Les éditions Mémoire du Livre ont republié L’ascension de M. Baslèvre en 2000 et en 2001 Madame Clapain, romans d’Édouard Estaunié (1862-1942). La quatrième de couverture de la seconde œuvre précisait que cette maison allait « rééditer d’autres livres » du même auteur.
Or il n’en fut rien. Estaunié n’a donc pas bénéficié de la même « revie » littéraire qu’un Emmanuel Bove ou un Henri Calet. Serait-il un romancier définitivement démodé ?
Ordre et tradition
Il est sûr qu’Édouard Estaunié, par sa vie, par sa carrière et son œuvre, ne fait pas partie des romanciers maudits et/ou originaux, qui eurent du mal à imposer leur génie et qui finirent par rencontrer les faveurs d’un public sensible à la nouveauté. Au contraire, intégré dans la bonne société de son temps, il connut rapidement le succès grâce à des romans apparemment classiques.
Une existence rangée et méthodique
Édouard Estaunié était d’un abord sévère. Julien Green insiste sur son austérité en accord avec le cadre dans lequel il vit : « Boiseries peintes en bleu-vert, quatre ampoules électriques sans abat-jour aux quatre coins du plafond, et aux murs de petits tableaux sans nombre, presque tous du XVIIIe siècle et médiocres. Estaunié tout blanc, les joues creuses ; a l’air d’un officier à la retraite. Il est assis à une table, une couverture sur les genoux et les pieds sur une chaufferette1 ». Maurice Martin du Gard va dans le même sens que Green quand il décrit Estaunié « toujours en noir, les yeux dorés, toujours fumant sans bonheur […], discipliné, sans charme […] il est à l’heure2 » et qu’il cite Claude Farrère : « Pour un rigolo ? C’est sinistre3 ».
L’existence d’Édouard Estaunié fut sans fantaisie. Polytechnicien, il devint inspecteur général des P.T.T. et mena toujours de front l’exercice de son métier (auquel il ajouta en 1919 la présidence de la Commission de liquidation des biens allemands en Alsace-Lorraine) et sa carrière littéraire. Il fréquenta un certain nombre de salons, où il rencontrait autant des savants (Pierre Curie et Henri Poincaré) que des artistes. Il vécut avec sa mère jusqu’à l’âge de 56 ans ; il épousa alors un amour de jeunesse.
Il accumula succès et honneurs. La vie secrète obtint le Prix Femina-Vie Heureuse en 1908 ; l’Académie française l’accueillit en 1923. De son vivant, en 1932, John Charpentier lui consacra un ouvrage de synthèse assez laudatif, complété par une bibliographie établie par Francis Ambrière4. Ses romans n’obtinrent pas que l’estime des jurys, des académies ou de certains de ses confrères, mais aussi les faveurs du grand public, puisqu’ils furent presque tous réédités dans la collection populaire « Le Livre Moderne Illustré » chez Ferenczi. Il fit aussi partie du jury du Prix du Premier Roman, en compagnie de Georges Bernanos, Jean Giraudoux, Julien Green, Jacques de Lacretelle, François Mauriac, André Maurois, Guy de Pourtalès et Robert de Saint-Jean, et il présida la Société des Gens de Lettres.
Après avoir défendu Dreyfus durant sa jeunesse, Estaunié choisit la droite, voire l’extrême-droite, puisqu’il signa en 1935 le Manifeste de Massis « Pour la défense de l’Occident », qui approuvait la conquête de l’Éthiopie par Mussolini, et en 1937 le « Manifeste aux intellectuels espagnols », favorable aux franquistes. Il vota sans doute pour l’entrée de Maurras à l’Académie française en 19385.
Un romancier traditionnel
Édouard Estaunié fait preuve du même respect de l’ordre et de la tradition dans sa conception et dans sa pratique du roman que dans la vie qu’il mena.
