Comment présenter Edward Stachura, poète romancier polonais dont le journal pathétique est à ce jour l’unique texte traduit en français ?
Dans la préface à Me résigner au monde (Solin, 1991 ; traduction de Laurence Dyèvre), Christophe Rutkowski fait œuvre de référence. Il esquisse d’un trait net le profil trouble d’Edward Stachura. La vie de l’écrivain s’essouffle en une errance émouvante qui le poussera aux limites de la littérature. Tourmenté par des voix mystérieuses, il connaîtra l’abîmede la folie. Edward Stachura se pend dans son appartement de Varsovie le 14 juillet 1979.
Ce marginal des lettres polonaises, pourtant apprécié par les critiques dès la parution de ses premières œuvres en 1962 (nouvelles et poésie), naît en France en 1937. Sa famille s’établit à Pont-de-Chéruy, dans l’Isère jusqu’au retour en Pologne en 1948. Edward Stachura y fait des études de philologie romane, au cours desquelles il publie quelques poèmes.Après avoir déposé son mémoire de fin d’études consacré à Henri Michaux, il est tenté par les démons de l’écriture ; il se vouera corps et âme à sa passion jusqu’au dernier jour de sa vie. Il traduit de nombreux poètes, dont Gaston Miron et Jacques Brault. Il laisse aussi des traductions inédites de Baudelaire, de Lautréamont, de Rimbaud, de Valéry et de grands écrivains latino-américains comme Octavio Paz, Lopez Velarda, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti et Gabriel García Márquez.
Polyglotte doté d’une immense culture, Edward Stachura parcourt le monde. Les Amériques sont pendant un temps sa terre de prédilection. Il songe même à s’établir au Mexique, dans les plaines du Yucatan. Même si son journal ne recèle aucune indication à ce sujet, il est permis de croire que durant ses nombreux séjours en Europe de l’Ouest et en Amérique (de 1968 à 1978), il fréquente les artistes de la beat generation qui remettent en question les valeurs de la culture occidentale. Le choc dut être sérieux pour ce jeune poète vivant dans un monde totalitaire. La contestation qui secouait l’éden Occident l’obligeait à chercher ailleurs l’espoir de mettre fin au malheur de sa Pologne. C’est peut-être pour combler ce vide qu’il adopte la formule magique des beatniks. De fortes doses de mescaline (son intérêt précoce pour Henri Michaux le poussa certainement vers les paradis artificiels), de culture maya et de philosophie orientale devaient faire apparaître un monde meilleur. Qui ne se rappelle l’enthousiasme naïf que professait le flower power en la nature humaine, malgré la laideur du monde ambiant ?
Edward Stachura a exploré plusieurs genres littéraires, léguant ainsi à la littérature polonaise une œuvre riche et variée. Un recueil de nouvelles Jeden dizien (Un seul jour), un roman, Siekierezada (Hacherézade) et le poème « Prvstepuje do ciebie » (« Je m’approche de toi ») montrent qu’il était un écrivain avide d’expériences. Dans ses derniers textes, il s’engage dans une voie baroque, inquiétante à cause du danger que l’entreprise augure. Christophe Rutkowski qualifie d’ailleurs avec raison Fabula rasa (1979) de « mystérieux dialogue par lequel Stachura voulait franchir les frontières de la littérature en éliminant la séparation entre la vie et l’écriture ».
Le malheur et l’impossible
« On n’est pas grand artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé », écrit Jean Genet. Conjugués, la vie terrible et l’œuvre brutale de ce pupille de l’Assistance publique consacrent la part maudite de la souffrance dans l’épreuve de la création, stigmate lumineux sur la chair de l’homme et la matière de l’œuvre.
Chez Edward Stachura la démarche est tout autre. Au fil des pages de son iournal, Me résigner au monde, s’opère un renversement de la cause et de l’effet mis en rapport dans l’aphorisme de l’écrivain révolté. Apparaît alors une évidence plus forte – peut-être même plus troublante – que la vérité selon « saint-Genet » : le grand artiste n’échappe pas au malheur. L’art comme recherche d’un absolu, entreprise destructrice s’il en est, se retourne fatalement contre celui qui le pratique. Edward Stachura était obsédé par l’entreprise mallarméenne : écrire « Le Livre ». Aventure icarienne, qui a causé sa perte.
En avril 1979, consumé de l’intérieur par cette quête de l’impossible, le « poète maudit » résiste mal à l’emprise de voix mystérieuses qui lui commandent de se figer sur les rails à l’arrivée d’un train. Coincé sous les tonnes d’acier de la locomotive, en proie à des douleurs atroces, il se croit harcelé par les hurlements de ses ennemis – ce sont en fait ses sauveteurs –, et son être perd toute consistance. Son esprit s’effondre emporté par la folie; il ne reste sur les voies que le corps déchiqueté d’un homme vaincu.
