On l’a dit, les bons sentiments font la mauvaise littérature. Faisons pivoter l’adage d’un quart de tour pour rappeler ceci : la lecture qui oublie de plaire passe à l’univers des outils et des moyens. Elle est guettée par la sécheresse et l’endoctrinement. N’allons pas la censurer, mais distinguons ce qui est plaisir et culture de ce qui s’apparente au redressement des consciences et à la mise en marché de convictions assainies.
Sourires garantis
Certaines maisons d’édition méritent (presque) l’acte de foi : elles offrent si constamment finesse de récit et qualité d’image qu’on s’abandonnerait, de confiance, à leurs propositions. Les 400 coups sont de cette race. Les albums se succèdent sans que cède le raffinement du dessin, sans non plus que l’humour et l’originalité prennent des vacances. Petit héros fait ses premières dents1 en témoigne. Quoi de plus banal qu’un enfant anéanti de purée et qui rêve de mordre sa nourriture comme ses amis le chien et le chat ? François Barcelo et Marc Mongeau en tirent un récit souriant où l’héroïsme du petit homme ose ses premières mordées. Dans Oncle Jules achète une voiture2 de Rémy Simard, les possibilités explosent en bouquets. Le jeune lecteur s’interrogera sur les mérites de chaque véhicule. Le rond a ses avantages, le carré aussi, la futuriste d’autres encore… Quand Oncle Jules rend verdict, son choix comble le jeune lecteur qui attendait impatiemment la décision.
1. François Barcelo et Marc Mongeau, Petit héros fait ses premières dents, Les 400 coups, Montréal, 2003, 32 p. ; 6,95 $.
2. Rémy Simard, Oncle Jules achète une voiture, Les 400 coups, Montréal, 2004, 32 p. ; 6,95 $.
Les 400 coups, c’est donc la littérature dans le plaisir, la fantaisie, l’imagination. Si elle enseigne, c’est selon la pédagogie des paraboles aux libres interprétations. Dans Turlututu rien ne va plus de Sylvie Roberge Blanchet et Pascale Constantin, par exemple, la pensée magique, pendant un moment, stimule les ambitions les plus folles. Loin de se rebiffer devant les demandes, les terribles génies se font accommodants : « Y’a qu’à demander ! » Et on demande ! Jusqu’à ce que… La conclusion réveille la raison, sans que la vilaine culpabilisation occupe tout l’espace.
Sylvie Roberge Blanchet et Pascale Constantin, Turlututu rien ne va plus, Les 400 coups, Montréal, 32 p. ; 8,95 $.
Dans Mes petites fesses, Jacques Godbout (illustrations : Pierre Pratt) note la mystérieuse préférence de certains bébés à naître « postérieur en avant ». Il en déduit, avec une merveilleuse gratuité, que les fesses qui ont occupé l’avant-scène dès le départ ont conquis le droit de bousculer tous les environnements auxquels elles touchent. Illogique, contestable et donc vrai.
Jacques Godbout et Pierre Pratt, Mes petites fesses, Les 400 coups, Montréal, 2003, 32 p. ; 9,95 $.
La liste des albums séduisants et substantiels ne s’arrête pas là. Deux titres d’Albin Michel méritent eux aussi des éloges en raison de la générosité et de l’élégance du dessin, mais aussi de la beauté et l’envol du récit. La petite poule noire d’Antony Pogorelskij et de Gennadij Spirin emprunte comme décor l’ample démesure de Saint-Pétersbourg et y situe l’apprentissage d’Alioscha, garçon de cœur et de mémoire vacillante. Il sauve de la mort une poule aux pouvoirs magiques et obtient le droit à un vœu. Le don est cependant assorti de contraintes qu’Alioscha a tôt fait d’enfreindre. N’importe quel enfant affirmera qu’Alioscha a droit à une deuxième, voire à une troisième chance ; il a raison.
Antony Pogorelskij et Gennadij Spirin, La petite poule noire, trad. de l’allemand par Michelle Nikly, Albin Michel, Paris, 2003, 28 p. ; 24,95 $.