Quoique peu porté sur la théorie, il donna son avis en 1925 sur un sujet alors d’actualité : « Le Roman est-il en danger ? » Il propose, dans cet article, deux définitions classiques de ce genre littéraire : « [D]e la vraie vie à évolution inattendue » et « [U ]n récit donnant l’impression d’une histoire vécue et qui nous intéresse6 ». Il prend comme modèles de ce type de récits, où se complètent les effets de réel et de surprise, Balzac, Paul Bourget, « maître du roman contemporain », Maupassant et Anatole France, ces deux derniers n’ayant pas, contrairement à Flaubert, « la superstition du style ». On voit qu’Estaunié fait référence à des auteurs du XIXe siècle ou à des contemporains, qui, contrairement à Gide ou à Proust, ne révolutionnent pas les techniques narratives. De même, dans un autre article de 1925, « La Province dans le Roman Français », il loue la plupart des grands auteurs du XIXe siècle d’avoir élu la province comme cadre de leurs fictions et il leur ajoute des écrivains de son temps ayant une conception traditionnelle, voire traditionaliste, du roman : Paul Arène, René Boyslève, Octave Feuillet, Gaston Roupnel. Dans ses Souvenirs, jamais il ne cite ses confrères du Prix du Premier Roman, dont beaucoup, comme Bernanos, Giraudoux, Green, Mauriac, étaient à divers titres novateurs dans leur vision du monde et dans leur technique ; mais il leur préfère des collègues de moindre importance, souvent spécialisés dans l’étude de mSurs, comme Gyp, Paul Hervieu, Marcel Prévost, le Suisse Édouard Rod, ou bien faisant soit du théâtre à thèse comme François de Curel, soit une poésie régionaliste et catholique comme Marie Noël ; il reconnut comme maître un défenseur du classicisme, André Bellessort, critique littéraire proche de L’Action française.
Dans ses œuvres, Édouard Estaunié applique avec un grand savoir-faire sa définition du roman. Si l’on excepte L’empreinte, où il dénonce l’éducation qu’il a reçue chez les Jésuites,et Le ferment, où il dresse le portrait d’un ingénieur d’abord déclassé puis triomphant grâce au cynisme, et qui sont à la fois des romans de socialisation7 et à thèse, à partir de La vie secrèteet jusqu’à Madame Clapain, il introduit l’inattendu, sous la forme du destin, au cœur d’existences banales. Dans un cadre presque toujours provincial (Dijon, le Sud-Ouest, etc.), des bourgeois ou de petits aristocrates se préoccupent d’arranger des mariages, de transmettre des fortunes, et, pour ce faire, ils rencontrent des prêtres et des notaires ; ils se distraient en épiant, cachés à la fenêtre, le voisinage et en jouant au whist ; ils attendent la vieillesse et la mort. Il s’agit doublement de romans d’intérieur : le lecteur pénètre, en effet, dans des lieux clos et dans des âmes qui se renferment sur elles-mêmes. Le réalisme consiste alors à décrire les « aîtres » (mot désuet qui revient souvent) et les êtres, qui, selon une tradition balzacienne, se ressemblent. Au milieu de cet espace-temps banal et monotone, un événement surprenant se produit, un presque rien qui prend progressivement les proportions d’une tragédie et qui fait s’affronter les âmes dans des dialogues pleins de sous-entendus venimeux ou d’attaques directes : il suffit, dans L’ascension de M. Baslèvre, qu’un ami d’enfance vienne solliciter le héros éponyme pour que la vie rangée de ce fonctionnaire célibataire, déjà âgé, soit complètement perturbée, puisqu’il devient amoureux de l’épouse de son ami, qu’il commence à négliger son travail et qu’il tombe malade ; il suffit, dans Madame Clapain, que les deux sœurs, Ursule et Ida Cadifon, accueillent une locataire pour que la mort pénètre chez elles (la locataire se suicide) et qu’Ida découvre alors chez cette dernière un passé de maternité cachée, de crime et de vol.
