On assiste au début de chaque saison littéraire au couronnement d’œuvres que l’on dit incontournables, pour toutes sortes de raisons. Les œuvres de Stéphane-Albert Boulais ne sont pas de celles-là et peut-être ignorez-vous jusqu’au nom de cet écrivain de l’Outaouais qui est pourtant de la trempe des grands conteurs.
Professeur de cinéma et d’histoire de l’art au Cégep de l’Outaouais, chargé de cours à l’Université Saint-Paul et à l’Université d’Ottawa, Stéphane-Albert Boulais a contribué à des ouvrages collectifs de poésie, de contes et de nouvelles et publié plusieurs essais. En 1995, paraissait Blisse, Le cycle des mères et en 1999, Le cycle des conteurs. En 2000 s’ajoutaient deux autres cycles pour former une tétralogie publiée sous le titre de Blisse1, son œuvre de fiction sans doute la plus achevée, par l’aisance d’écriture, l’originalité des histoires et la vivacité des portraits, ainsi que par l’architecture de cette fresque traversée de traits d’esprit et d’humour.
L’histoire d’un royaume
Sans doute pas plus essentiel pour saisir le pouls de la planète ou faire bonne figure en société qu’une liqueur fine ne l’est à la digestion, Blisse est, comme le dit la chanson de Sylvain Lelièvre, de « ces choses inutiles qui nous font du bien ». La gratuité même. Blisse se présente comme une tétralogie consacrée au royaume du même nom et à ses habitants. « Le Blisse est un royaume de lacs et de montagnes, situé à des dizaines de lieues au nord d’Ottawa », d’expliquer le narrateur au début de chacun des quatre tomes. « Mais, le Blisse, c’est surtout le Grand Lac Bleu avec ses Montagnes Joyeuses qui mènent au pays des îles. » Nous voilà situés dans un espace naturel généreux qui, à la fois, forge et reflète le peuple qui l’habite. « Les Blissiens sont un peuple accueillant, ils entendent à rire. Ils portent un attachement particulier à tout ce qui contribue à faire de leur royaume une contrée où il fait bon vivre. […] Ainsi ont-ils décidé de célébrer le Grand Anniversaire du Blisse en faisant écrire une histoire des Blissiens et des Blissiennes célèbres. » Ne reste plus au narrateur qu’à s’identifier avant de nous livrer ses récits : Francis Bernard, appelé aussi l’Instruit, historien fraîchement diplômé d’une « célèbre université québécoise » ; il a été choisi pour écrire le livre commémoratif du Grand Anniversaire du Blisse parce qu’il a su résoudre ce que les Blissiens ont convenu d’appeler « l’Énigme Béni Tarentour ».
Quatre cycles, chacun constitué de deux contes2 réunis autour d’un même thème, composent la tétralogie, véritable fresque. « L’infirme Junius » et « Fortuna » forment Le cycle des mères. L’enquête pour lever le voile sur la naissance mystérieuse de Junius le monstre muet à la tête chevaline est à peine conclue qu’un événement survient, qui soulève à nouveau chez le narrateur des interrogations qui le feront partir sur la piste de Fortuna, une mère ayant vécu pour sa part presque un siècle plus tôt, de façon on ne peut plus excentrique.
Vient ensuite Le cycle des amoureuses, que l’auteur dédie à ses filles et à celles d’un ami. Les émois d’un amour naissant sont scrutés dans « La fille de Lord Henry » et dans « L’extase de Laura ». Deux jeunes filles de l’aristocratie anglo-protestante du début du XXe siècle, emportées par l’amour, passent outre aux interdits de leur classe.
Alors que dans les deux premiers cycles le narrateur a puisé ses histoires auprès des anciens, dans les deux suivants, il cueille la matière de ses récits dans ce qui l’entoure. Dans le troisième tome, Le cycle des conteurs, il apparaît comme personnage témoin, d’abord dans « Le Joffré de maître Philias ». Le projecteur y est dirigé sur le ramoneur, célèbre partout au Blisse comme vedette de « la soirée de l’histoire cochonne », et véritable mentor du narrateur, alors qu’adolescent celui-ci l’assistait pendant ses vacances scolaires. Puis, dans « Le théâtre de Clevine », Francis Bernard montre les drôles de manèges du personnage titre, un exclu. Le récit enchâssé de maître Philias, qui connaît le passé de Clevine, viendra faire la lumière sur l’origine du comportement bizarre du pauvre homme.
