Irène Némirovsky est morte dans un camp de concentration en 1942. Elle n’avait pas quarante ans. Contrairement à des milliers d’autres dont la vie a été tout aussi absurdement fauchée, elle échappe à l’anonymat car elle a laissé des récits qui parlent encore en son nom. Ils font entendre un cri de révolte contre la bêtise, l’égocentrisme et l’injustice. Suite française lui a valu le prix Renaudot 2004 à titre posthume. L’événement a suscité la réédition d’une bonne partie de son œuvre1.
Irène Némirovsky est née en Russie, dans un milieu aisé, en 1903. Il semble que ses relations avec sa mère aient été plutôt houleuses, c’est du moins ce que laisse croire le climat de ses romans, où les relations mère-fille se vivent sur fond de rivalité et d’incompréhension (les mères ayant invariablement le mauvais rôle dans les romans que j’ai lus). Au moment de la révolution de 1917, la famille s’exile et trouve refuge en France. La jeune femme, qui maîtrise le français comme sa langue maternelle, y fait de brillantes études de lettres, publie quelques récits, épouse un homme d’affaires juif, donne naissance à deux filles. Un tableau parfait.
La romancière n’est cependant pas aveugle à ce qui se passe autour d’elle en ces années trente. L’évolution de la thématique de ses romans montre d’ailleurs clairement que, au fur et à mesure que la menace de la guerre se précise, elle passe de propos de nature plus individuelle – la frustration, le refus de vieillir, le désir de vengeance – à des préoccupations sociales, comme l’injustice et les inégalités. L’intérêt des romans et leur caractère actuel sont d’ailleurs directement proportionnels à l’ouverture aux autres des personnages qui les habitent.
Cris de révolte
Les protagonistes de Jézabel (1936) et de La proie (1938) semblent tout droit sortis des romans de Dostoïevski. Ils en ont la passion aveugle et égocentrique, qui se retourne contre eux-mêmes.
Le premier roman s’ouvre sur le procès de Gladys Eisenach, alias Jézabel. Elle ne nie pas avoir commis le meurtre dont on l’accuse, mais elle refuse d’en parler, de se défendre. Le retour en arrière, qui forme la plus grande partie du livre, révèle peu à peu le secret qu’elle veut garder, qui est plus important que sa vie même. Le refus de vieillir du personnage, qui cherche à cacher son âge plus qu’à défendre sa vie, est le fondement de la tragédie que raconte l’histoire. On comprend que Gladys Eisenach craignait à un point tel qu’on découvre son âge qu’elle refusait littéralement à sa fille le droit de vivre en société. Elle la maintenait dans une enfance artificielle sans égard à ses sentiments. Quand la jeune femme devient amoureuse et, de surcroît, enceinte, les ficelles du drame se nouent. L’enfant né dans ces circonstances deviendra le cauchemar de sa grand-mère.
L’importance accordée à la jeunesse et la survalorisation de l’apparence pourraient rendre le propos du roman particulièrement actuel. Ce n’est pourtant pas le cas. L’atmosphère surannée, le milieu social dans lequel les personnages évoluent et l’intrigue elle-même en font un roman qui, bien que publié en 1936, semble sorti du dix-neuvième siècle plutôt que du vingtième. On ne parvient pas à compatir à la détresse de cette femme vieillissante, qui, en regard des repères d’aujourd’hui, manque de crédibilité. Elle paraît en effet plus pathétique que touchante. Tragédie et caricature ne font pas bon ménage. On ne saurait bien sûr reprocher à Irène Némirovsky de ne pas écrire selon les critères de la postmodernité, mais il convient sans doute de mentionner que Jézabel plaira davantage aux amateurs de romans balzaciens qu’aux accros des éditions de Minuit.
Même chose pour La proie, qui reprend le thème de la rupture entre générations autour d’un personnage masculin cette fois, Jean-Luc. Ce dernier entretient une rancune tenace contre son père, un homme de principes austère qui se satisfait de sa vie modeste. Jean-Luc ne voit dans cette attitude que médiocrité et il rêve d’une situation sociale à la mesure de ses ambitions et du sentiment qu’il a de sa propre valeur. Il tombe amoureux de la fille d’un homme en vue. En l’épousant il ferait coup double, mais la jeune personne sait où est son intérêt et propose à Jean-Luc de devenir sa maîtresse alors qu’elle s’apprête à épouser l’homme que lui destine sa famille. Habité de sentiments contradictoires, le cynisme relayant la tendresse, l’orgueil éclipsant la cupidité, non seulement le héros finit-il par trahir amour et amitié, mais il se retrouve coincé dans une entreprise qui périclite, ce qu’il aurait pu éviter si ses ambitions ne l’avaient pas complètement aveuglé. Enferré dans son propre piège, il n’arrivera donc pas à satisfaire son désir d’ascension sociale, sa soif de prendre sa revanche sur ses origines modestes et les frustrations qui en ont découlé. Comme Gladys, Jean-Luc reste toute sa vie un adolescent en révolte et en paye le prix.