On trouve toujours le rien à l’origine des bouleversements d’existence. À ce moment, M. Baslèvre ne connaissait pas Mlle Fouille et s’en souciait autant que d’une pomme. Peut-être même était-il convaincu qu’elle ne viendrait pas. Alors, pourquoi s’occuper d’elle et en parler ? C’est là l’énigme. On agit en apparence sous la poussée d’un motif futile : aucune nécessité n’obligeait à aller ici plutôt que là ; et pourtant, le choix est irrésistible. Après quoi, l’imprévu, qui voulait préparer sa voie, trouve le chemin fait.
L’ascension de M. Baslèvre, Mémoire du Livre, 2000, p. 81.
Un petit maître ?
Édouard Estaunié écrivit un court ouvrage « Les petits maîtres », sur les peintres hollandais Terburg, Steen, Pierre de Hooch (il est vrai qu’il leur ajoutait des artistes plus importants tels Ruysdaël et Vermeer)8. Or il lui arriva d’être considéré comme un petit maître dans le domaine du roman, comme le montre la place qu’il occupe dans les manuels de littérature, destinés aux étudiants et élèves de lycée des années 1960.
Dans le XXe sièclede Castex et Surer, il figure dans la section « Ordre et Tradition » du chapitre sur le roman d’avant-guerre, après Maurice Barrès et Paul Bourget ; un paragraphe lui est consacré comme à Boyslève. Le XXe sièclede Lagarde et Michard lui accorde une place plus importante dans le chapitre « Le Roman avant 1914 » : un développement, entièrement consacré à lui, le place dans « Sa génération » (avec Paul Hervieu, Marcel Prévost, Abel Hermant, Louis Bertrand, Élémir Bourges, René Boyslève et Edmond Jaloux) et dévoile « Sa personnalité » ; ces deux paragraphes sont suivis d’un extrait de Solitudes. On remarque que, s’il est présent dans ces manuels, il occupe une place secondaire et qu’il est considéré comme un auteur du début du XXe siècle, alors que certains de ses romans les plus importants furent publiés après la Première Guerre : L’ascension de M. Baslèvre, L’appel de la route et L’infirme aux mains de lumière. Estaunié est donc considéré par les auteurs de manuels comme un petit maître.
Désordre et prémodernité
Or il n’est pas un auteur, passéiste, du second rayon : mettant en valeur, en effet, le désordre des passions et de l’existence, il annonce, à sa manière, la modernité.
La passion déstabilisatrice et l’absurdité de la vie
Pierre de Boisdeffre explique l’oubli dans lequel est tombé Édouard Estaunié, parce qu’il ferait partie des romanciers chrétiens et conservateurs comme René Bazin et Henry Bordeaux et que « Le Seigneur, comme chacun sait, vomit les tièdes9 ». Or, Estaunié ne peut être taxé de tiédeur, si l’on excepte Tels qu’ils furent, éloge de la bourgeoisie et des valeurs du passé.
Si ses personnages, célibataires ou veufs la plupart du temps, commencent toujours par vivre une existence monotone, une passion dans les deux sens du mot (un sentiment fort et douloureux) dérègle leurs habitudes. Elle affecte souvent un père ou une mère possessifs au point qu’ils ne supportent pas que leur enfant les quitte : dans L’appel de la route, Lormier harcèle sa fille Geneviève, pressentant qu’elle aime quelqu’un dont il ne connaît pas l’identité ; de même, Mme Manchon, victime de « la passion maternelle qui la dévorait », ne tolère pas que son fils René veuille se marier. L’amour filial prend aussi les allures de la passion, voire de l’inceste : dans Un simple, dont l’intrigue est très proche de celle de Pierre et Jeande Maupassant, Stéphane, qui a découvert les amours adultères de sa mère, se suicide ; M. Baslèvre, quand il commence à aimer Claire, associe celle-ci à sa propre mère. La jalousie ne contamine pas seulement les rapports entre parents et enfants, mais elle défait également les couples ; de plus, pour naître, elle n’a pas besoin d’objet précis, mais elle existe à l’état pur : Pierre Jauffrelin, dans Solitudes, n’en pouvant plus de suspecter sans raison son épouse Arlette, se noie. Chez Estaunié, comme chez Sartre, l’enfer, c’est les autres ; la cohabitation dans les huis clos de maisons provinciales exacerbe les passions, parfois jusqu’à la mort : « Ah ! l’on ne soupçonne pas l’abîme qui sépare trois êtres sous un toit ! […] L’enfer était chez moi […] », pense un de ses personnages.