Quant au Cycle de l’instruit, il dévoile enfin « L’extraordinaire secret de Béni Tarentour », secret percé par Francis Bernard. Ce conte lève également le voile sur les sources, jusque-là entourées de mystère, de « L’extase de Laura » du deuxième cycle. Finalement, « La confession de Francis Bernard » clôt la tétralogie. Comme dans le conte précédent, le narrateur y occupe la fonction de héros. Il raconte sa vie au Blisse pendant les mois qu’a duré l’écriture de son livre.
Francis Bernard s’avère de la trempe des Blissiens et Blissiennes qui lui ont inspiré ses récits. Célèbres, ces hommes et ces femmes ? Junius, le fils naturel infirme, mendiant à l’entrée du pont couvert ? Fortuna, dite La Greluche, qui fait courir les hommes au bar clandestin du Petit Canot ? Joffré, ce professeur d’université qui a tout quitté et tout perdu, y compris la raison, à la poursuite de son fantasme ? Et Béni Tarentour, le grand séducteur des Blissiennes ? Plutôt objets de scandale, que les notables ont bien tenté d’effacer de la mémoire collective, mais c’était sans compter Francis Bernard dont ils finirent par agréer les récits. La fin de la fiction coïncide avec le milieu des années soixante et la levée de bien des tabous, faut-il dire !
Un air d’autrefois
N’empêche qu’en s’employant à débusquer puis à raconter les secrets du Blisse, c’est la communauté blissienne dans son ensemble que peint le narrateur, les héros évoluant dans un espace social auquel ils sont étroitement liés. Les personnages de ce tableau d’ensemble, qu’ils soient contemporains du narrateur ou qu’ils appartiennent à un passé révolu, sont caractérisés par leur rôle d’aubergiste, de curé, de marchand général, etc., mais aussi par des traits physiques ou moraux qui les individualisent, ce qui les rend bien vivants, tout en contribuant au pittoresque du récit. Société homogène et tricotée serrée que celle du Blisse, à l’exemple des communautés villageoises traditionnelles. Cet aspect de la tétralogie de Stéphane-Albert Boulais rappelle l’atmosphère des légendes et des contes traditionnels québécois dont les sujets leur sont aussi fort apparentés : interdits sociaux et religieux transgressés, classes sociales cloisonnées, exclusion des marginaux, sexualité plus ou moins taboue, mais aussi compassion et entraide, désir amoureux, fierté, goût de la fête, etc. Les effets recherchés ne sont pas non plus étrangers à la tradition orale québécoise : amuser, comme au temps de la veillée, faire jaillir le rire sous l’effet de la surprise après avoir semé la peur, susciter la compassion pour l’exclu en brisant le masque des apparences, édifier, par l’exemple de la pécheresse repentie sur son lit de mort, faire vivre par procuration les émois des jeunes amoureux.
Blisse s’inscrit donc dans la lignée de la littérature populaire québécoise d’autrefois, héritage que soulignent d’ailleurs quelques récits enchâssés porteurs de marques d’oralité, puisque les personnages conteurs qui agissent alors comme relais de narration se trouvent en présence d’un auditoire, situation d’énonciation obligée du conte oral populaire. Il y a aussi les interventions du narrateur qui n’a de cesse de prendre le lecteur à témoin de son activité d’écriture. Fréquemment, Francis Bernard intervient comme s’il voulait créer avec le lecteur la proximité dont jouit le conteur avec son interlocuteur. Il s’adresse directement à lui, l’informant ici de l’organisation de la tétralogie, là de ses sources et, à l’occasion, de la signification d’un mot, quand ce n’est pas pour attester la véracité des faits qu’il raconte.
Une approche singulière
L’enracinement de Blisse dans la tradition ne saurait cependant pas gommer son apport original. Par l’art de raconter qu’y déploie l’auteur, cette tétralogie s’avère une œuvre moderne promise à une longue vie. Sa qualité littéraire est perceptible dès le niveau de l’anecdote. Des histoires peu banales nous entraînent dans des recoins inattendus, sans jamais délaisser la trame principale. Un découpage en nombreux épisodes ou scènes crée un rythme dynamique où se fait sentir l’influence du cinéma. Et, quand l’enchaînement l’exige, ellipses et sommaires viennent s’intercaler entre les scènes. Ainsi le découpage permet-il de faire monter la tension là où l’attente et la durée jouent (« L’extase de Laura », « Le Joffré de maître Philias », par exemple), ou de créer une excitation en faisant se précipiter les événements, comme dans « La fille de Lord Henry », alors que le rythme épouse celui du cœur bondissant de la jeune Catherine.
