Combien croyez-vous que j’ai lu de livres pour accrocher à mon mur de mirobolants diplômes en histoire, ceci depuis 1993 ? On les compte sur les doigts de la main, en complétant le chiffre de deux zéros. Il va de soi que je n’ai pas acheté tous ces volumes. Au doctorat, ma bibliothèque universitaire couvre gratuitement toute l’Amérique du Nord. Chemin faisant, j’ai développé un tic curieux : je lis avec plus de facilité un livre emprunté qu’un ouvrage que je possède à la maison. Sans doute que le délai de remise me presse à faire du zèle. Le livre de ma bibliothèque a tout le reste de ma vie devant lui pour être cajolé, boudé ou tué. Je crois bien n’avoir lu que trente pour cent de ma bibliothèque. Sans doute désireux de ne pas encourager la concurrence, je me penche très peu sur les romans, me concentrant surtout sur les ouvrages d’histoire et de sociologie. Avez-vous déjà lu Fernand Dumont dans un stade de baseball, entres les manches d’une partie junior ? Quelle expérience hallucinante !
Bibliothèque ? Un bien grand mot, dans mon cas Chacun imagine des tablettes militairement droites, avec les volumes classés selon les titres, les auteurs ou le genre. Rien de tel dans ma caverne ! Ce que je désigne comme bibliothèque est un amoncellement épars de livres s’aventurant en tous sens. Il y a les malheureux dans des boîtes et les vertigineux près du plafond, ceux qui voisinent mon infinité de disques et les vilains qui m’emprisonnent en formant un mur près de mon ordinateur. Je goûte souvent le plaisir d’une visite chez les brocanteurs, l’érotisme livresque de la boutique minuscule tapissée de raretés, la rigueur sans surprise de la librairie, mais je me procure très souvent des volumes lors des salons du livre. Il y en a tant, lors de ces occasions ! En réalité, il s’agit des seules librairies québécoises valables. Trois ou quatre ouvrages trouvent tant bien que mal niche dans le fond de ma valise. Comme j’ai participé à trente-sept de ces salons, depuis 1998, faites le décompte !
Les mains en porte-voix, je leur ai annoncé la grande nouvelle : « Nuit blanche désire que je parle de l’un d’entre vous que j’ai malheureusement ignoré ! » Ils sont vite accourus, anxieux de devenir la vedette du numéro estival. « Toi, je t’ai déjà lu ! Ouste ! Dans ta niche ! » Ils étaient tous là, haletants, ânonnant la chanson de Dutronc : « Et moi et moi et moi ! » Quelle cacophonie ! Un peu de discipline, tas de pages bavardes ! « Je suis un grand classique ! Depuis des centaines d’années, des millions d’humains m’ont louangé, mais seul Mario Bergeron n’ose pas m’ouvrir ! » Révéler au lectorat de Nuit blanche que j’achète des classiques pour donner l’illusion que je suis cultivé ? Je passerais pour un ignare, un inculte, un hérétique et un humoriste ! Retournez dans le rang, messieurs Daudet et Hugo ! « Et il se prétend historien ? Nous sommes plus de cinquante à n’avoir jamais été ouverts ! » Le sujet de ma thèse de doctorat est bien éloigné de vos propos, monsieur le Romain et madame Renaissance ! Les voilà davantage furieux, se précipitant sur moi, après m’avoir coincé près du lit. Ils me frappent avec leurs pages, me virgulent des soufflets au visage, me mordent à coups de points d’exclamation ! À l’aide ! Et je me réveille hors de souffle, la chatte Salomé abasourdie à mes côtés.
Mon cauchemar n’a pas troublé leur sommeil. Du bout des yeux, je les regarde avec prudence. Ah ! Alexis de Tocqueville ! Une mine d’or pour l’historien ! Ces hommes du dix-neuvième siècle possédaient un incroyable sens de l’observation. Leur plume d’Humanités savait charmer, alors que la plupart des historiens d’aujourd’hui écrivent comme des fonctionnaires. Ces penseurs s’exprimaient gracieusement au passé simple, du genre : « Je fus animé par un puissant instinct de curiosité quand je vis les mSurs de » Je sais que certains romanciers n’ont pas encore découvert le temps présent, mais, désolé, pour moi, le passé simple n’est valable qu’au dix-neuvième siècle. Dans une production récente, il me donne la nausée ou provoque mon fou rire.
J’adore ces récits anciens, tels les souvenirs aventuriers du spirituel Pierre-Esprit Radisson ou ceux de Jean de Brébeuf, un religieux à gogo fort populaire en Huronie. Que dire du jeune Français anonyme dont fut publié le Voyage au Canada fait depuis l’an 1751 jusqu’en l’an 1761(Aubier Montaigne, 1978, aujourd’hui introuvable) ? J’ai même quelques volumes scolaires des Frères des Écoles chrétiennes, qui, au cours de la décennie 1950, enseignaient l’actuel programme d’histoire de quatrième secondaire à des enfants de neuf ans. Dois-je me cacher pour avouer avoir déjà lu du Lionel Groulx, après sa période radicale et avant qu’il ne devienne un nom d’école ou de rue ? Tous ces livres anciens d’histoire, récits, études ou opinions (Buies ! Buies !), me fascinent car ils sont, eux-mêmes, des témoignages historiques de leur temps. Je crois bien les avoir tous bus, sauf le tout premier, signé François-Xavier Garneau (nom devenu celui de plusieurs rues).