Le désordre ne se circonscrit pas dans des moments de paroxysme, mais il englobe toute l’existence. Celle-ci, placée sous le signe de l’absurdité, est « une suite d’histoires surprises en cours de route, dont on n’a pas connu le début, dont on ne connaîtra jamais la fin ». L’amour est un combat, « le corps à corps de deux adversaires acharnés à déchirer les plaies que leur solitude a faites ». La connaissance de soi et des autres est impossible, car « [l]’homme est impénétrable à l’homme, et la nuit règne autour de nous comme en nous-mêmes ». La mort met un point final à l’horreur de la vie : Lethois, dans La vie secrète, court comme un fou dans la campagne pour essayer vainement d’y échapper.
Retour final à l’ordre ?
René Lalou, tout en reconnaissant qu’Édouard Estaunié fait preuve d’« une rare loyauté » dans la manière dont il expose « les problèmes de la conscience tourmentée », lui reproche « l’arbitraire du romancier » et les « coups d’État » par lesquels il fait surgir la « saillie de la vie intérieure10 ».
De fait, certains de ses romans se dénouent d’une manière didactique. Ainsi, dans Solitudes, il se fait lourdement démonstratif. Il encadre, en effet, trois nouvelles par un « prologue » où le narrateur annonce que l’homme est « irrémédiablement seul » et par un épilogue où le même narrateur apporte à ces « trois exemples » la « conclusion » que « la solitude est un instrument de mort » ; de plus, il ajoute, sans l’avoir démontré, que cette dernière est « l’éducatrice qui fortifie, le prophète qui soulève ». L’ascension de M. Baslèvrese termine également par une leçon lourde de sens : après la mort de Claire, qu’il a aimée de manière platonique, le héros éponyme reprend certes ses « occupations sans grandeur », ses « gestes médiocres », mais son existence a été transfigurée par sa passion, puisque, dans un dialogue au-delà du tombeau, Claire lui dit (ce sont les derniers mots du roman) : « J’ai fait de toi une âme ! » ; malgré cette conclusion exagérément signifiante, on est quand même sensible à l’amour fou, et quelque peu nécrophile, ressenti par M. Baslèvre, qui, étant devenu propriétaire de l’appartement de la femme adorée, y consacre à celle-ci un véritable sanctuaire.
D’autres romans connaissent une fin plus ambiguë et plus ouverte. Certes le narrateur de La vie secrètedresse un bilan final, manichéen, de la vie des personnages : « C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brime qui lui résiste » ; mais, si l’abbé Taffin continue à exercer son apostolat, « [r]ésigné à ne plus voir dans le monde qu’un mélange douloureux de réalité et de chimères », il a perdu la foi, et il n’est pas sûr que Noémie, vieille fille sectaire, puisse retenir auprès d’elle son neveu, qui lui a fait découvrir un amour quasi maternel. L’appel de la routese clôt sur un éloge de la souffrance qui, parce qu’elle « dépouille », donne « le besoin » de « l’immortalité » ; mais le prêtre qui donne cette leçon n’est pas assuré de sa propre foi, si bien qu’Albert Thibaudet peut écrire : « Le livre a l’apparence d’un dialogue, où il faut finir, mais où on ne conclut pas réellement, et nous sommes invinciblement portés à estomper l’image sur laquelle il s’achève, à voir devant nous non pas une route toute faite qui nous appelle, mais une forêt épaisse et mystérieuse où il nous appartient d’abattre des arbres et d’ouvrir des pistes11 ». Au dénouement de Madame Clapain, Ida doit quitter la ville où elle a depuis toujours ses attaches, parce qu’elle refuse de dire ce qu’elle sait de compromettant à propos de son ancienne locataire, pour protéger la fille de celle-ci ; si elle trouve le bonheur dans le sacrifice, c’est d’une manière tortueuse : elle a, en effet, connu indirectement la passion de la maternité en s’identifiant à sa locataire, voleuse et criminelle.
