Dans le roman, les personnages tirent profit de la pleine liberté de leur créateur. Les cheminements qui racontent des vies vécues et qui placent les pas dans les pas qui précèdent ne jouissent pas, du moins pas théoriquement, de la même latitude.
Sont-ils moins révélateurs de l’inventivité humaine ? À voir.
Mémoires délibérées
La voix de Raymond Martineau dans Mémoires d’enfance1 sonne infiniment juste. Les décennies défilent, drames et parfums d’hier s’entremêlent, candeurs et légendes retrouvent la parole, l’ironie égratigne les camarades d’enfance et les autorités empesées. Il importe peu que l’auteur ait été architecte, lié à l’armée canadienne ou gamin turbulent ; l’important, c’est qu’il ait vu et retenu. C’est ainsi qu’il dessine, à 90 ans, avec naturel et piquant les aventures de son enfance, taquine les gens bardés de certitudes, ressuscite un Québec qu’on croyait évanoui et qui survit, là, au plus près. Les dessins, qui se prétendent naïfs, ne le sont pas ; ils plaident avec force. Frais, beau, intelligent.
Changeons de registre et suivons Pierre Magnan dans Un monstre sacré2, où il évoque sa froide fréquentation d’une aînée célèbre. L’auteur n’est tendre ni pour lui-même ni pour sa partenaire. Il est ignoble et l’avoue. Il invoque l’insécurité pour justifier ses bassesses, mais il n’est pas plus dupe que nous. Il devient écrivain en combinant esprit critique et opportunisme. Giono l’émeut durablement, Aragon le scandalise par sa haine du rival talentueux, Fernandel lui offre, une fois, son sourire chevalin, Colette lui révèle les roueries des lettrés comblés. Un récit où l’auteur se complaît jusque dans ses petitesses.
Rééditées vingt ans après la première sortie, les Mémoires3 de Raymond Aron vieillissent bien. Le temps passe en infirmant rarement les verdicts de ce formidable analyste. L’homme a été dur pour plusieurs de ses contemporains, mais il fut guidé par une conscience exigeante et une rigueur dont le journalisme se dispense souvent. Il oscilla entre l’université et l’intervention médiatique, sans sacrifier au jargon des cénacles ou au culte de l’immédiat. Raymond Aron ne parvient pourtant pas, quoi qu’il en pense, à se bien percevoir. Alors même qu’il se dit, presque humblement, allergique à l’émotion, il défend avec passion les perceptions, justes ou non, qu’il s’est forgées en cours de route. Grande leçon de journalisme, preuve que l’objectivité n’existe pas.
Autobiographies ou prétextes ?
Les autobiographies demeurent allergiques à l’humilité. Qui se raconte se justifie. Dans le cas de Jean-Paul II, le récit Levons-nous ! Allons !4, censément autobiographique, tourne à l’homélie. Le pontife insiste sur ses encycliques plus que sur sa jeunesse, sur son ascension vers le trône de Pierre plus que sur la politique internationale du Vatican. Le texte, sans doute rédigé par un quelconque secrétaire, laisse l’impression que Jean-Paul II accepte d’être présenté en modèle. Autobiographie ?
Même si Gabriel García Márquez fournit dans la préface quelques clés utiles, Mes années de jeunesse5 éclaire peu le parcours de Fidel Castro. Si surprise il y a, ce sera la place qu’accorde Castro à ses années de formation dans un environnement jésuite. Là, affirme-t-il, se sont précisées ses valeurs morales. L’université consolidera. Mais l’homme demeure complexe. D’un côté, García Marquez le souligne, Castro, en toutes circonstances, « est là pour gagner » ; de l’autre, Castro, résumant telle de ses audaces, se décerne l’auréole du preux chevalier : « J’ai agi en accord avec mes principes moraux, avec dignité et discipline, faisant montre d’un altruisme incroyable ». Vanité inflationniste nourrie par les thuriféraires du lider maximo.
