La Slovène Brina Svit s’est rapidement imposée avec ses romans traduits en français, Con brio et Mort d’une prima donna slovène. Avec Moreno, elle choisit le français comme langue d’écriture, ce qui lui mérite le Prix 2003 du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l’Académie française.
En cage et en panne
La naissance de ce récit autobiographique était pourtant mal engagée. L’an dernier, Brina Svit est invitée dans une résidence d’écrivains en Toscane et elle délaisse ses habituels lieux de vie, Paris et la mer Adriatique, en Slovénie. Mal lui en prend. La cage de la Baronne Beatrice Monti della Corte était dorée mais l’environnement snob et précieux lui coupe l’inspiration.
L’amorce du roman apportée avec elle demeure en plan et Brina Svit trouve refuge auprès des domestiques de son hôtesse. C’est ainsi que naît Moreno1, chronique des relations d’amitié entretenues avec les cuisinier, femme de ménage, jardinier et chauffeur, surtout avec ce dernier d’ailleurs, au grand dam de la maîtresse des lieux, déconfite par cette mésalliance sociale. Ce sens de l’autre que l’ex-Yougoslave a hérité de son passé – « du temps du communisme, on était tous plus ou moins égaux » – sera la vraie fracture d’avec la Baronnessa.
Oser le français
La blonde Slovène est sans doute indisciplinée mais le récit de son difficile séjour est plein d’humour et de sensibilité. Les six semaines passées près de Florence n’avaient en effet rien d’idylliques. Si les oliviers, les cyprès et la lavande ont adouci l’épreuve, le refuge d’auteurs est rapidement devenu un lieu improductif contre lequel elle se bat. « Le château mauresque et le palais renaissance […] copies, contrefaçons, construits au début du siècle […] ont un coté faux, un côté décor… »
La romancière est courageuse. Elle affronte. Elle échangera « une petite langue comme le slovène contre une plus grande, le français, une langue trop distinguée pour [elle] ». « J’ai déserté ma langue maternelle », dira-t-elle. Veut-elle transgresser tous les tabous à la fois, y compris celui de l’amitié entre un homme et une femme ? Le couple platonique qu’elle forme avec le chauffeur Mohammed devient « un ‘nous’ qui ne demande rien, qui n’exige rien, qui se réjouit de chaque moment de son existence incertaine ».
En passant de l’habituelle fiction au récit autobiographique, Brina Svit tente une aventure.« J’ai écrit Morenoà un moment particulier de ma vie, enfermée dans une tour d’ivoire, coupée de l’extérieur. Cette chroniqueest une exception pour moi. Ce qui pose problème, c’est le sentiment de responsabilité à l’égard des personnes réelles. Dire les choses telles qu’elles se sont passées, ne rien inventer, demeurer près de la réalité. » Frôlant parfois l’impudeur, Brina Svit échappe à la mode du voyeurisme, elle freine, se retient. L’auteure et cinéaste fait sien le mot de Dany Laferrière : « [O]bserver les gens, cette si jolie manière d’appréhender les choses ».
Éternelle étrangère
L’incursion dans une narration réaliste réussit à Brina Svit qui avoue par contre sa crainte « de perdre le pouvoir sur le temps qu’a le romancier. Seule la fiction peut dilater, accélérer, freiner le temps ». Pourtant, dans la maturité de sa quarantaine, Brina Svit met bien à profitsa curiosité de journaliste, ses talents d’interprète-traductrice, autant de la langue que du cœur. Sous ses airs de jeune fille sage, la rebelle Slovène a peut-être décontenancé la Baronnessa mais a su transcender son propre désarroi et propulser son récitvers l’authenticité. « Dans une langue qui n’est pas la sienne, on expose ses faiblesses, on enlève le vernis. »
Les courts chapitres sans titre de Moreno s’égrènent un à un, ce qui permet à l’auteure « de tenir l’élastique de l’intrigue bien tendu, de jouer avec le rythme, de créer une certaine musicalité. D’aller droit au cœur des lecteurs ». Et les fidèles de Brina Svit sont nombreux au rendez-vous. Outre les Slovènes et les francophones, anglophones et hispanophones, Allemands et Grecs ont accès à des traductions dans leur langue propre. Même si la romancière est exigeante. Car elle peine à la tâche et en exige autant des autres. « Mon lecteur doit travailler avec moi, je ne donne pas facilement les réponses. » Érudite et intransigeante, Brina Svit présente parfois un côté irritant de surdouée.
