent des consortiums, des cartels.
Ne touchez ni aux appareils électriques ni à la cafetière, p. 27.
Les muséologues ont découvert une œuvre sous une autre. La belle affaire ! « Je sais pourquoi l’artiste avait caché cette toile ! » lance votre père, goguenard. Vous connaissez votre père, n’est-ce pas ? Il s’indigne haut et court, utilise tout ce qu’il lui reste de force pour dénoncer. « C’est quand même incroyable ! Un artiste s’efforce de dérober aux regards une œuvre qu’il juge médiocre, et ces abrutis la dévoilent au grand jour. Avec des panneaux explicatifs, en plus ! » […] J’essaie d’imaginer comment les choses se sont passées, mes chers petits ! C’est si agréable d’imaginer. Et si facile ! On ferme les yeux, et on voit des gens qui parlent. Pour peu qu’on ait l’ouïe fine, on entend tout ce qu’ils disent. « Comme ça, personne ne saura que j’ai peint cette toile médiocre », pense monsieur Pellan en se frottant les mains de satisfaction.
« Tu te couches donc bien tard, lui dit Madeleine lorsqu’il vient s’étendre à ses côtés.
– J’ai dû cacher une toile sous une autre, explique-t-il en s’approchant pour l’embrasser.
– Ah oui ? Pourquoi ? » l’interroge Madeleine, qui se rendort sans écouter la réponse.
Alfred soupire. Il est fatigué ; il n’arrive pas à fermer l’œil. Il n’en finit plus de penser à cette mauvaise toile qu’il a cachée sous une autre ; elle le hante. C’est prémonitoire, sans doute. Il devait me ressembler, monsieur Pellan. Un inquiet.
Ne touchez ni aux appareils électriques ni à la cafetière, p. 103-104.
En revanche, je connais parfaitement la personne qui est au volant de cette grosse automobile américaine avec du chrome partout. C’est ma voisine. Une brave mère de famille. Une femme respectable. Je me dis : « Tiens ! La voisine ! Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? » Assise au volant de sa voiture, la voisine sourit gauchement. « Elle rit jaune », dirait ma mère. De plus en plus intriguée, je découvre avec stupéfaction qu’en avant de la voiture, au beau milieu de la route, il y a un petit garçon qui marche. Il est tout rouge ; un mélange de honte, de soleil et de défi. Il marche croche, il s’efforce d’aller plus vite ; la voiture lui talonne les fesses.
Je ne connais rien aux voitures, mais je connais bien cet enfant. Il n’a pas dix ans. Les services sociaux l’ont mis en pension chez la voisine. Il est perpétuellement en bute aux rebuffades. « Il s’était encore sauvé. Il fallait bien que je le corrige », expliquera plus tard la voisine.
« Mathieu », Nouvelles locales, p. 61.
Parmi les objets courants qui ont été endommagés, il y a le portemanteau. Les voleurs lui ont scié les pieds. Figurent également sur la liste des disparus : une lampe sur pied, un télécopieur, une affiche du festival de jazz, une loupe, un truc pour emballer, deux ou trois calculatrices et un camée que mon père avait offert à ma mère dans les années cinquante. C’est le seul bijou que je possède. À ce sujet, je me permets de vous dire que vous l’avez échappé belle parce que si ma mère m’avait donné son diamant au lieu du camée, ça vous aurait coûté les yeux de la tête ! Heureusement pour vous, c’est ma sœur cadette qui l’a eu. L’aînée a dû se contenter d’une montre-bracelet. Pour ce qui est de la batterie de cuisine (une Lagostina), j’ai le plaisir de vous dire qu’elle est en parfait état, un bon point pour cette entreprise pas de chez nous.
« La réclamation », Histoires à jeter après usage, p. 86-87.
Le bonheur, disent-ils. Ils n’ont que ce mot à la bouche ! Qu’entendent-ils par là ? Ils passent la moitié de leur vie debout dans le métro ou dans l’autobus, à se laisser ballotter au gré des événements, des arrêts et départs successifs, et quand ils rentrent chez eux, leurs vêtements sont imprégnés d’odeurs, des odeurs de graisses, de boues et de neiges… Il ne leur reste plus qu’à attendre. Qu’est-ce qu’ils attendent ? N’importe quoi ! Un chèque, une réponse, une visite. Une pêche miraculeuse. Une guérison miraculeuse. Ils attendent que la pluie cesse ou que le soleil se lève. Les femmes attendent des enfants. « C’est la mort que vous attendez comme ça », ai-je chuchoté à l’oreille de l’un d’entre eux, un jour. Inutile de vous dire qu’il s’est enfui sans demander son reste. La mort n’a pas toute l’audience qu’on lui souhaiterait. La raison non plus, d’ailleurs. Les sentiments occupent toute la place ! Ils aiment ou abhorrent avec une telle profusion qu’ils faussent le jeu. C’est que cela les fait terriblement souffrir ! Regardez-les : toujours là, en train d’effeuiller la marguerite ! M’aimera, m’aimera pas ? Ils sont pleins d’ardeur ou de désespoir, c’est tout l’un ou tout l’autre, l’un à la suite de l’autre ; ça frise à la fois le sublime et le ridicule… Dieu existe-t-il, oui ou non ? Faites un x dans la case appropriée…
Un chassé-croisé d’émotions, de désirs, de volontés diverses, éparses. Si nous les interrompions…
Morceaux épars sur l’Atlantique, p. 141.