Dans Mes années Cuba6, Eduardo Manet établit de beaux équilibres. Entre Cuba et Paris, son cœur balance. Face à Castro, il avoue la fascination que l’homme a exercée sur lui, mais il s’incline avec tristesse devant les critiques de René Dumont. Il sacrifie sa propre carrière pour participer à l’aventure cubaine et il souffrira d’avoir à s’en dissocier. Eduardo Manet lie et oppose ainsi son attachement pour Cuba et son irrépressible besoin de liberté. L’auteur émeut, car il écrit en homme déchiré : « J’arrive au point où je dois tout recommencer. / Adieu, La Havane. / Adios, Cuba. / Un jour… Oui… Un jour peut-être… »
Fumiste ou génie, égocentriste halluciné ou surdoué polyvalent, qui est Alexandro Jodorowsky ? Les 400 pages de La danse de la réalité7 ne dictent aucune opinion tranchée. Les premiers chapitres, prenants et lourds d’inimitables souvenirs, font espérer une autobiographie riche et candide. Très vite, cependant, les repères se brouillent, les carrières s’entremêlent, Alexandro Jodorowsky se fait mime, cinéaste, metteur en scène, scénariste de bande dessinée, guérisseur. Doit-on renoncer à toute synthèse ? L’auteur nous y invite presque : « Je crus que je pouvais faire de l’esprit ce que je voulais. Si personne ne daignait me former, je serais mon propre architecte. De nombreux chemins se présentèrent à moi. La philosophie fut l’un d’eux, l’art en fut un autre. Entre l’intelligence et l’imagination, je choisis l’imagination ». Choix dont on se félicite devant les réussites signées Jodorowsky (Humanoïdes associés, La montagne sacrée…) ; orientation déconcertante quand l’écrivain soumet ceux et celles qui le consultent à des thérapies survoltées. On peut privilégier l’imagination, mais doit-elle déterminer les traitements psychanalytiques ?
Confidences ou plaidoyers ?
Le journal intime s’écrit-il loin du lecteur ? Affaire de tempérament. Affaire aussi de visée. Autant paraît légitime l’abandon derrière soi de quelques cailloux blancs, autant agace l’exhibitionnisme qui présume que le « moi » peut s’étaler à l’infini sans ennuyer l’autre.
Claude Jasmin, autant dans son journal de 2003, Écrivain chassant aussi le bébé écureuil8, que dans celui qui a suivi en 2004, La mort proche9, présume, bien à tort, que l’humanité a soif de ses improvisations. « J’ai mille adversaires, proclame-t-il, qui enragent de ma langue claire. Ils ne me pardonnent pas ma franchise. Ma liberté. L’esprit libre, ici comme ailleurs, est à leurs yeux une saloperie. » Simplisme et prétention. La liberté de l’auteur plaît, mais pas le côté débraillé, gavroche, démagogique de sa prose. Paul Desrochers ne s’appelle pas Desrosiers. Le Canada anglais possède, n’en déplaise à Claude Jasmin, une culture spécifique. Les tenants du fédéralisme ne sont pas « fédérastes », Umberto Eco n’est pas un « macaroni ». L’horrible « moins pire » est déshonorant chez un écrivain. Il y a chez Jasmin un authentique et conquérant bon sens ; pourquoi verser dans la sollicitation de trottoir ?
Jean-Paul Desbiens conçoit le « journal intime » de façon moins épidermique que Claude Jasmin. Il n’est pas dit, cependant, que les deux démarches ne conduisent pas au même risque. « En fait, je ne tiens pas un journal intime, dit Desbiens dans Comme un veilleur, Journal : 2002-200310. Certes, je fais parfois mention de mes états d’âme, mais j’enregistre plutôt mes réflexions sur l’actualité, mes lectures, mes rencontres, la vie religieuse et la vie spirituelle. » Ce fut longtemps vrai. Ça l’est moins, car les états d’âme de l’auteur, inoxydables, interdisent à l’œil de se renouveler. À mon âge (70 ans), je ne m’étonne guère que le jugement se sécurise dans les ornières, mais je suis déçu qu’un homme auquel le Québec doit d’utiles secousses campe aujourd’hui sur le versant punitif, triomphaliste, péremptoire de l’échiquier. Quand le doute disparaît, surgissent, en effet, d’indéfendables affirmations : « Hier donc, je me retrouve à côté d’un confrère à qui je fais une remarque que je déclare non négociable. Il est choqué. ‘Comment ça ? Une remarque non négociable !’ Je lui dis : Un triangle a trois angles et la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à trois droits. Voilà une affirmation non négociable. Le confrère à qui je parlais convint de la chose. » Dommage pour le collègue… et pour l’auteur, on sait, au moins depuis Euclide, que les angles intérieurs d’un triangle totalisent DEUX droits… Scrupuleux quant à la langue, fidèle à son devoir de « recul spirituel », Jean-Paul Desbiens ne lit plus l’actualité. Son journal, hier stimulant, est aujourd’hui grinçant. Et ennuyeux.
