Qu’elle cherche ses miroirs dans le roman, la biographie ou les enquêtes sociologiques, la société s’interroge sur elle-même. Elle l’a toujours fait.
En son temps, Montesquieu dégriffait les susceptibilités en confiant à des Lettres persanes fictives le soin d’adresser des questions aux Européens. Mais peut-être les questions deviennent-elles plus imprévisibles depuis que les absolus de l’un n’ont pas cours dans la société que l’autre imagine. Tentons quand même un regard sur ce qu’une autre époque aurait qualifié de « questions sociales » et que nombre de nos contemporains rangeront parmi les drames personnels.
Drogues, gangs et prostitution
Il y a plus de trente ans, la Commission Le Dain s’interrogeait sur l’usage des drogues à des fins non médicales. Elle ne parvint pas à un consensus. Le débat a continué, mais la législation canadienne en a peu profité. Aujourd’hui, toutefois, plusieurs réclament un assouplissement. L’excellent ouvrage de Line Beauchesne, Les drogues, Les coûts cachés de la prohibition1, arrive donc à point nommé : il fournit la réflexion approfondie et les renseignements que requiert une discussion éclairée. L’auteure ne cache pas ses couleurs : la prohibition des drogues ne vaut pas mieux que celle de l’alcool, la dépendance instantanée à l’égard de certaines drogues tient du mythe, l’industrie pharmaceutique rentabilise des peurs sans fondement, le puritanisme étatsunien combat toute velléité canadienne de tolérance… Grâce à ce périple minutieux, ambitieux dans le temps et dans la géographie, de nombreuses bonnes volontés réviseront les préjugés entretenus par certaines industries et les corps policiers.
Autre thème cher aux médias, la gang. Marc Perreault et Gilles Bibeau en font pourtant une chimère à apprivoiser. Prudemment, ils limitent leur démonstration aux « jeunes Québécois d’origine afro-antillaise ». Les conclusions de La gang : une chimère à apprivoiser2 n’en sont que plus crédibles. Apprécions que les jeunes prennent ici la parole, car il est trop fréquent de n’entendre leur voix que filtrée, retransmise, déformée. Apprécions aussi le recul historique et sociologique : le phénomène des gangs peut s’apparenter aux classiques rites de passage et révéler une marginalité plus ambivalente que malsaine. « À l’exception d’une poignée d’individus qui ont des intérêts immédiats à retirer du contrôle des activités criminelles sur un territoire, la question des rivalités entre jeunes d’origine afro-antillaise de quartiers différents relève de pratiques identitaires qui ont très peu à voir avec la criminalité. »
Les dimensions culturelles retiennent aussi l’attention. La gang constituée par les jeunes Québécois d’origine afro-antillaise dépend d’une culture spécifique, mais ses modèles traversent les frontières et ignorent les cloisonnements linguistiques ou politiques. Les gangs américaines parlent anglais, mais le francophone afro-antillais de Montréal perçoit grâce à elles sa propre négritude, comme aurait dit Senghor.
La famille afro-antillaise pèse également de tout son poids sur les valeurs des jeunes. Les châtiments corporels se perpétuent visiblement, au point de provoquer des heurts entre la communauté afro-antillaise et la société d’accueil. Les parents blâment volontiers la société québécoise des frasques de leurs jeunes. La conception que se fait la communauté afro-antillaise de la famille modifie la notion de couple et rend parfois le père passablement lointain : « […] je n’accepte pas ce mot… le terme de famille élargie. […] La vraie famille, c’est ce qu’on vit, nous autres ». Autant il était bon que ces éléments accèdent enfin à l’explicite, autant il faudra cerner de plus près les zones d’incompréhension. Le rejet du Québec semble, en effet, aller de soi aux yeux d’un bon nombre.
Yolande Geadah n’en est pas à sa première incursion en territoire controversé. Cette fois-ci encore, elle investit dans son plaidoyer une solide cueillette de données et un examen minutieux des informations. N’en concluons pas pour autant que ses conclusions ne soient pas déterminées d’avance. Le titre, certes, pose une question, mais l’auteur avait tranché dès le départ : La prostitution, Un métier comme un autre ?3 Non, les femmes n’améliorent pas la condition féminine en considérant les prostituées comme des « travailleuses du sexe ». Que le postmodernisme veuille réduire la pratique de la prostitution à un choix personnel n’impressionne pas Yolande Geadah. À ses yeux, des valeurs existent qui doivent résister même en période d’offensive individualiste.