Entre le désir de respecter le secret et la volonté d’expliquer
Selon Gerald Prince, Édouard Estaunié « annonce, par son intérêt pour les ‘profondeurs’ des romanciers plus modernes et même […] les tropismes de Nathalie Sarraute12 ». De fait, l’auteur de La vie secrètes’attache à pénétrer dans les recoins obscurs de l’âme humaine, mais il apporte à cette exploration une clarté quelque peu contradictoire avec le mystère recherché.
Estaunié est un romancier d’analyse qui se méfie des pouvoirs d’élucidation de la psychologie ; ce qu’il écrit de la science : « […] l’analyse était accusée d’altérer chaque fait dès qu’elle tente de l’exprimer », peut s’appliquer à l’étude des caractères. Malgré ce soupçon, derrière « des apparences d’événements », le « mensonge des apparences » , il traque des « mouvements d’âme », « des mouvements […] impalpables », des « mouvements inexprimés ». Il se met à l’écoute des « propos insignifiants », des discours où la personne se dédouble : « Qui parle ainsi? Moi, ou le deuxième être subitement établi dans ma conscience ? » Quoique rejetant le freudisme (sans doute pour l’importance que celui-ci accorde à la sexualité), il n’a de cesse de montrer le surgissement de l’inconscient, la réapparition brutale des souvenirs grâce au « mécanisme de la mémoire […] déroutant », par lequel « des visages, des idées […] soudain revivent, s’éclairent, et, s’échappant du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent l’élément décisif du présent ».
Tout cela, je le sens, est difficile à rendre. Les mots grossissent trop les nuances. Ce que j’exprime existait bien, mais à l’état insaisissable. Personne ne le soupçonnait, pas même moi. Pour le monde, au contraire, nous formions le ménage-type.
Solitudes, « Le Livre Moderne Illustré », J. Ferenczi & Fils, 1924, p. 55.
Pour essayer de pénétrer la complexité des êtres et les exposer sous leurs diverses facettes, Estaunié multiplie les points de vue, en insérant dans la narration des passages de journal intime, des extraits de correspondance, voire un chapitre sur les mSurs des fourmis (La vie secrète), ou en faisant raconter l’histoire d’une famille par trois objets (horloge, miroir et secrétaire), qui ne s’en tiennent qu’à ce qu’ils voient et entendent (Les choses voient) ou par trois personnes qui apportent chacune son éclairage (L’appel de la route). Estaunié peut donc être rapproché, avec toutes les précautions nécessaires, d’autres auteurs qui insistent sur les profondeurs et les complexités de la conscience : Joseph Conrad, dont il admire La folie Almayer ; Proust et Bove aussi : la description clinique de la jalousie qu’il fait dans Le labyrinthe n’est pas loin, en effet, d’Un amour de Swann du premier et du Journal écrit en hiver du second.
Si Gerald Prince voit en Estaunié un précurseur de Sarraute, il atténue cette comparaison par une parenthèse exclamative : La vie secrète« annonce […] (de bien loin !) les tropismes », et il poursuit : « Son manque de souplesse et sa passion explicative nuisent à son efficacité. S’il sait décrire le silence, il ne sait pas le respecter ; s’il aime l’inachevé, c’est pour le compléter13 ». Même si Prince est sévère, il faut reconnaître qu’Estaunié manque de discrétion dans son exploration de la vie secrète. S’il y a, chez lui, des « coups d’État », c’est dans sa manière dogmatique et didactique d’insister, parfois par le recours aux italiques, toujours par des aphorismes qui finissent par donner du sens à l’absurde. Estaunié s’intéresse au désordre de manière construite ; à ce qu’il y a d’incontrôlé dans les comportements en contrôlant sa narration ; aux mouvements ténus de la conscience en les figeant et en les développant ; au silence en étant bavard dans de nombreux et longs dialogues où toutes les répliques font mouche.