Le style épistolier
Devenue mère tardivement, la grande Colette multiplie les lettres à sa fille, la « petite Colette ». Difficile de parler d’échange, car la mère, primesautière, voudrait sa fille disciplinée. Dans Lettres à sa fille, 1916-195311, les conseils cinglent, que voudrait tempérer une distante tendresse. Nombreuses et parfois substantielles, ces lettres révèlent le sentiment, mais aussi les absences. Colette s’autorise une gamme de carrières, d’amours, d’explorations, mais fut-elle mère ? Oui, si une lettre câline vaut la caresse. Étrangement, cette correspondance traverse deux guerres sans que jamais l’auteure les évoque en termes politiques ou sociaux. Colette savait-elle que plusieurs de ceux qui l’éditèrent en ces temps troublés pactisaient avec l’occupant ?
Plus les chercheurs ressuscitent les textes et lettres de Louis-Joseph Papineau, plus se précise le profil du gigantesque personnage. En classant et en éclairant les centaines de lettres de Papineau à sa proche parenté et surtout à son fils Amédée, Georges Aubin et Renée Blanchet mettent en lumière aussi bien la place de Papineau au sein de sa famille que son savoir politique et historique. La présentation d’Yvan Lamonde en témoigne fermement, Papineau nourrissait une vision originale et peu connue de l’avenir canadien. Le premier tome des Lettres à ses enfants, 1825-185412, révèle un Papineau épris des valeurs républicaines du grand voisin américain. Les chantiers du seigneur Papineau occupent cependant tant de place (et réduisent tellement Amédée au rôle de commissionnaire) que l’attention se lasse. Le second tome, 1855-187113, contourne cet écueil, car Papineau s’éloigne, par la pensée et la distance physique, de son accaparant manoir. Amédée peut oublier les clous et les graines de semence ! Papineau s’étend alors sur le régime seigneurial et l’annexion souhaitable du Canada aux États-Unis. Toujours autoritaire, jamais à court d’informations précises, il dispense encore ses conseils lorsque la famille d’Amédée vagabonde en Europe en 1870. Le patriarche soupçonnera à peine le ridicule de ses lettres : comment guider des voyageurs dont la lettre a quitté l’Europe il y a trois semaines et qui recevront le pressant conseil trois semaines plus tard ?
Un bémol : pourquoi ne pas avoir établi en une page l’arbre généalogique de Papineau ?
Les faits et leur aura
En s’alliant au roman, les biographies deviennent plus abordables. Le plausible se greffe au vérifié et les faits bruts s’enrichissent d’une aura. En racontant Le sauvage blanc14, Jean-Pierre Trépanier use de cette pédagogie. Radisson et Des Groseillers étaient connus des historiens, mais leur épopée attendait la chaleur du conteur. Trépanier réussit à n’être ni iconoclaste ni inconditionnel. Radisson est traité en homme libre et fier. S’il change souvent d’allégeance, c’est, dit-il, qu’on l’a trahi. Il ne dissimule d’ailleurs pas ses virages. Il se fait indien, mais il revient à son monde à la première occasion. Les recherches effectuées par Jean-Pierre Trépanier et la justesse des additions nous valent un portrait crédible et une lecture enlevante. Les faits avérés sont au poste ; l’imagination comble les vides.