On appréciera autant Le jardin des quatre saisons de Michelle Nikly même si la lumière et la clarté presque tranchante du dessin créent un tout autre univers. Une fois encore, la magie récompense le geste compatissant. L’Orient présente ses saisons et l’exubérance élégante de ses vêtements. Quant aux humains, ils se partagent en bons et en antipathiques, avec la conclusion qu’on peut prévoir.
Michelle Nikly, Le jardin des quatre saisons, Albin Michel, Paris, 2003, 30 p. ; 19,95 $.
Avec Robert Munsch et Michal Martchenko, la rigolade prend le dessus. Aucun enfant ne blâmera Tina de porter indéfiniment ses chaussettes neuves. Il n’est pas dit, cependant, que l’entourage se laissera asphyxier par les effluves que produit cet attachement. Même les plus belles chaussettes méritent parfois un congé et… un lavage. Comme Robert Munsch le prouve dans Tes chaussettes sentent la mouffette !, la leçon porte davantage si tous peuvent en rire, y compris celle qui la reçoit.
Robert Munsch et Michal Martchenko, Tes chaussettes sentent la mouffette !, trad. de l’anglais par Christiane Duchesne, Scholastic, Markham, 2004, 28 p. ; 7,99 $.
La princesse Pénélope de Todd Mack et Julia Gran aborde un thème délicat. Parents et grands-parents n’ont qu’eux à blâmer si la fillette qu’ils traitent de princesse se persuade de son statut princier. La princesse dépassera-t-elle les bornes ? L’album manœuvre à travers les risques. Pénélope est comblée, mais elle sait son bonheur. Un très bref instant, on la verra de dos, recroquevillée sur une chaise et face au mur : la princesse a exagéré. Texte et illustrations fantaisistes, dosage intelligent.
Todd Mack et Julia Gran, La princesse Pénélope, trad. de l’anglais par Cécile Gagnon, Scholastic, Markham, 2003, 32p. ; 8,98 $.
Que le petit chaperon rouge de la tradition ait un petit frère (Il était une fois le petit frère du chaperon rouge ; Marc Tremblay & Fil & Julie) et que le loup du conte se réincarne en une minuscule silhouette, sans doute fallait-il s’y attendre. L’idée n’est pas mauvaise, en effet, de rafraîchir les contes classiques laissés par Andersen, Perreault ou les frères Grimm et de faire pivoter vers des décors modernes les textes chers aux générations précédentes. À condition, toutefois, de ne pas vider les histoires d’ours et de géants de leur charge explosive. Bruno Bettelheim a montré, en effet, que la peur fait partie de l’univers des enfants ; il faut l’apprivoiser, non l’abolir. La coexistence des deux types de récits paraît souhaitable, pas l’édulcoration des classiques.
Marc Tremblay & Fil & Julie, Il était une fois le petit frère du chaperon rouge, La courte échelle, Montréal, 2004, 24 p. ; 7,95 $.
En provenance d’un éditeur dont j’ignore tout, voici une série sympathiquement baptisée Les contes d’Émile et une nuit. Émile a une nouvelle voisine d’Anne-France Charbonneau et d’Éric Bertrand manifeste plusieurs ambitions qui ne sont pas toutes comblées dès ce premier essai. Le dessin est rudimentaire, magie et quotidien dialoguent péniblement. Laissons le temps au temps, la stylisation viendra à son heure.
Annie-France Charbonneau et Éric Bertrand, Émile a une nouvelle voisine, Sedes, Paris, 2004, 16 p. ; 7,95 $.
Des éditeurs en mouvement
Pendant que Les 400 coups consolident leur marque, d’autres maisons d’édition osent des explorations. C’est le cas, par exemple, de Vents d’Ouest et de La courte échelle.