Journaliste très active dans la presse slovène, artiste bien accueillie dans les cercles littéraires français et européens, la polyglotte ne se sent de nulle part. Ni de Paris où elle habite depuis 25 ans ni de Ljubljana où elle est née. Elle se considère « une étrangère, ce qui veut dire être éveillée, poser un regard frais et lucide sur les choses, ne pas se laisser embrigader ». Dans Moreno, elle renchérit : « […] je ne suis plus une Yougoslave, je ne suis pas une vraie Slovène, je ne suis pas une vraie Française non plus. Je suis une extracommunautaire ».Ainsi disent les Italiens pour les immigrants venus de pays en voie de développement. C’est le statut officiel de son héros, le Berbère Mohammed. « Voilà le mot qui me convient. En dehors. En dehors des communautés nationales. »
Profondément slovène
Pourtant, quand Brina Svit évoque les horreurs des guerres en ex-Yougoslavie, quand elle raconte la vie de ses ex-frères de la péninsule balkanique, son œil se voile. Il est vrai que la Slovénie était, dans un passé rapproché, une des six républiques constituantes de la Yougoslavie de Tito, depuis disparue. Et l’émotion transpire quand l’écrivaine engagée parle de son récent passage aux 4e Rencontres européennes du livre de Sarajevo. La ligne entre l’étrangère et la Slovène semble alors bien mince, surtout quand elle explique que « le festival littéraire de Sarajevo est plus important que les autres car la fenêtre sur l’extérieur y est plus grande ». Le témoignage portant plus haut, plus loin. De Sarajevo, elle avoue dans Moreno : « […] c’était pour moi la seule ville de l’ancienne Yougoslavie où on pouvait être yougoslave ».
Bien slovène est son patronyme Svigelj qu’elle a troqué contre le pseudonyme de Svit « car trop difficile à prononcer et puis Svit signifie aube, c’est de bon augure ! » Bien slovène aussi, de l’époque héroïque des Partisans, son prénom Brina de l’arbuste genièvre, dont ses parents l’ont baptisée. Brina Svit entretient une forte relation avec les identités qu’elle s’amuse à former et transformer. « Comme Proust, je cherche longuement les noms de mes personnages. Seulement une fois trouvés puis-je commencer à rédiger. Je pense en ce moment à une fiction, une histoire d’amour, sur le lac de Bled, en Slovénie. Je réfléchis à des noms »
Assise à sa table ronde de bois blond, dans son salon « avec vue sur les toits de Paris », Brina Svit feuillette avec ravissement un de ses derniers-nés, le Silence des poissons – Molk rib –,courte histoire magistralement illustrée par l’artiste Sasho Urukalo, de Ljubljana. Superbe aussi est l’édition slovène de Moreno, chez Cankarjeva zalozka. Un graphisme sensuel rouge et noir. Du même rouge que le frigo slovène Gorenje placé en évidence, pour être admiré. Étrangère ? Peut-être. Mais Brina Svit semble profondément slovène.
1. Brina Svit, Moreno, Gallimard, Paris, 2003, 119 p. ; 19,95 $
EXTRAITS
Je suis ici aussi pour écrire mon nouveau roman. J’ai présenté le projet : une histoire d’amour, ça se passe dans des appartements parisiens, ça devrait s’appeler Fidélité, 23 m². Je suis en train de dévier de route. Ca ne sera pas vraiment une histoire d’amour, quoique ça se passe ici, sur les terres toscanes et ça s’appellera Moreno.
Moreno, p. 12.
Cette langue est trop distinguée pour moi. C’est comme un vêtement trop bien coupé, trop élégant, trop strict et sophistiqué. Je ne suis pas à l’aise dedans, je ne peux pas bouger comme je veux, je ne peux pas le déformer à ma façon. Il n’arrive pas à se faire à moi et moi encore moins à lui. Ce sont mes habits désespérément neufs tous les jours. J’écris en français.
Moreno, p. 19.
Pourtant mes origines ne sont pas vraiment compliquées. Je suis née de parents slovènes à Ljubljana, en Slovénie, l’une des six républiques de l’ancienne Yougoslavie. J’aimais beaucoup ce pays bien que je ne me sois sentie vraiment yougoslave que l’été au bord de la mer croate, à l’occasion de quelques matchs historiques de l’équipe nationale de basket-ball ou pendant quatre jours à Sarajevo lors d’une visite chez mon ami Miki.
Moreno, p. 27.