Ambition presque démesurée que celle de raconter René Lévesque de façon succincte. Marguerite Paulin tente quand même l’aventure dans René Lévesque, Une vie, une nation15. Plus prudente qu’au moment où elle ressuscitait Félix Leclerc, l’auteure s’abstient de mettre des mots dans la bouche du personnage. Les faits y gagnent, le décalage entre la vie et la biographie s’amenuise. Le résultat est pourtant peu séduisant. Qui a lu le mauvais livre de Lise Payette (Le pouvoir ? Connais pas) en retrouvera les traces. Qui a lu Pierre Godin constatera que Marguerite Paulin maîtrise mal l’intégration de Lévesque à certains clans de la capitale. Et qui a lu et fréquenté Claude Ryan s’étonnera de la légende construite à propos du gouvernement parallèle (?) au moment de la crise d’octobre. Quant à la protestation des « Yvette », il est aventureux d’en tout attribuer à l’éditorial de Lise Bissonnette. L’image globale de René Lévesque est cependant respectée, ce qui justifie ce petit livre.
Quelle merveille que de réincarner Gabrielle Roy sur la base d’une unique rencontre ! Description déjà injuste, car André Vanasse investit culture, sensibilité, humilité dans une biographie apparemment improvisée, intitulée Gabrielle Roy, Écrire, une vocation16. Il confirme ainsi la règle : il n’est de belle improvisation que préparée, méditée, mûrie. Avant la rencontre, André Vanasse avait emmagasiné le respect, les lectures, les confidences. Il méritait l’instant privilégié. Quand il se présente, humble et repentant, devant une Gabrielle Roy légitimement froissée de l’hommage promis et raté, il offre une admirable capacité d’écoute. Et l’écrivaine s’émeut, s’apprivoise, se confie. Tel est le pouvoir de la culture : un biographe, qui ne venait pas en biographe, réussit un magnifique et touchant portrait d’une auteure émouvante, énigmatique, qui savait exprimer la douleur. À relire et à savourer.
Facettes et angles
Les hommages déposés au pied des célébrités ne visent pas tous à épuiser le sujet. Souvent, la pierre déposée au pied du monument comble un petit vide insoupçonné.
Dans Pierre Léon, Humour et virtuosité17, le personnage aux mille talents reçoit de Hédi Bouraoui un hommage enthousiaste et pourtant mesuré. Léon s’intéresse à la langue dans tous ses états. Phonétique ? Cela va de soi. Théâtre ? Comment en douter ? Poésie ? Bien sûr. Romans ? Oui. Roman policier ? À condition qu’il intègre l’humour et les débordements rabelaisiens. Linguistique appliquée ? Également. Aux États-Unis autant qu’au Canada ou en France. Au total, un touche-à-tout qui épuise même ceux qui se bornent à le regarder. Il faut savoir gré à Hédi Bouraoui de l’avoir extrait des cercles scientifiques. L’auteur, fin et mesuré, ne prétend pourtant pas que Pierre Léon soit toujours un modèle de raffinement.
Michel Vastel a son style et son public. Il produit beaucoup, se répand en divers médias, colle de près aux agents politiques, extrait de sources multiples des propos colorés. Son portrait de l’ex-premier ministre, Chrétien, Un Canadien pure laine18, en dira pourtant plus long sur les méthodes de travail du journaliste que sur l’homme en question. Car Michel Vastel conçoit de façon personnelle la distance à maintenir entre le journaliste et les acteurs politiques. « Je donnai donc deux conseils ‘d’ami’ à Jean Chrétien à cette époque-là. Au cours d’un dîner chez moi, Eddie Goldenberg m’expliqua que lui-même et son patron ne savaient trop ce qu’ils feraient après cette défaite. L’un et l’autre avaient trop peu pratiqué le droit et se demandaient si les clients se bousculeraient à leur porte. Je leur conseillai donc de devenir lobbyistes ! » Nul doute que la pratique simultanée de plusieurs métiers, hôte, conseiller et journaliste, conduit à une connaissance intime du monde politique. Cette intimité, chacun la jugera selon ses critères.