Remarquable documentation, répétons-le. L’auteure intègre à son analyse aussi bien les gestes de l’ONU dans les Balkans que la récente interdiction de la prostitution en Suède, aussi bien le tourisme sexuel que les visas pour les « danseuses exotiques ». L’ampleur du problème s’impose à l’esprit. Par contre, les différences s’amenuisent. Peut-être trop. La Thaïlande ou les Philippines pourraient-elles imiter la Suède ? Les déterminants de la santé, la pauvreté au premier chef, sont-ils partout les mêmes, au point que les réformes puissent avancer d’un même pas ? Yolande Geadah investit tant de sincérité dans sa cause qu’elle homogénéise des situations et des contextes qui, sans en changer les principes, justifieraient des calendriers plus patients. Elle se laisse même entraîner à des verdicts cinglants à l’égard de ceux qui pensent autrement. Son enquête constitue, toutefois, selon un terme galvaudé, un repère incontournable.
Romans vrais ou faux
La rue exerce aussi sa revanche sur la littérature ruralisante. L’odeur des réceptions familiales du temps des fêtes se dissipe et la solitude des paumés urbains s’impose comme thème courant.
Henri Lamoureux poursuit avec Squeegee4 une œuvre littéraire aux sonorités dérangeantes. Tantôt il débride les plaies de la ville avec le scalpel de l’essayiste, tantôt il donne aux enjeux les visages humains dont vit le roman. Qualité supplémentaire, l’écrivain multiplie les angles d’analyse. L’argent distingue et oppose les individus, mais l’âge contribue lui aussi aux cloisonnements et la ville, encore mal apprivoisée, ajoute ses clivages. Être jeune et pauvre, c’est vivre doublement isolé. Être jeune, pauvre et citadin, c’est pire. « Nous sommes des sous-produits de l’asphalte. Allez donc quêter dans un ravage de chevreuils ou nettoyer des pare-brise sur une route en gravier où ne passent que des camions de pitounes conduits par des chauffeurs fous. La campagne, c’est plate à mort. Ce n’est pas notre élément naturel. » Grâce à Henri Lamoureux, les plus fragiles de notre jungle urbaine s’expliquent, émeuvent, érodent nos préjugés, restaurent leur confiance. Cet auteur ne pratique pas « la vertu hygiénique de l’euphémisme », mais le témoignage décapant. À lire et à relire.
Familier de la ville de Québec, bien au fait des poèmes et des airs par lesquels s’expriment les jeunes urbains, Paul Beaulne décrit deux mondes parallèles dans Banc d’essai5. Simon et Bernard circulent d’un côté de la barricade, ceux que Brassens qualifiait de bourgeois s’adonnent à leurs transactions de l’autre côté. « Un homme en complet jette un œil puis replonge dans son journal. Rien ne l’atteint. Son univers ne laisse aucune place ni aux choses ni aux gens qui n’en font pas partie. Qui ne peuvent y ajouter une valeur. Une valeur ajoutée. » Le contraste est net, dur, tranchant. Même le banc public peut susciter la convoitise des calculateurs, du moins leur manie de la récupération. L’écriture se permet de superbes audaces : « Bernard bernarde en lui-même. »
Même si les préoccupations sociales d’Alain Ulysse Tremblay n’affleuraient pas dans La langue de Stanley dans le vinaigre6, on aurait droit à un récit prenant et solidement construit. La décision de situer l’intrigue au carrefour des relations entre la société et ses marginaux crée, en effet, sa propre tension. Le récit familiarise, avec tact et honnêteté, avec le métier du travailleur de rue. La description liquide tant de mythes et enseigne tant de neuf qu’on est comblé par cette face du roman : Jenny et Richard distribuent condoms et seringues vierges, ils ne pactisent pas avec la police, ils détestent les ethnologues qui fichent des humains désespérés, ils n’imposent ni morale ni abstinence… Tremblay n’a pourtant pas triché. D’étape en étape, il a suivi l’enquête sur Stanley. Quand les deux récits se croisent enfin, les travailleurs de rue vivent dans les mémoires et l’énigme policière se dénoue. Réussite sur les deux fronts.