L’éditeur de Gatineau était déjà sensible aux tumultes et aux découvertes de l’adolescence. On y évite de toujours la « littérature thérapeutique ». Les romans sont peuplés d’adolescentes et d’adolescents, non d’enjeux sociologiques. Dans Sauve-moi de Nadya Larouche, c’est une Catherine de chair et de sang qui craque devant le suicide de son frère. Elle s’isole, s’enfonce dans sa peine, rejette la survie. Jusqu’à ce qu’une autre vie, menacée et incomprise, réveille en elle la capacité de sortir de soi. Très beau parallèle entre deux fragilités qui parviennent à se redonner la liberté et la confiance.
Nadya Larouche, Sauve-moi, Vents d’Ouest, Gatineau, 2004, 130 p. ; 9,95 $.
Beau et juste titre que celui-là : Coup de foudre et autres intempéries. Quand s’accélère le passage à la maturité, l’amour est certes le déclencheur, mais d’autres secousses surviennent en même temps. On rêve du copain, mais aussi de la voiture, de l’appartement à soi et, autant le dire, de la résistance ouverte aux intrusions des adultes. Les « autres intempéries » accordent la préséance à la foudre, mais elles ajoutent leur climat. Josée Pelletier sait raconter la naissante maturité.
Josée Pelletier, Coup de foudre et autres intempéries, Vents d’Ouest, Gatineau, 2004, 148 p. ; 9,95 $.
Le vedettariat fait partie de l’imaginaire des jeunes. Être célèbre est un besoin ; approcher les célébrités aussi. Le pendule, dès lors, s’en donne à cœur joie. Maxime, qui se résignait mal à l’anonymat, bondit de joie si, soudain, une vedette lui ouvre le cercle des privilégiés. Mais Maxime replonge dans la dépression si, brusquement, les réflecteurs du vedettariat s’éloignent de lui. Ma voisine est une vedette de Maryse Dubuc sonne infiniment juste. Ceux et celles qui s’interrogent sur le culte des vedettes instantanées verront en Maxime un adolescent tour à tour réconforté et échaudé par cette cruelle mise en marché.
Maryse Dubuc, Ma voisine est une vedette, Vents d’Ouest, Gatineau, 2004, 195 p. ; 10,95 $.
Dans L’enfant du lac Miroir, Louis Gosselin oppose deux mondes : père contre fils, tolérance contre racisme, sports contre musique. Le drame s’enracine dans un passé dont Jeff ignore tout et que le père tient à garder enseveli. La génération adulte devrait, en théorie, provoquer la réconciliation. En réalité, c’est l’attachement de Jeff à ses valeurs personnelles qui suscite le rapprochement.
Louis Gosselin, L’enfant du lac Miroir, Vents d’Ouest, Gatineau, 2004, 149 p. ; 9,95 $.
À La courte échelle, certains romans s’en tiennent à la présentation désormais familière et mettent à contribution des plumes auxquelles les jeunes auditoires se sont attachés ; d’autres adoptent un autre graphisme et un ton différent.
Laid et imprévisible, le Not-Dog de Sylvie Desrosiers (illustrations : Daniel Sylvestre) trouve de récit en récit une nouvelle façon de se mettre les pattes dans les plats, tout en aidant (?) à l’enquête. Son éthique de chien ne l’empêche pas d’accepter des biscuits d’une main douteuse, mais qui a dit qu’un chien déteste les fantômes ? Illogique et frais, fantaisiste et aventureux, Aimez-vous la musique ? confirme l’aptitude de l’auteure à renouveler le familier.
Sylvie Desrosiers et Daniel Sylvestre, Aimez-vous la musique ?, La courte échelle, Montréal, 2004, 95 p. ; 8,95 $.
Chez Jean Lemieux, élégance et profondeur cheminent main dans la main. Dans Le fil de la vie (illustrations : Sophie Casson), il suffit qu’un adulte dise devant un enfant troublé par la mort que « la vie ne tient qu’à un fil » pour que l’expression recouvre son sens littéral. Et l’âme, pour qui écoute bien, vibre dans le chagrin autant que dans un violon sympathique. Au lendemain du deuil, après l’apaisement apporté par le rêve, les petits bonheurs sèchent les larmes. Superbe et émouvante tranche de vie. Nouveau contact avec un écrivain doué. Qu’il se soit sincèrement penché sur les enfants et leurs douleurs n’est qu’un mérite de plus.