Dans Colette, Une dame, trois rois et quelques cavaliers19, Paul Argonne décrit l’écrivaine comme s’il commentait un spectacle. Qu’elle soit une superbe auteure lui importe moins, dirait-on, que les anecdotes que provoque sa fébrilité. Colette tâte de tous les métiers, réussit dans la plupart, adopte les mSurs en phase avec les situations et les humains qui les peuplent. Survol plus croustillant que réfléchi. On sursaute devant une Colette aux rancunes minutieuses. On s’étonne plus encore quand cette femme, libre et même libertine, perçue comme un idéal d’émancipation, exprime, à propos du vote féminin, des réticences acerbes : « Sa conclusion était sans appel : toutes ces femmes qui manifestent ‘un goût tripoteur et ingénieux pour l’intrigue et la politique’ manquent de ce charme féminin ‘fait d’incompétence, d’embarras, de silence’ ». On n’ose imaginer le sort de l’homme qui écrirait cela…
Mon ami Simenon20 raconte une étonnante odyssée. Qu’un jeune Québécois, tuant l’ennui sur un chantier d’Hydro-Québec, s’immerge dans l’œuvre de Simenon et écrive à l’auteur, cela se conçoit. Que le romancier réponde avec célérité et se prête à une correspondance suivie, voilà qui déconcerte et séduit. Les échanges dureront plus de dix ans, quelques rencontres auront lieu. Pierre Caron en profite pour pénétrer les univers de Simenon, pour recevoir conseil. Le livre se ferme sur une déroutante confidence de Simenon. Désignant sa compagne, il avise Caron : « C’est elle qui déterminera le moment où, dans mon sommeil, la nuit qu’elle choisira, elle m’injectera le produit qui me fera glisser vers la mort ». En raison des remous que pareille affirmation pouvait provoquer, les lettres de Simenon ne sont pas toutes reproduites, ni datées. On comprend la prudence de Pierre Caron, mais on regrettera ce flou.
Depuis quelques années, Jean Lacouture choisit ses cibles différemment. Il les aimait immenses, il ne prétend plus en révéler toutes les facettes. De Montesquieu ou de Montaigne, il souligne un aspect et laisse au lecteur le soin de compléter ailleurs. Heureusement, le biographe sait choisir une charnière essentielle. Cette fois, à propos de Stendhal, il se concentre sur un paradoxe et un problème : « Le paradoxe […], c’est que la farandole effrénée que fut sa vie, du Saint-Bernard en Tartarie, se reflète si discrètement dans son œuvre ; et le problème qu’il pose – entre bien d’autres – est celui d’une éventuelle interaction entre le mouvement et l’écriture, en quoi celui-là anime, provoque celle-ci ». Stendhal, alias Henri Beyle, ne sera jamais facile à cerner. Il voyage comme si l’essentiel était de partir. S’il est appelé à gérer, il manifeste spontanément les qualités désirables. Il minimisera les dangers réels qu’il a rencontrés, puis il s’inventera des amitiés qu’il n’a pas vécues, comme celle de Napoléon. Sa « furie locomotrice » l’emporte, mais jamais son regard ne cesse d’explorer le cœur humain. Dans Stendhal, Le bonheur vagabond21 Jean Lacouture va à la racine. Grand professionnel qui ose avouer ses doutes.
De plus en plus près
Magnifique question de Marcelle Racine dans Éva Bouchard, La légende de Maria Chapdelaine22 : Louis Hémon songeait-il à la très réelle Éva Bouchard quand il créa son personnage ? La minutie et le tact avec lesquels Marcelle Racine mène l’enquête dissipent tous les doutes : si la jeune femme de Péribonka et le romancier français se croisèrent, ce fut, tout au plus, fugitivement. Quelques minutes ou quelques secondes. Pourtant, après avoir refusé d’embellir la réalité, Éva Bouchard finira par exploiter la légende. Glissement imprudent, mais compréhensible quand la vie réclame. Cruellement, les journalistes qui l’incitaient à se glisser dans la peau de Maria Chapdelaine lui firent grief de succomber à la tentation. Marcelle Racine ne blâme ni ne justifie. Il lui suffit de décrire un cheminement douloureux. Exemplaire biographie.