Pute de rue7 de Roxane Nadeau ne m’a ni rejoint ni ému. Que l’auteure, si elle existe, m’en excuse. A-t-elle imaginé ou vécu ce qu’elle raconte ? Je ne sais, mais les clichés patoisants empêchent d’entrevoir l’authentique. S’il existe. Rédigée à distance ou saisie à chaud, cette triste confession n’est guère littéraire. Si désespéré que devienne le cercle vicieux entre la drogue et la prostitution, le roman n’existe que si une écriture saisit le projet, le stylise, lui donne une esthétique.
Témoignage et confession
La décision de Micheline Duff me paraît avoir été la bonne. Quand la presse s’est intéressée à Jean-Pierre Lizotte, cet itinérant brutalement expulsé d’un bar de Montréal, harponné par la police et décédé six semaines plus tard à l’hôpital Notre-Dame, la tentation s’est forcément présentée à sa marraine : pourquoi ne pas en tirer un roman ? Micheline Duff, en effet, connaissait Lizotte mieux qu’une mère connaît son enfant : elle savait qui il était quand elle a entamé avec lui le genre de correspondance dont rêvent tant de détenus. Le matériel était réuni. Micheline Duff a préféré la sobriété. Elle avait perçu qu’une mère ne peut traiter son fils comme un prétexte à jaunisme.
Mon grand8 est l’histoire d’un fils. Lizotte ne mûrit pas. Il promet, mais ne tient pas. À peine a-t-il reçu une aide qu’il succombe de nouveau. Sans cet attachement qui défie le bon sens, la générosité de Micheline Duff ne serait qu’une immense naïveté. Je préfère y voir l’amour maternel.
Le malaise qui s’empare du lecteur dès l’instant où Jean-François Bertrand entreprend de raconter sa descente aux enfers, dans Je suis un bum de bonne famille9, ne se dissipera pas. La question résistera : pourquoi ce récit ? L’être humain est trop complexe pour que la révélation publique des gestes les moins glorieux d’une existence obéisse à des motifs univoques. Malgré l’admiration qu’inspire un tel courage ou la compassion que suscite l’aveu d’un pareil enlisement, le doute subsiste. Le mien ne porte pas sur la sincérité de la confession, mais sur les motivations profondes qui, peut-être à son insu, ont conduit l’auteur à se livrer à la curiosité populaire. On sait la place prise dans nos sociétés par les confessions de toutes natures, depuis celles, systémiques, des Alcooliques Anonymes jusqu’aux « renaissances » qui permettent à des personnalités publiques de faire tout à coup l’impasse sur leur passé. Que ces formes de thérapie produisent maints effets heureux, nul ne le contestera. Ces méthodes invitent cependant les questions : se confesse-t-on sur la place publique pour s’interdire le retour en arrière ? Si tel est le cas, l’individu y trouve son compte et on lui reconnaîtra un grand courage. On n’est quand même pas encore en littérature. Dans le cas de Jean-François Bertrand, la confession se serait rapproché davantage du palier littéraire si les recettes, citations, clichés avaient occupé moins de place. Certaines allusions, pudiques et pourtant révélatrices, laissent entendre que Bertrand en sait plus long qu’il n’en dit sur les causes profondes de son dérapagAe. Félicitons-le de n’avoir battu que sa coulpe ; qu’il admette que la confession n’a pas été complète. Ce qui nous ramène à l’imprécision des motifs.