Outre ses histoires pittoresques construites pour créer et maintenir le suspense, Blisse charme par sa tonalité comique, au diapason de la joie de vivre des Blissiens et de l’esprit dont Boulais a doté son narrateur, Francis Bernard. La toponymie du pays donne le ton, avec laMamelle, cette petite île qui « avait la forme d’un téton géant » et la Montagne de la Bedaine-qui-rit, le Nombril des Montagnes Joyeuses, l’Île du Baiser, etcombien d’autres noms imagés ! On aura compris que la sexualité est au rendez-vous bien qu’elle fût taboue au pays, à l’époque des histoires de Blisse. Boulais a su trouver le style pour raconter des histoires truculentes sans jamais tomber dans la vulgarité. Un passage de « Fortuna » donnera une idée de sa façon de suggérer et de faire sourire, par l’effet de contraste entre une situation loufoque et le registre de langue employé pour la décrire, et par les traits d’ironie dont ne se prive pas le narrateur. La Greluche qui fait saliver les hommes au bar clandestin du Petit Canot a décidé de récompenser tous les mâles pour leur prévenance. Elle les a fait convoquer au Nombril des Montagnes Joyeuses. Le jour venu, « [l]es hommes venaient de partout […] Un sfumato enveloppait les corps excités par le désir. Petit à petit, les bois devinrent sonores […]. // Les hommes burent et parlèrent. Ils chantèrent même.[…] On aurait dit une sorte d’incantation aux vertus propitiatoires. L’arrivée immanente de la greluche suscita des sifflements. Les mâles roulèrent les lèvres. Alors flotta sur le Nombril le plus merveilleux des airs. La subtilité mâle du Blisse prenait son envol. Les hommes allèrent à l’octave en bombant le torse et en le martelant. À ce moment, on entendit un cri : ‘À l’arrive !’ […] Fortuna, montée sur sa jument Alberte, apparut en bordure du lac. Une longue traînée lumineuse la suivait, comme si le lac avait été un miroir magique irradié de lumière. Elle était vêtue d’un long voile blanc qu’elle portait négligemment sur les épaules, laissant paraître des mamelles si volumineuses qu’elle aurait pu allaiter toutes les âmes du purgatoire3 ».
Et la scène se poursuit sans que l’on pénètre jamais dans la grotte où s’est installée la Greluche pour recevoir, un à un, les hommes qui ressortent, illuminés. Un courant érotique, où paradoxalement entre la pudeur, traverse ainsi plusieurs scènes de la tétralogie. Dans « L’extase de Laura », par exemple, la jeune fille est foudroyée par l’amour, à quelques semaines de son entrée au couvent. Le narrateur adopte le point de vue de l’ingénue et nous assistons, de l’intérieur, au combat que se livrent le sentiment religieux et le désir sexuel en éveil. Le récit fait appel à la litote pour marquer la passion contenue, jusqu’à ce que la lecture du « Cantique des Cantiques » fournisse à la jeune femme la réponse divine qu’elle avait cherchée, des nuits durant, dans la Bible
En somme, les histoires bien ficelées, l’humour dû à l’heureuse combinaison de la distance nécessaire au rire et de la sympathie manifeste de l’auteur pour ses personnages, le style et la place faite à l’érotisme font de Blisse une œuvre originale, résultat du judicieux croisement de la tradition orale québécoise et de l’art littéraire.
Un roman
Boulais n’a toutefois pas eu la plume aussi heureuse pour son premier roman écrit à peu près à la même époque. Le romancier s’est retrouvé dans la situation du narrateur de Blisse à écrire sur les bâtisseurs de Hull en vue d’un spectacle dans le cadre du bicentenaire de la ville. Dans Je t’aime, Abigail !4, l’auteur met en place le cadre fictif d’une classe de treize cégépiens et cégépiennes inscrits à un cours intensif d’été. Ils sont amenés par leur professeur à faire une recherche sur les personnages et les événements ayant marqué l’histoire de Hull dont on allait célébrer le bicentenaire en 2000. Les personnages fictifs manquent d’épaisseur et le didactisme avec lequel sont introduites les informations historiques gêne, parce que trop apparent. Le résultat : ni roman digne de ce nom, ni ouvrage historique. Il faut reconnaître, à la décharge de l’auteur, que son objectif premier visait les fêtes du bicentenaire de sa ville. Sans doute fut-ce une réussite dans ce cadre, si l’on en juge par la préface que signait le maire d’alors.