Contours encore approximatifs
Le renom de Jean Ferguson comme conteur nuit et aide au récit de L’Algonquin Gabriel Commandant23. A-t-il dramatisé la vie de l’homme ? Plus que possible. Bien malin, toutefois, qui décidera si le sous-titre constitue un aveu ou un éclat de rire : Biographie romancée d’un pionnier de l’Abitibi. Optons… pour les deux hypothèses. Gabriel Commandant maîtrise plusieurs langues, vaut physiquement plusieurs colosses, flaire les ressources minières mieux qu’un sismographe, guide prospecteurs et investisseurs plus sûrement qu’une boussole, fait surgir le meilleur des cœurs les plus cyniques. Atteint de cécité, Commandant perdit ce qu’il avait de plus précieux : son sens inné de l’orientation. Il lui restait à rejoindre, hors du temps, Boxcar Annie, la vertueuse tenancière qui le savait honnête. Jean Ferguson brosse de Commandant un portrait cohérent et amical. Il aurait été dommage pour nous que cela n’ait pas eu lieu.
Un autre Raspoutine ? Oui, mais plus défendable que la moyenne des biographies consacrées à ce moine surgi d’une Russie prérévolutionnaire. Du fait qu’Isaure de Saint Pierre dans Raspoutine, Le fol en Christ24 ne tente ni de lisser les mystères ni de nier les contradictions du personnage, le récit gagne en crédibilité. Car Raspoutine saute d’une face à l’autre, ruse ou se dévoile, se dévergonde ou imite les ermites du désert. Pour la tsarine Alexandra, il est le guérisseur, celui qui, même à distance, protège le dauphin hémophile. Pour les galonnés en mal de guerres, il est celui qui atermoie, qui prédit les défaites, qui empêche Nicolas II de se précipiter au combat. Que Raspoutine ait possédé le don de prophétie ou qu’il ait simplement reflété le bon sens de la Russie profonde importe peu : les conseils qu’il prodiguait à Nicolas méritaient d’être suivis.
Quand changent les références, seuls survivent ceux qui savent s’adapter. La famille dont Sophie Imbeault raconte la haute voltige pendant la transition du régime français à la domination anglaise s’adapta si bien qu’elle préserva sa prospérité et son influence. La tâche exigeait du doigté : « […] le changement […] demande une réorientation des cadres traditionnels de la noblesse canadienne, en ce sens que la carrière civile est désormais préférée au métier des armes », écrit-on dans Les Tarieu de Lanaudière, Une famille noble après la Conquête 1760-179125. Car Londres réduit les options : ou les nobles retournent en France, la carrière militaire leur étant désormais fermée, ou ils s’intègrent à la nouvelle société. Les Tarieu de Lanaudière s’intègrent. Ils savaient traiter avec un pouvoir métropolitain et ils appliquèrent au pouvoir anglais les techniques de réseautage, de sollicitation, d’insistance qui les avaient servis sous l’ancien régime. Le récit est nuancé, clair, sans naïveté ni moralisme. Ainsi racontée, l’histoire résorbe sensiblement le « traumatisme de la conquête ». Traumatisme il y eut, mais gérable.
Biographies de référence
Certaines biographies ratissent si large et vérifient si bien les hypothèses qu’elles deviennent une référence. Les trois que voici appartiennent à ce panthéon.
Authentique marathonien, Pierre Duchesne maintient dans le troisième tome de sa biographie de Jacques Parizeau, Le régent, 1985-199526, le rythme établi dans les premières étapes. Sources abondantes et dûment identifiées, contrastes bien établis entre les perceptions divergentes, choix très sûr des enjeux majeurs. L’équilibre est encore de mise : ni complaisant ni voyeur, Pierre Duchesne n’exhume des vies privées que ce qui influe sur le versant public. Il n’interdit cependant pas d’interpréter librement ses demi-silences, par exemple quant au rôle public de la seconde épouse du « régent ». Avec Dufresne, le fait avéré demeure tel, l’élément litigieux est si correctement éclairé que le lecteur peut dégager ses conclusions.
Confesser un psychiatre, la performance mérite mention ! Certes, Jean-Claude Picard avait, dès avant son chantier de biographe, une connaissance avisée de Camille Laurin ; il dut quand même multiplier entrevues et croisements de témoignages avant d’établir la silhouette juste du père de la loi 101. Camille Laurin, L’homme debout27 trace un portrait éclairant du personnage. Le mérite de l’auteur est d’écarter les rumeurs simplistes tout en libérant des questionnements inédits. Picard fait un sort à la prétendue mésentente entre René Lévesque et Camille Laurin à propos de la loi 101. Lévesque se sentait humilié de devoir recourir à une telle loi, mais il n’en niait pas la pertinence. Picard démontre, en revanche, avec sobriété, mais fermement, que Laurin fut entêté, peu soucieux de gérer le ministère de l’Éducation, acharné à nier le vieillissement, peu convaincant dans ses rôles familiaux. Cela devait être dit. Le biographe satisfait à ce devoir sans y prendre plaisir.