Si le propos et les thèmes traités dans ces deux romans ne m’ont guère touchée, je dois reconnaître que j’ai été sensible à la qualité de la construction narrative, menée de façon rigoureuse. Le narrateur adopte avec subtilité le point de vue des personnages, qui ne sont pas d’emblée sympathiques, parvenant ainsi à nous faire saisir leurs motivations, ce qui est toujours une entreprise délicate.
Registre grave
Les feux de l’automne reprend en grande partie les mêmes thèmes : parents responsables du malheur de leurs enfants, rancunes familiales, mariages sans amour, amours opportunistes, vengeances qui se retournent contre leur instigateur. La guerre y est d’abord idéalisée et ensuite racontée de l’intérieur, ce qui confère au récit une facture beaucoup plus moderne. Mais c’est surtout la constance du principal personnage féminin, qui pardonne les faiblesses de son mari lorsque ce dernier se rend compte qu’il a tout perdu, y compris sa propre estime, qui donne une plus grande maturité à ce récit. Les personnages y sont moins manichéens et la vie ne passe pas sur eux sans les transformer, dans le bon sens du terme. Comme si l’âge, ou le temps, n’était plus l’ennemi à vaincre, à dénier, à oublier.
Pourtant, on le sait aujourd’hui et peut-être le pressentait-elle alors, le temps était ce qui était sur le point de manquer à Irène Némirovsky. On ne peut s’empêcher d’y penser quand on lit le chef-d’œuvre qu’est Suite française (2004), écrit sous l’Occupation, dans les derniers mois de sa vie. On y vit la fuite de Paris, la peur de perdre ses biens, le soulagement de retrouver l’être cher, toutes situations qui mettent en évidence l’égoïsme de chacun, qui tourne parfois à l’absurde. Alors que la guerre fait rage et que l’on craint d’être bombardé, on peut tout aussi bien mourir renversé par une voiture ou attaqué par une bande d’enfants en révolte.
Le plus intéressant dans ce magistral roman est que le point de vue, tour à tour celui de l’occupant et celui de l’occupé, se veut universel. Les Allemands n’y sont pas moins humains que les Français. Seules les circonstances les ont placés dans les positions qu’ils occupent et les uns ne seraient pas meilleurs que les autres si elles étaient inversées ; d’ailleurs la guerre de 14-18 (comme l’évoque Joyeux Noël, un film récent de Christian Carion), où les rôles ont été à certains moments renversés, est encore dans presque toutes les mémoires. Le propos est donc nuancé comme peut l’être celui de Sébastien Japrisot dans Un long dimanche de fiançailles (dont la version cinématographique fait voir une Allemande aidant la protagoniste à retrouver son amoureux). Pensons aussi à Alice Ferney, dont le roman Dans la guerre montre que le meilleur soldat est un chien qui obéit aux ordres par amour pour son maître, sans comprendre la différence entre le bien et le mal. C’est l’absurdité du conflit armé – de tout conflit armé – qui est dénoncée dans Suite française et moins l’oppression d’un peuple par un autre. D’ailleurs, la question du sort réservé aux juifs n’y est jamais abordée, ne serait-ce que par allusion.
Cette constatation est d’autant plus étonnante quand on sait que le récit a été écrit par quelqu’un qui appartenait au peuple menacé, qui vivait l’événement de l’intérieur, qui avait tout à craindre et dont la vie s’est terminée dans une chambre à gaz. On aurait pu s’attendre à un plaidoyer en faveur des uns, à un procès contre les autres. On découvre au contraire un récit où chacun peut être antipathique ou touchant, selon le bout de la lorgnette par lequel on l’envisage. Il est vrai que c’est après la guerre que l’ampleur du génocide a été découverte, mais il n’est pas moins vrai, selon la préface de Suite française du moins, qu’Irène Némirovsky était consciente du danger qui menaçait les siens et qu’elle a tout fait pour protéger ses filles, y compris se convertir au christianisme.