Un poète, cet F.-X. ! Il faut dire que dans le champ restreint des publications du dix-neuvième siècle, un auteur tirait avantage de tout faire : du théâtre, de la poésie, du roman, de l’essai, des nouvelles, mais Garneau a été le premier à aborder notre histoire, en 1858. Le titre de l’œuvre ressemble à une procession, habitude toujours présente chez les historiens contemporains : Abrégé de l’histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’en 1840. Ce truc était alors réimprimé tous les deux ans et figurait en première place dans les bibliothèques des maisons bourgeoises. J’imagine que de nos jours, Garneau serait une espèce de vedette de la télévision qu’on verrait partout, même en zappant. Évidemment, je ne possède pas la pelure antique, mais une réédition, publiée par Leméac dans la collection « Bibliothèque québécoise ». Tout neuf d’une quinzaine d’années ! Je n’ y ai jamais touché
Il faut éclairer les lectrices et lecteurs par une petite mise en contexte. Le Canada du temps, fort Bas en ce qui concerne le Québec, était dirigé par des Britanniques un zeste tout près d’être aussi arrogants que les Yankees d’aujourd’hui. La mèche allumée au Parlement par la tête à Papineau et ses camarades a fait exploser le pétard mouillé des Patriotes de 1837 et des quelques têtus de l’année suivante. Pour nous mettre au pas, Londres a envoyé ici Lord Durham, qui était un genre de Bush, moins guerrier mais tout autant &¤%@*$. Mais, au fond, tout le monde sait ça ! Le Rapport Durham ! Document complexe, à vrai dire, visant à noyer les Québécois dans une mare d’Anglais, objectif en grande partie atteint en 2005. Ce que le commun des mortels a retenu du dit Rapport est que nous étions un peuple sans histoire et sans littérature. En ce qui concerne la littérature, as everybody knows, most of our books are disponibles because the help from Ottawa et que without eux, le marché littéraire of beautiful Québec ressemblerait à la réalité médiatique montréalaise : un romancier, un auteur jeunesse, un autre de suspense, un historien, un poète, un essayiste, etc., le tout en un exemplaire masculin et un autre féminin. And about our litterature, most of le monde ordinaire achète des American traductions, while our critics ne sont pas au courant que le Québec a cessé d’être une colonie française en 1760. Shame !
En ce qui concerne notre non-histoire, Durham avait alors un peu raison ; nous en avions une, mais personne ne l’avait couchée sur papier. À bien des égards, et encore plus au dix-neuvième, ce qui n’est pas écrit n’existe pas. Alors le poète Garneau, sortant sa tête des nuages, a déclamé qu’il allait nous en rédiger une. Le résultat ? Le livre que je n’ai pas encore lu. Celui dont des générations d’aimables religieux allaient se servir pour leurs manuels scolaires de propagande, mais qui avaient de fort jolies images. D’autres sont venus, un peu plus tard, tel le chanoine Groulx, qui a inventé un héros : Dollard des Ormeaux, un drôle de type qui ne s’est pas mêlé de ses affaires. Mais la société québécoise du temps ressemblait beaucoup à celle d’aujourd’hui pour le monolithisme : nous avions un peintre : Marc-Aurèle Suzor-Côté ; un sculpteur : Philippe Hébert ; un poète : Octave Crémazie, et un historien : François-Xavier Garneau. Tant pis pour le reste. C’est peut-être pourquoi je n’ai jamais lu Garneau ; c’est comme si on me demandait de ne lire que Marie Laberge ou de n’écouter que les produits de Store Académie (il s’agit de jeunes gens que l’on suspend aux fenêtres). Le Québec est vaste, mais les médias montréalistes ordonnent qu’il doit paraître petit.
Quand tous les bourgeois du dix-neuvième eurent lu Garneau, ils ont clamé avec fierté que nous avions une histoire et télégraphié à Philippe Hébert pour qu’il décore nos parterres de monuments aux héros du bouquin de F.-X. L’histoire du temps se présentait ainsi : c’étaient des plus grands que nature, des vedettes, des top modèles historiques ! L’histoire du petit peuple et de ses mSurs allait apparaître au début du vingtième siècle, mais de façon folklorique. Les héros sont demeurés, jusqu’à ce que le boycott de Léo-Paul Desrosiers cesse et que nous soit révélé que certains gouverneurs de la Nouvelle-France étaient de tristes cons et que les peuples iroquois n’étaient pas de terrifiants bouffeurs de curés, mais d’habiles commerçants à la mentalité heavy métal.
Peut-être aussi que je n’ai jamais lu Garneau parce que je n’y apprendrais rien de neuf, malgré le charme, j’en suis certain, de l’écriture de l’époque. Mais qui veut s’abreuver d’une idéalisation de Talon, de Champlain, de Frontenac ? J’aurais alors l’impression de regarder une émission « d’histoire » à la télévision, nous présentant un Greatest Hits de notre passé, alors que tant d’historiens contemporains ont vu plus loin que le bout de la lorgnette de Garneau, nous présentant les épopées des anonymes, de tous ceux et celles que les bonnes gens du dix-neuvième siècle ne voulaient pas voir, ne croyant pas qu’ils pouvaient avoir de l’importance dans l’édification de notre culture. Et je suis fier de m’employer à poursuivre cette tâche en qualité de romancier et d’historien. Voilà pourquoi Garneau attendra sans doute encore un certain temps.