Titre juste et biographie en harmonie avec lui : Romain Gary le caméléon28. Myriam Anissimov, en effet, départage dans les diverses vies de Romain Gary le vrai, le faux, le possible, l’amplifié, l’insoupçonné. « Il n’était pas mythomane, écrit-elle, il fabulait seulement quand cela lui paraissait nécessaire. » Il ressentit souvent cette « nécessité ». Les prophéties de sa mère ont-elles stimulé l’ambition et étouffé ses scrupules autant qu’on l’a prétendu ? Myriam Anissimov, tout en vantant les dons manifestes de Gary comme polyglotte, romancier, diplomate, ouvre une piste à l’analyse : l’homme se voulait multiple, dédoublé et réincarné, et même créateur d’humains au sens le plus fort du terme. « En démiurge, Gary jouait non seulement avec l’idée d’auto-engendrement mais rêvait aussi d’être le thaumaturge qui agitait dans l’ombre les ficelles de créatures de chair et de sang. » D’où Ajar. Il dira ceci : « […] j’ai su tout de suite que j’aurais du mal avec les critiques. Ils aiment avoir en face d’eux une seule coulée. Quand vous avez une œuvre quasi schizophrène comme la mienne, avec des livres qui n’ont pas l’air du même auteur, ça complique la tâche ! » Biographie nuancée et généreuse, contrastée comme l’exigeait l’examen d’un caméléon.
Histoire et biographies
En peu de pages, tablant sur une tonifiante relecture de l’histoire et une iconographie admirable, Émilie Cappella rafraîchit l’histoire de Champlain le fondateur de Québec29. Contrairement à tant de « découvreurs », Champlain mise sur l’harmonie avec les autochtones. Il est « conscient que les gens qu’il appelle ‘Sauvages’ peuvent lui apprendre à survivre aux hivers implacables de cette contrée, à connaître ses ressources et à explorer ses confins ». Jusqu’à la fin, plus géographe que guerrier. Sans insister, l’auteure fait entrevoir la peine de ce huguenot devant les préjugés religieux. En Angleterre, « les républicains vaincus, les catholiques persécutés et les dissidents méprisés reçoivent comme une faveur la permission de passer dans le Massachusetts et la Virginie ». Mais Louis XIII et son successeur « refusent la Nouvelle-France aux protestants » et l’ouvrent aux catholiques qui n’ont aucun goût de s’exiler ! Un livre beau, un contenu raffiné.
Difficile de ranger L’histoire spectacle30 parmi les biographies. Et pourtant ! Le rôle de certaines personnes lors du trois centième anniversaire de la ville de Québec est tel que la thèse de H.V. Nelles est tôt confirmée : l’événement « fut un acte politique déguisé ». Acte rêvé par le gouverneur général Grey, puis récupéré et utilisé par divers pouvoirs. La commémoration était tournée vers l’avenir, non vers le passé. On conviait le peuple et les personnalités à un « acte de création » grâce auquel les Canadiens français avalisaient le verdict des plaines d’Abraham, étoffaient la victoire de Sainte-Foy et s’intégraient au Canada. Histoire souhaitée plus qu’histoire fidèle. Thérapie théâtrale à laquelle participa une population lentement mise en mouvement et dont les élites tirèrent profit. Cent ans plus tard, on mesure, grâce à l’essayiste, les profonds changements sociaux et politiques : en 1908, la puissante marine anglaise se déploie devant Québec, l’épiscopat québécois manœuvre pour que la France impie reste chez elle, des spécialistes de l’extérieur dirigent le « pageant » et modèlent les plaines d’Abraham qu’on connaît. « C’est ainsi, écrit Nelles en évoquant Gettysburg, que les idéaux démocratiques et républicains en art paysager furent adaptés à la poursuite d’un objectif monarchiste, nationaliste canadien, impérialiste. » Magnifique analyse. Lecture obligatoire au moment où l’on s’interroge sur les fêtes du quatre centième anniversaire de Québec…
1. Raymond Martineau, Mémoires d’enfance, MultiMondes, Sainte-Foy, 2004, 149 p. ; 24,95 $.
2. Pierre Magnan, Un monstre sacré, Denoël, Paris, 2004, 427 p. ; 39,95 $.
3. Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, Paris, 2003, 776 p. ; 52,95 $.