Il occupe les deux pièces au premier étage de l’ancien fenile à côté de la maison principale : une chambre, une cuisine avec un coin repas et une douche. Pas de couleurs, art contemporain ou objets orientaux aux murs comme dans le reste de la propriété. Pas de livres ou de piles de Vanity Fair. Pas de meubles chinés et restaurés par Raffaello non plus. Rien que le strict nécessaire : un grand lit, une table de jardin, un vieux canapé, une chaise. Une affiche d’une couverture du New Yorker pour tout effort de décoration de la part de la Baronessa.
Moreno, p. 38.
Moi qui ai toujours pensé et continue à le faire que la fiction est plus vraie que la vraie vie et peut nous faire comprendre mieux la vie que cette vie elle-même. Moi qui suis persuadée que la fiction a un vrai pouvoir sur la vraie vie, pouvant devenir cette vraie vie à son tour. Moi enfin qui avant de venir ici étais dans une quasi-certitude que je ne dirais jamais « je » et n’aurais pas besoin de jouer à ce jeu que « je » est une autre.
Moreno, p. 36.
J’ai fait quelques découvertes depuis que je suis enfermée dans la Torre et que j’écris en français. Une certaine liberté, pour commencer. Je peux enfin écrire sur ma mère, froidement, sèchement, cliniquement, comme si elle était la mère de quelqu’n d’autre, enfin presque. Ça devrait marcher aussi pour mon père, mes grands-parents ou la mère patrie… Je n’ai pas forcément envie de parler d’eux, mais c’est bon à savoir.
Moreno, p. 55.
À Paris le temps prend une autre mesure : les jours sont longs, serrés fin jusqu’à la nuit, et les nuits n’existent plus car je dors. Je fais tout ce que je n’ai pas fait pendant ce six semaines : courses, ménage, cuisine, lessive, lecture, cinéma, articles, traductions, vélo, promenades, amour… Je parle de nouveau en français à tout le monde et en slovène à mes enfants. Je lis la presse, j’écoute les informations à la télévision, Chirac est content, le championnat du monde de football va commencer dans quelques jours. Je reprends même mon roman.
Moreno, p. 111.
Les rapports entre les êtres humains ne sont pas comme des composants chimiques : compatibles ou incompatibles. Les rapports entre les êtres humains sont incompréhensibles.
Mort d’une prima donna slovène, p. 113.
Nos proches nous sont-ils vraiment proches et sont-ils vraiment bien disposés à notre égard, me demandais-je, les yeux tournés tantôt vers elle, tantôt vers le plafond.
Rien ne me paraissait moins sûr, ou plus précisément : je n’ai rien remarqué qui m’aurait permis de répondre par oui à ces questions.
Mort d’une prima donna slovène, p. 131.
Demandez-moi si l’indifférence et l’égoïsme sont contagieux !
Mort d’une prima donna slovène, p. 158.
Lea Kralj n’a été une diva, une vraie diva, qu’une seule et unique fois dans sa vie , et ce, juste un instant et pour ainsi dire par erreur.
Mort d’une prima donna slovène, p. 188.
Parfois, je suis profondément mécontent de moi-même : parce que j’ai toujours le sentiment, à presque soixante ans, que je ne fais que me rapprocher de bien des choses. Que je ne sais pas exprimer avec précision et simplicité certains phénomènes. Comme dans la dernière phrase des Palmiers sauvages, qui à chaque fois me bouleverse : « Entre le chagrin et le néant, c’est le chagrin que je choisis. » Le roman est aussi la vie qui mène à cette clarté.
Con brio, p. 85.
– Je ne vous imaginais pas comme ça. Comment dire ? Disons que pour moi vous étiez quelqu’un qui sait choisir. Tout : amis, connaissances, femmes, situations, l’émission à laquelle il participera, le journal pour lequel il écrit, les livres qu’il lit… Quelqu’un qui, tout simplement, sait ce qu’il veut… Qui ne se lance pas dans n’importe quoi et ne fraye pas avec n’importe qui… Les gens racontent beaucoup de choses à votre sujet… Vous comprenez, quelqu’un qui n’est même pas de chez eux… Vous m’êtes toujours apparu sous votre meilleur jour, en présentant votre bon profil…
Con brio, p. 149.
Chaque jour, je recommençais à l’attendre. Chaque jour, à la même heure, je m’asseyais à mon bureau, éparpillais sur la table toutes sortes de notes, allumais ma machine à écrire et tapais quelques phrases, parfois même une page entière.
Con brio, p. 180.
Je l’attendais la nuit. Entre deux heures et trois heures et, péniblement, jusqu’a trois heures et demie…
Jusqu’à ce que j’éprouve des picotement dans les yeux. Jusqu’à ce que la nuit commence à se diluer.
Con brio, p. 181.