Si Édouard Estaunié n’a pas l’envergure d’un Gide ou d’un Proust, il est plus qu’un petit maître. Il lui a manqué, pour exprimer l’ambiguïté des sentiments, les intermittences de la mémoire et l’horreur de vivre, d’avoir un style et une technique correspondant à sa vision du monde. Il n’est pas le seul à son époque : ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, un écrivain (très différent de lui, ne serait-ce que par ses opinions politiques) tel que Jean-Richard Bloch devient parfois obscur par une modernité mal maîtrisée, alors qu’Estaunié est trop clair par excès de classicisme.
1. Journal, T. IV, Bibliothèque de la Pléiade, p. 135.
2. Les mémorables 1918-1945, Gallimard, 1999, p. 554.
3. Ibid., p. 726.
4. Firmin-Didot et Cie. Dans la même collection « Visages contemporains », figuraient Colette, Maeterlinck et Porto-Riche. John Charpentier est critique au Mercure de France, où il publia en 1925 « Considérations sur le roman ».
5. Voir Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains 1940-1953, Fayard, 1999, passim.
6. Cet article est recueilli dans Roman et province, Robert Laffont, 1943. C’est Estaunié qui met en italiques ces deux définitions, p. 28 et 30.
7. Voir Denis Pernot, Le roman de socialisation 1889-1914, Presses Universitaires de France, 1998.
8. Ce texte est recueilli dans Roman et province, op. cit.
9. Histoire de la littérature de langue française des années 1930 aux années 1980, Roman-théâtre, Librairie Académique Perrin, 1985, p. 403. Boisdeffre appelle le romancier « d’ Estaunié »
10. Histoire de la littérature française contemporaine, Presses Universitaires de France, 1947, p. 392-393.
11. « Le roman de la douleur » (1er avril 1922), dans Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. 177. Michel Raimond n’est pas d’accord, sur ce point, avec Thibaudet dans La crise du roman, José Corti (passim), 1966.
12. Gerald Prince, Guide du roman de langue française (1901-1950), University Press of America, 2002, p. 51.
13. Op.cit., p. 51.
Œuvres d’Édouard Estaunié :
Un simple, Perrin, 1891 ; Bonne–dame, Perrin,1892 ; Petits maîtres, Perrin,1893 ; L’empreinte,Perrin,1895 ; Le ferment, Perrin,1899 ; L’épave, Perrin,1902 ; La vie secrète, Perrin,1908 ; Les choses voient, Perrin,1912 ; Solitudes, Perrin, 1917 ; L’ascension de M. Baslèvre, Perrin,1919 ; L’appel de la route, Perrin,1922 ; L’infirme aux mains de lumière, Grasset, 1923 ; Le labyrinthe, Perrin, 1924 ; Le silence dans la campagne, Perrin, 1926 ; Tels qu’ils furent, Perrin, 1927 ; Madame Clapain, Perrin, 1932 ; Roman et province, Robert Laffont, 1943 ; Souvenirs, Librairie Droz, 1973. Il publia aussi deux ouvrages scientifiques : Les sources d’énergie électrique, Librairies-Imprimeries réunies, 1895 et Traité pratique de télécommunication électrique, Dunod, 1904.
Paul Renard est membre du Centre Roman 20-50 de l’Université de Lille III, qui publie la revue Roman 20-50, consacrée à l’étude du roman du XXe siècle. Il y anime depuis 1987 la rubrique « La revie littéraire » dont l’objet est la redécouverte d’écrivains méconnus. En outre, il fut rédacteur en chef de la revue Nord’. Il a publié Un mauvais rêve de Georges Bernanos, étude critique, « Les Cahiers de Roman 20/50 », éditions A.N.R.T., Lille, 1990, et L’Action française et la vie littéraire (1931-1944), Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2003.