Jean Lemieux et Sophie Casson, Le fil de la vie, La courte échelle, Montréal, 2004, 64 p. ; 7,95 $.
Deux titres récents témoignent de la volonté de La courte échelle de suivre les jeunes lecteurs d’hier dans leur passage en sol adulte. Le nouveau graphisme séduit d’emblée, mais les textes cherchent encore leur tonalité. Le visage masqué de Joceline Sanschagrin et Pierre Brignaud ne manque pourtant pas de qualités. L’informatique et ses codes sont au poste. Les jeunes, et les jeunes seulement, sont troublés par les messages du mystérieux Visage masqué. La réplique s’organise autour d’un tandem qui comprend, ô scandale, un rebelle allergique à toutes les flicailles du monde et une jeune shérif au gabarit impressionnant. Le récit s’interrompra avant que le duo raconte ce qu’il a trouvé, preuve que nous attendent de nouvelles péripéties. Ce premier épisode manque de substance, mais peut-être visait-il à tester l’auditoire.
Joceline Sanschagrin et Pierre Brignaud, Le visage masqué, La courte échelle, Montréal, 2004, 157 p. ; 9,95 $.
L’île d’Aurélie de Véronique Drouin manifeste souffle et originalité. Près de 300 pages pour raconter une douzaine d’heures, cela tient de la performance. Aux prises avec une ombre aux contours imprécis, Aurélie est seule à percevoir ce qui l’affole. Sa mère, l’école, les spécialistes offrent leur secours, mais vainement. Elle acceptera enfin l’aide d’un sage oriental : une lanterne chinoise accrochée près de son lit facilitera, lui promet-on, l’interprétation de ses cauchemars. Aurélie, ainsi protégée, s’embarquera dans une quête où interviendront un ange un peu gavroche, un crapaud de bonne compagnie et nombre de compagnons en provenance de mondes lointains. Beau périple combinant la science-fiction et menant à l’autonomie.
Véronique Drouin, L’île d’Aurélie, La courte échelle, Montréal, 2004, 288 p. ; 13,95 $.
Escale sur Syros
Mieux que dans la cuvée précédente, l’éditeur Syros équilibre le dépaysement et l’argot impénétrable. Le décor demeure celui d’une banlieue française, mais la langue n’est plus le code réservé aux seuls initiés. Embrouille à minuit de Malika Ferdjoukh raconte sur un rythme trépidant le mystère qui emporte le jeune Jésus bien malgré lui. L’adolescent ne parvient ni à deviner le contenu de la boîte qu’un inconnu lui confie ni à échapper à sa responsabilité dangereuse. L’intrigue passera par d’agréables rencontres qui feront oublier les inquiétudes. Bien construit.
Malika Ferdjoukh, Embrouille à minuit, Syros, Paris, 2004, 96 p. ; 14,95 $.
En plus de raconter trois aventures prenantes ou drôles, Sacré Mehdi ! de Jean-Hugues Oppel pourfend le racisme. Comment ne pas admettre que, pour les « Blancs », tous les Arabes se ressemblent ? Le père arabe à la recherche de son fils s’aperçoit, en tout cas, qu’on a vu son fils sans jamais le voir. L’enquête s’en trouve paralysée. Quand le racisme s’inverse et que Mehdi s’emporte contre le rival noir qui séduit la blonde Barbara, c’est à son tour de recevoir la gifle et la leçon. Drôle et formateur.
Jean-Hugues Oppel, Sacré Mehdi !, Syros, Paris, 2004, 96 p. ; 8,95 $.