4. Jean-Paul II, Levons-nous ! Allons !, Plon/Mame, Paris, 2004, 197 p. ; 19,95 $.
5. Fidel Castro, Mes années de jeunesse, Stanké, Montréal, 2003, 212 p. ; 21,95 $.
6. Eduardo Manet, Mes années Cuba, Grasset, Paris, 2004, 319 p. ; 34,95 $.
7. Alexandro Jodorowsky, La danse de la réalité, trad. de l’espagnol par Alex et Nelly Lhermillier, Albin Michel, Paris, 2002, 414 p. ; 15,95 $.
8. Claude Jasmin, Écrivain chassant aussi le bébé écureuil, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2003, 439 p. ; 29,95 $.
9. Claude Jasmin, La mort proche, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004, 359 p. ; 29,95 $.
10. Jean-Paul Desbiens, Comme un veilleur, Journal : 2002-2003, Septentrion, Sillery, 2004, 371 p. ; 29,95 $.
11. Colette, Lettres à sa fille, 1916-1953, Gallimard, Paris, 2003, 539 p. ; 53 $.
12. Louis-Joseph Papineau, Lettres à ses enfants, T. 1, 1825-1854, Varia, Montréal, 2004, 657 p. ; 47,95 $.
13. Louis-Jospeh Papineau, Lettres à ses enfants, T. II, 1855-1871, Varia, Montréal, 2004, 755 p. ; 51,95 $.
14. Jean-Pierre Trépanier, Le sauvage blanc, JCL, Chicoutimi, 426 p. ; 24,95 $.
15. Marguerite Paulin, René Lévesque, Une vie, une nation, XYZ, Montréal, 2003, 165 p. ; 16 $.
16. André Vanasse, Gabrielle Roy, Écrire, une vocation, XYZ, Montréal, 2004, 165 p. ; 16 $.
17. Hédi Bouraoui, Pierre Léon, Humour et virtuosité, Vermillon, Ottawa, 2003, 185 p. ; 15 $.
18. Michel Vastel, Chrétien, Un Canadien pure laine, L’Homme, Montréal, 2003, 255 p. ; 24,95 $.
19. Paul Argonne, Colette, Une dame, trois rois et quelques cavaliers, Belfond, Paris, 2004, 275 p. ; 29,95 $.
20. Pierre Caron, Mon ami Simenon, VLB, Montréal, 2003, 231 p. ; 21,95 $.
21. Jean Lacouture, Stendhal, Le bonheur vagabond, Seuil, Paris, 2004, 250 p. ; 39,95 $.
22. Marcelle Racine, Éva Bouchard, La légende de Maria Chapdelaine, VLB, Montréal, 2004, 567 p. ; 29,95 $.
23. Jean Ferguson, L’Algonquin Gabriel Commandant, Septentrion, Sillery, 2003, 372 p. ; 24,95 $.
24. Isaure de Saint Pierre, Raspoutine, Le fol en Christ, Albin Michel, Paris, 2004, 377 p. ; 32,95 $.
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27. Jean-Claude Picard, Camille Laurin, L’homme debout, Boréal, Montréal, 2003, 561 p. ; 32,95 $.
28. Myriam Anissimov, Romain Gary le caméléon, Denoël, Paris, 2004, 745 p. ; 49,95 $.
29. Émilie Cappella, Champlain le fondateur de Québec, Magellan et Cie, Paris, 2004, 125 p. ; 33,95 $.
30. H.V. Nelles, L’histoire spectacle, Le cas du tricentenaire de Québec, trad. de l’anglais par Hélène Paré, Boréal, Montréal, 428 p. ; 29,95 $.