Bref, après avoir été déçue par les premiers récits d’Irène Némirovsky, j’ai compris que, quand on lit son dernier roman posthume, on voudrait avoir la possibilité de ne pas s’arrêter là. On aimerait retrouver une prose aussi nuancée, une écriture maîtrisée aux images précises, des personnages aux caractères complexes : de vieilles dames égoïstes deviennent touchantes quand elles songent à leur fils prisonnier, de nobles gens refusent de vendre le produit de leur ferme aux citadins, des soldats romantiques sont séduits par le désœuvrement des femmes dont ils occupent les maisons. On l’aura compris d’entrée de jeu, je n’ai malheureusement pas retrouvé de tels personnages dans les romans réédités depuis Suite française (et dont certains avaient pourtant connu un succès certain). Vindicatifs ou égoïstes pour des motifs qui ne nous touchent plus guère, les personnages des premiers romans manquent de maturité et d’ouverture, comme chacun de nous certes, mais de façon peut-être trop caricaturale pour qu’on consente à s’y reconnaître.
On lira cependant avec beaucoup de plaisir La vie de Tchekhov, un essai posthume qui fait du dramaturge un portrait touchant. Comme c’est souvent le cas, l’art de raconter se prête à merveille à l’exercice de la biographie. Le sort particulièrement dur qui s’est acharné sur Tchekhov (né dans une famille dysfonctionnelle, rongé par la maladie, malheureux en amour et pratiquement indigent) en fait un personnage tout à fait romanesque, dont le destin se prête bien à la plume d’Irène Némirovsky, qui essaie souvent de traduire le point de vue de Tchekhov sur le contexte sociopolitique dans lequel il vit. Il en ressort un parallèle intéressant avec l’entre-deux-guerres en France. Bref, l’intérêt du récit se double d’un incontestable intérêt documentaire.
Sans doute l’édition profite-t-elle du succès d’un livre pour vendre aussi les tentatives qui présentent moins d’intérêt. Sans doute aussi n’avons-nous pas toujours la patience d’apprécier le lent mûrissement d’un talent. Reste que tout est loin d’être égal dans l’œuvre d’Irène Némirovsky. Certains des titres ne rendent qu’un faible écho de la magistrale voix que fait entendre Suite française. Mais une fois qu’on a lu ce dernier, on est sensible à cet écho.
On peut également lire un autre article consacré à l’auteure par Michèle Hécquet, dans Nuit blanche numéro 84, automne 2001 et dans la rubrique « Écrivains méconnus ».
1. Entre autres Jézabel, Albin Michel, 1936 ; La proie, Albin Michel, 1938 ; La vie de Tchekhov, Albin Michel,1946 ; Les feux de l’automne, Albin Michel, 1957.
EXTRAITS
Ces vieux, il les regardait sans les voir ; il les englobait dans la même indifférence méprisante. Ils avaient les mêmes tics, les mêmes traits à ses yeux. Ils peuplaient un univers à l’écart du sien. Ainsi, pour le vieil homme lui-même, la jeunesse forme une masse indistincte, où se détachent seuls ceux de son sang.
La proie, p. 60.
– Qu’il me regarde seulement une fois avec désir, non, pas même cela, avec admiration, comme on regarde une femme, qu’il ait un moment de trouble, de… de silence, de rêve, comme tant d’autres avant lui, et je cesse de résister, je lui accorde la petite, je consens à tout, mais que je voie, que je sente seulement que je suis encore une femme… Car autrement, à quoi bon vivre ?
Jézabel, p. 134-135.
Ce soir encore, comme il le faisait souvent, Yves s’approcha de la cheminée et prit le cadre. Cet homme maigre, barbu, aux yeux enfoncés, avec son uniforme et ses décorations, lui paraissait appartenir à un autre âge. Il le considérait avec étonnement et attention. Il était mort six ans avant sa naissance, dans une grande guerre. Cela le rattachait en quelque sorte à tout un fabuleux passé de l’Histoire, de légende et cela le rapprochait en même temps d’Yves lui-même : car Yves, comme tous les garçons de cette génération, croyait qu’il était voué à la guerre.
Les feux de l’automne, p. 245.
Un instant, il avait tremblé. Il ne voulait pas mourir. La vie était douce. Il y avait tant de choses charmantes – les jolies femmes, car il aimait la beauté, ce n’était pas un ascète, mais le plus humain des hommes, la nature, la flânerie, les livres, le théâtre, l’amitié. Ce mouchoir maculé de sang signifiait-il… la mort ? Il avait appelé à son secours non pas sa résignation, son orgueil ou sa science, non pas une vertu d’Occident, mais cette paresse slave qui consiste à s’asseoir en face de la vérité, à regarder longtemps fixement, sans faire un geste pour la fuir, à la regarder si bien qu’elle finit par perdre toute forme, par se fondre en une sorte de brume, par se dissoudre et disparaître.
La vie de Tchekhov, p. 84-85.