Peurs et chagrins
C’est un thème privilégié par la littérature destinée aux jeunes que la crainte de se voir abandonné. Dans Un espion dans la maison d’Andrée-Anne Gratton et de Leanne Franson, Frédo, aussi inquiet qu’indiscret, écoute les conversations de ses parents et se persuade qu’on s’apprête à l’expédier il ne sait où. Mais comment interroger quand on ne peut expliquer d’où a surgi le frisson ? Heureusement, l’intuition parentale n’est pas un mythe.
Andrée-Anne Gratton et Leanne Franson, Un espion dans la maison, Pierre Tisseyre, Saint-Laurent, 2004, 80 p. ; 7,95 $.
Les grands-mères, et Le gâteau gobe-chagrin de Maryse Dubuc et Marc Delafontaine le prouve, transmettent les messages sans braquer les susceptibilités. Quand Maryline rage de voir ses parents s’éloigner pour un voyage d’amoureux, la grand-mère initie la fillette aux vertus d’un gâteau bien spécial. Si, plus tard, la grand-mère transmet la recette, c’est Maryline qui recevra le secret. Maryline, discrète et généreuse, utilisera la recette pour consoler un petit cousin.
Maryse Dubuc et Marc Delafontaine, Le gâteau gobe-chagrin, Pierre Tisseyre, Saint-Laurent, 2004, 72 p. ; 7,95 $.
À même l’histoire
À puiser dans le passé, on provoque l’étonnement, la compassion, ou encore une juste colère.
Hervé Gagnon, tard venu à la littérature destinée aux jeunes, ressuscite l’étrange époque où l’on punissait avec sévérité les femmes soupçonnées de sorcellerie dans Fils de sorcière. L’auteur construit à la fois un roman émouvant et une véritable intrigue policière. Jusqu’à la fin, on sympathisera avec le jeune François qui n’admet pas que sa mère puisse être une sorcière. Beaucoup de fers au feu en même temps, mais Hervé Gagnon les maîtrise tous.
Hervé Gagnon, Fils de sorcière, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 168 p. ; 9,95 $.
Malgré l’astuce de l’échange linguistique pour expliquer la présence de son héros dans la ville sainte de Bénarès, Camille Bouchard ne parvient pas à rendre pleinement crédible l’ensemble de son récit. C’est dommage, car l’information surabonde et on pleure avec lui sur le sort de la jeune intouchable Ravinya. Peut-être les enfants, capables de l’émerveillement souhaitable, sauront-ils, mieux que moi, ignorer les manques de vraisemblance pour s’attacher seulement aux révélations de L’Intouchable aux yeux verts.
Camille Bouchard, L’Intouchable aux yeux verts, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 181 p. ; 12,50 $.
Toujours méticuleuse et fiable dans sa recherche, Sonia K. Laflamme recrée dans Le chant des cloches l’atmosphère, intrigues comprises, qui devait régner dans la Flandre du jeune XIXe siècle. L’art du carillonneur y était apprécié, ce qui rendait le poste désirable. D’où, chez certains, l’intrigue, l’intimidation, la tricherie. La reconstitution est convaincante et l’intrigue fait durer jusqu’à la fin l’incertitude souhaitable. Beau travail.
Sonia K. Laflamme, Le chant des cloches, Pierre Tisseyre, Saint-Laurent, 2004, 136 p. ; 8,95 $.
Du délirant et du fantastique
Dignes reflets des dons de son éditeur, plusieurs titres de Soulières éditeur emportent le lecteur hors du banal et même du vraisemblable. Pour le plus grand plaisir des jeunes et de ceux qui trichent en épiant leurs lectures, Robert Soulières donne l’exemple dans L’épingle de la reine. Ses calembours surgissent à chaque paragraphe, son cheval devient, grâce à un maquignon quelque peu prophète, un bolide à évaluer comme une voiture, les plus fieffés menteurs se découvrent d’invraisemblables franchises. Chez Robert Soulières, le plaisir déborde sur tous les fronts : la photo de la Joconde s’intègre au sport, les chefs-d’œuvre de la peinture rigolent de façon irrespectueuse et l’auteur se comble de compliments. Reposant.
Robert Soulières, L’épingle de la reine, Soulières, Saint-Lambert, 2004, 140 p. ; 8,95 $.