Le journal d’Abigail qui suit le roman peut présenter un intérêt pour l’entourage de l’auteur, sans plus. Boulais y inscrit ses impressions au fur et à mesure du processus d’écriture du roman, allant de la naissance de l’idée jusqu’à la publication, en passant par la critique du manuscrit par ses amis.
Cette œuvre pâlotte, Je t’aime, Abigail !, suivi du Journal d’Abigail , ne devrait cependant pas nous faire oublier la qualité de la tétralogie Blisse, digne de figurer parmi nos classiques.
1. Stéphane-Albert Boulais, Blisse, coll. « Bivouac », Écrits des Hautes-Terres, Montpellier, 2001 : Le cycle des mères, 118 p., Le cycle des amoureuses, 160 p., Le cycles des conteurs, 182 p., Le cycle de l’instruit, 154 p.
2. Nous utilisons le mot conte dans le sens général consigné au Petit Robert : « […] récit de faits, d’aventures imaginaires, destiné à distraire ».
3. « Fortuna », Le cycle des mères, p. 89 à 91.
4. Stéphane-Albert Boulais, Je t’aime, Abigail !, suivi de Le journal d’Abigail, coll. « Outaouais », Écrits des Hautes-Terres, Montpellier, 1999, 295 p.
Extraits
LE ROYAUME DU BLISSE
Le Blisse est un royaume de lacs et de montagnes, situé à des dizaines de lieues au nord d’Ottawa. À ses confins se trouvent le Caye, l’Arche, le Bonnet Rouge et Champ-de-Grâce. Loin, au nord, il y a le Cerf. Plus loin, encore, c’est le Bask, le pays des eaux troubles et de la Montagne du Diable. Au sud éloigné, il y a le Kaz, à l’est, le Wabassee, au nord-ouest, l’Aigle et le David. Mais, le Blisse, c’est surtout le Grand Lac Bleu avec ses Montagnes Joyeuses qui mènent au pays des îles.
Les Blissiens sont un peuple accueillant. On vient de loin pour goûter leur hospitalité. De hauts dignitaires étrangers passent leurs vacances dans le pays. Le Blisse est agréable. Ses habitants entendent à rire. Ils portent un attachement particulier à tout ce qui contribue à faire de leur royaume une contrée où il fait bon vivre. Et, s’ils aiment bien se faire raconter des histoires, ils adorent qu’on évoque celles du pays.
Blisse, Le cycle des mères, p. 11.
Je revenais au Blisse, à la demande du maire, pour résoudre la fameuse énigme Béni Tarantour. Je dis bien la « fameuse énigme », car comme une source qui jaillit de la montagne et se jette dans un ruisseau et le ruisseau, dans un lac, le lac, dans la rivière, tel avait été le destin de cette énigme qui, depuis plusieurs décennies, avait grossi pour devenir l’une des plus belles curiosités de l’imaginaire blissien. En d’autres termes, si le Blisse avait ses sites naturels comme ses cuvettes du lac des Trente et Un Milles, la décharge du David, le pays des îles, la rivière souterraine du Kaz et le Rocher d’Orlo, il avait aussi ses merveilles culturelles. Entre autres, l’énigme Béni Tarantour, qui brillait comme l’ivoire, telle une stalactite pendue à la voûte du ciel blissien. Pourquoi Béni s’appelait-il Béni ?
Blisse, Le cycle de l’Instruit, p. 16.
Comment comprendre Hull dans son essence et ses manifestations ? Vincent Rossignol pressentait que l’art était la fiancée du labeur des hommes et que son rôle était avant tout de s’accoupler à la réalité, peu importe les extravagances de la nuit de noces. L’art couvrait les lieux d’une aura. Pour la première fois de sa vie, le sens du sacré interpelait Vincent. Le sacré que l’homme reconnaît aux êtres et aux lieux. Le sanctuaire. Le lieu recèle toutes les beautés de l’homme. Le jeune homme n’avait jamais réellement porté attention à l’architecture. Aux églises, par exemple. Il commençait à comprendre pourquoi elles étaient si belles. Comme si l’homme avait investi dans cette construction le meilleur de lui-même pour qu’elle rende hommage à son labeur. Et puis les grands monuments civils. Ceux de sa ville. La Maison du Citoyen était devenue une basilique, le musée des civilisations, une cathédrale. Et voilà que, dans le parcours pour se rendre à son église, il remarqua combien les maisons étaient belles. […] Il avait entendu quelqu’un dire à la radio que Hull était laide. Pourtant, il n’y avait pas de plus belle ville. Même les masures lui apparurent brillantes parce qu’il connaissait davantage l’histoire organique de sa ville.