On est décidément très loin de Laure Conan ou de Louis Hémon…
1. Line Beauchesne, Les drogues, Les coûts cachés de la prohibition, Lanctôt, Outremont, 2003, 341 p. ; 24,95 $.
2. Marc Perreault et Gilles Bibeau, La gang : une chimère à apprivoiser, Boréal, Montréal, 2003, 391 p. ; 27,95 $.
3. Yolande Geadah, La prostitution, Un métier comme un autre ?, VLB, Montréal, 2003, 299 p. ; 26,95 $.
4. Henri Lamoureux, Squeegee, VLB, Montréal, 2003, 189 p. ; 19,95 $.
5. Paul Beaulne, Banc d’essai, Vents d’Ouest, Gatineau, 2003, 165 p. ; 18,95 $.
6. Alain Ulysse Tremblay, La langue de Stanley dans le vinaigre, La courte échelle, Montréal, 2003, 187 p. ; 20,95 $.
7. Roxane Nadeau, Pute de rue, Les Intouchables, Montréal, 2003, 104 p. ; 14,95 $.
8. Micheline Duff, Mon grand, JCL, Chicoutimi, 2003, 238 p. ; 19,95 $.
9. Jean-François Bertrand, Je suis un bum de bonne famille, L’Homme, Montréal, 2003, 223 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Si certaines bureaucraties et industries s’enrichissent avec la prohibition, les grandes organisations criminelles le font également. Et ce sont les citoyens qui paient le prix de cette mascarade. Il y a la violence des marchés de distributeurs de drogues illicites qui détruisent la qualité de vie de nombreux quartiers quand ce ne sont pas des menaces ou atteintes directes à la vie des personnes. (Oscapella, 2000 ; TEDNA, 2002) La population subit également les nombreux contrôles de l’industrie de la répression : la criminalisation, les programmes de dépistage, la prévention par la peur, etc.
Les voies de la prohibition ne sont pas les voies de la démocratie.
Line Beauchesne, Les drogues, Les coûts cachés de la prohébition, Lanctôt, p. 44.
La définition de la gang comme une famille est aussi liée à l’idée que la gang constitue la meilleure réponse aux problèmes familiaux que vivent les jeunes. La famille naturelle est vue comme la source première des problèmes personnels du jeune et la gang se présente comme la nouvelle famille qui est capable de l’aider à surmonter les problèmes en question.
Marc Perreault et Gilles Bibeau, La gang : une chimère à apprivoiser, Boréal, p. 104.
[…] la reconnaissance de la prostitution comme un « travail » légitime ne peut en rien protéger les femmes prostituées. Au lieu de considérer la prostitution comme inévitable, ne vaudrait-il pas mieux lutter pour modifier les comportements des clients qui créent la demande? Il faudrait, dit-elle, s’inspirer davantage de programmes tels que SAGE, à San Francisco, qui obligent les clients à suivre un cours de huit heures, qui vise à les sensibiliser aux conséquences désastreuses de la prostitution sur la vie des femmes qu’ils achètent pour leur bon plaisir.
Yolande Geadah, La prostitution, Un métier comme un autre ? ,VLB, p. 244.
Son quatrième foyer, une famille d’Ahuntsic, mot qu’elle ne parviendra jamais à dire correctement, comptait deux autres enfants : Maxime, un garçon de quatorze ans, et Rosette, avec qui elle ne réussira jamais à s’entendre. Partageant la chambre de cette dernière, elle était bien obligée de lui parler, mais se bornait à l’essentiel. Les parents étaient convenables. Maxime, lui, n’arrêtait pas de l’achaler, de lui offrir de l’argent pour qu’elle lui fasse toutes sortes de trucs. À treize ans, elle savait ce qu’était une fellation. À quatorze, elle a fumé du crack pour la première fois et elle a fait l’amour avec un type de dix-huit ans.
Henri Lamoureux, Squeegee, VLB, p. 81.
La nuit, les gens d’ici jouent cartes sur table, bien que les mots soient parfois couverts. Apparition du gars en chemise blanche de Chez Barbara. Jenny me glisse à l’oreille que c’est le pusher. Aux toilettes, il l’a abordée. Une mise en garde. Nous ne sommes pas autorisés à vendre Chez Barbara. C’est chasse gardée. Jenny l’a rassuré. Nous travaillons, mais pas dans le même domaine.
Il entre et va droit à une table occupée par deux jeunes. On sent la tension s’établir. La chemise blanche s’assoit en poussant l’un d’eux. S’ensuit une discussion. Le ton semble animé. Les jeunes se lèvent et partent.
La chemise blanche sort à leur suite. Il les regarde s’éloigner, les mains sur les hanches, l’air satisfait. Puis il vient fumer aux tables à pique-nique.
Alain Ulysse Tremblay, La langue de Stanley dans le vinaigre, La courte échelle, p. 76.