Aussi publié par Soulières éditeur, Un livre sans histoire de Jocelyn Boisvert pratique la même déstabilisation, mais sans rechercher l’effervescence. L’intrigue imite la poupée gigogne : le livre parle du livre qui parle du livre… L’histoire dispense le livre de raconter autre chose que sa propre aventure. Quelqu’un a acheté un exemplaire qu’il a fait autographier par l’auteur, mais ce quelqu’un est victime de distraction et le livre cherche d’autres yeux. Livre tout en clins d’œil et qui mystifiera jusqu’à la fin.
Jocelyn Boisvert, Un livre sans histoire, Soulières, Saint-Lambert, 2004, 135 p. ; 8,95 $.
L’univers secret de Willie Flibot trouve sa place dans la littérature que l’on qualifierait d’initiatique. Un seuil doit être franchi entre le familier et le possible. L’enfance hésite entre la sécurité et l’aventure, mais les parents, pourtant conscients des limites du cocon, repoussent l’heure de la rupture. Le métier très sûr de Francine Allard lui permet d’inventer, dans la foulée des grands textes de Lewis Carroll, des univers où les notions de départ et de passage sont tour à tour valorisées ou redoutées. À l’enfant de choisir son dosage personnel entre l’univers ouaté qui l’apaise et les découvertes qu’il est le seul à pouvoir réussir. Belle et riche parabole.
Francine Allard, L’univers secret de Willie Flibot, Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 213 p. ; 14,95 $.
Dans Maître du jeu d’Aline Apostolska, l’heure n’est pas aux approximations feutrées. La mort, le sang, le travesti, la haine de soi et des autres, les formes les plus insidieuses du vœu suicidaire, le viol, autant de thèmes que l’auteure traite avec franchise, audace et intelligence. Le théâtre offre ses miroirs, mais il ne dissimule pas les enjeux. À ce point que les jeunes acteurs renoncent à certains rituels parce qu’ils en saisissent trop bien le sens. Les jeunes auront vite la certitude qu’on ne les sous-estime pas : ils vivent les drames dont ce théâtre est lourd. La langue, précise et élégante (à uneopportunité près) est au diapason d’un jeu qui stylise la vie au lieu de l’imiter mollement. Chapeau.
Aline Apostolska, Maître du jeu, Québec Amérique, Montréal, 2004, 193 p. ; 9,95 $.
Des raisons de rester songeur
À tort ou à raison, Le jardin de Catherine me semble appartenir au monde de la catéchèse ou du plaidoyer religieux plus qu’à celui de la littérature. Certes, l’osmose demeure possible, pourvu cependant que ne s’étiole pas le plaisir de la lecture et que jamais la littérature ne soit mise au service d’une cause, si noble soit-elle. Rolland Poulin ne me paraît pas satisfaire à ces exigences. On appréciera une apparente tolérance : les religions ne sont pas étagées sommairement en bonnes et en douteuses. Les hiérarchies refont cependant surface quand la foi en Jésus devient le troisième et ultime degré de conscience ou quand la popularité décroissante du mariage prouve de façon concluante le « désengagement des couples ». À la relecture, on constate, avec un malaise croissant, que la littérature a cédé le pas à un effort pastoral légitime, mais ni littéraire ni exempt de jugements de valeurs discutables.
Rolland Poulin, Le jardin de Catherine, Médiaspaul, Montréal, 2003, 294 p. ; 12,95 $.
Un dernier mot sur un travers auquel succombent plusieurs maisons d’édition, surtout parmi les plus jeunes. Pourquoi tant insister dans les premières pages pour multiplier les dédicaces, la présentation longuette des auteurs, etc. ? Pourquoi ne pas reporter ce fatras aux dernières pages ? Pourquoi ne pas laisser les jeunes entrer en contact immédiat avec l’histoire et les illustrations ? Seuls les adultes tiennent à savoir si l’auteur a un doctorat en pédagogie et ce n’est pas à eux que ces livres s’adressent.