Je t’aime, Abigail !, p. 101.
Je connaissais la mère Gaucher de réputation. Elle parlait constamment. Les mots pullulaient dans sa bouche comme des maringouins dans un marécage. C’était tout un personnage. Son prestige de commère couvrait toute la vallée, des hauteurs du Mont Chauve jusqu’à la décharge de l’Esturgeon, et du Bonnet Rouge jusqu’au Hibou. Ses mots, même s’ils étaient un mélange de miel et de vinaigre, faisaient mouche à chaque coup. Les portraits qu’elle faisait de ses concitoyens reposaient sur des vérités que d’aucuns auraient qualifiées de médisances.
Blisse, Le cycle des mères, p. 20.
D’un seul coup la voix de la mère Gaucher avait occulté tous les autres sons ambiants, y compris le tic-tac de l’horloge. Son ton, sa force, ses notes aiguës transformèrent mon oreille en un immense entonnoir dans lequel il me sembla qu’on déversait un drame. J’avais l’impression qu’une armée de guêpes s’y était enfouie.
Blisse, Le cycle des mères, p. 21.
En fait, j’entrepris l’écriture du présent texte à la suite d’un événement curieux. J’ajouterai même, pour être plus précis, dans des circonstances dramatiquement joyeuses. L’aide à point nommé de Grand Léo, le croque-mort sexagénaire du Blisse, me fut très utile. On conviendra facilement qu’il est plutôt rare qu’une promenade en corbillard soit heureuse, à plus forte raison en chaloupe-corbillard sur le Grand Lac Bleu. Nous étions allés chercher le cadavre d’une vieille dame sur l’île des Moutons, à l’extrémité nord du lac. Avant même de prendre livraison du corps d’Anna, Grand Léo et moi avions rendu visite à tous les aubergistes des environs, lesquels nous avaient fait l’honneur de leur hospitalité.
Blisse, Le cycle des amoureuses, p. 16.
En entendant ma question, il éteignit brusquement le moteur de sa chaloupe. Nous étions rendus à la hauteur du Lismore House, l’auberge où était mort Maître Philias Frémont, le grand ramoneur, un personnage qui avait marqué mon adolescence. Dans la noirceur blissienne à peine égratignée par la lumière du fanal de la chaloupe-corbillard et des réverbères de l’auberge au loin, il m’avait répondu par une autre question :
– Savais-tu, l’Instruit, que le Lismore House a déjà été la résidence d’été de Lord Henry D, le Gouverneur général du Canada ?
Blisse, Le cycle des amoureuses, p. 17.
L’histoire se passe au Blisse dans les années cinquante. Une histoire incroyable mais vraie. Je venais d’avoir treize ans, le 27 juin. J’avais complété ma première année d’études classiques dans un pensionnat de la région d’Ottawa. J’accompagnais au Bask, pour l’été, Maître Philias Frémont, le grand ramoneur du Blisse. Ce dernier m’avait engagé comme apprenti ; une façon de m’aider à payer mes études. On me disait grand et bien bâti pour mon âge. Je transportais la « pierre abyssale » et « l’impériale chaudière », noms affectueux que le grand ramoneur, sexagénaire chauve au pied sûr, et linguiste à sa manière, donnait à sa brique et à son vulgaire sceau à suie.
Blisse, Le cycle des conteurs, p. 15.
– Le petit devine s’était dit : « Si je parviens au sommet de la gorge interdite et réussis à boire l’eau des damnés, à coup sûr je pourrai sauver ma mère. » II était parti sans trop se poser de questions. Il n’avait même pas pris la peine de se rappeler que bien des hommes avant lui avaient laissé leur peau sur les rives maudites. Il marcha donc jours et nuits, il traversa les forêts d’épinettes, bivouaqua sur les sables, fit route dans les brumes du matin et les vapeurs du soir. Ce fut presque un miracle qu’il pût se rendre à l’entrée de la gorge sans qu’il ne fût agressé par les animaux sauvages.
Blisse, Le cycle des conteurs , p. 160.