À l’hôpital de Lowicz il est soigné pour de multiples blessures, dont une qui laisse sa rnain droite amputée de quatre doigts ; en proie à de grandes souffrances, l’écrivain récite dans son délire des poèmes en français (Lautréamont ? Rimbaud ? Miron ?). Plus tard, l’hôpital psychiatrique de Drewnica l’accueille. Au mois de mai, il se réfugie cher sa mère, à la campagne. Parmi les siens, près de la nature, le poète, qui a recouvré ses facultés, espère trouver l’ultime inspiration, celle qui lui permettra de se « résigner au monde ».
Durant ce séjour, de la main gauche, Edward Stachura rédige son journal, témoignage immense d’un homme généreux. La forme adoptée respecte les exigences éthiques d’un genre littéraire que tant d’écrivains polonais ont pratiqué (Maria Dabrowska, Witold Gombrowicz, Jan Lechon, Gustaw Herling-Grudzinski, etc.). Étrangement, et le lecteur le comprend d’emblée, l’écrivain ne se soucie guère du style. Edward Stachura, qui écrit « comme ça lui vient », passe sans prévenir et souvent après quelques lignes sur un sujet, de l’anecdote aux souvenirs, ou aux jugements sur ce qu’il fut ou ce qu’il a fait. Tout devient ainsi prétexte à disserter sur les malheurs qui se sont abattus sur lui et constitue la trame de son récit.
Au fil des pages, il note les événements, insignifiants – « La lapine a eu des petits » –, qui animent sa convalescence bucolique, viennent en briser l’ennui. Mais pour cet esprit en détresse, les journées torrides d’un été rabougri sous la sécheresse s’étirent aussi en nuits glaçantes pleines de cauchemars qu’elles traînent sous leurs jupes sombres. Quelques acalmies pourtant : « J’ai bien dormi. Sans cauchemars. Cette nuit, il a enfin plu, mais ce n’était que de la bruine. »
Le rapprochement avec sa famille – surtout avec sa mère – et ses amis apparaît, pour « l’enfant prodigue », comme la bouée solide qui le projette au-dessus des flots du délire et lui permet d’émerger enfin à la réalité. Dans sa prose écorchée, mise à nu comme lui, il rend hommage, sans trop d’effusion, à sa mère : « Maman. Chère vieille dame adorable. Ma petite maman chérie. Je n’ai jamais écrit ces mots dans aucun de mes livres. » Et plus loin : « Avec maman je me sens en sécurité. Je me sens en sécurité avec elle. »
Sa douloureuse convalescence lui rappelle sans cesse son accident.Cet événement demeure si vivace dans son esprit qu’il le décrit dans ses moindres détails, comme ressentant encore la violence de l’impact : « Quelle est donc cette chose qui m’a atteinte avec une telle force, moi, ma tête et mon corps tout entier, des pieds jusqu’à la pointe des cheveux. » Inévitablement ses pensées désordonnées le ramènent à son œuvre. Il ne s’arrête cependant qu’aux titres des recueils, des romans ou des volumes. Jamais un vers cité, une nouvelle commentée. L’évocation de « Tout est poésie », Fabula rasa ou encore « Beaucoup de feu » amorcent un soliloque sur les hommes, la vie, l’écriture, sur sa folie, son malheur toujours. Le lecteur devient rapidement attentif à ses appréhensions : « Est-ce que je vais m’en remettre ? Est-ce que la Chose va revenir ? »
L’état mental dans lequel se trouve Edward Stachura lorsqu’il rédige son journal varie sensiblement : il oscille entre la lucidité et le trouble. Dans les moments troublés, tout s’emmêle dans les pages du journal ; les citations de Lao Tseu alternent avec les paroles du Christ ; les mythes grecs joués à la radio agacent son imagination trop fertile, exacerbent ses nerfs : « Quel est le but de ces récits ? On dirait que c’est pour épouvanter les gens. » De page en page, jour après jour, on devine le désespoir qui s’installe. Finalement, la « Chose » revient. Solidement agrippée aux frêles épaules du poète, elle l’entraîne irrémédiablement vers le suicide.
Livré à lui-même -« L’homme qui n’est personne a disparu. A disparu mon grand Consolateur », – Edward Stachura abdique le 24 juillet 1979.
« Lettre à ceux qui restent », l’« ultime poème » est retrouvé dans son appartement. En voici le début :
« Je meurs
pour mes fautes et pour mon innocence
pour le manque que je ressens dans chaque particule
de mon corps et dans chaque particule de mon âme
pour le manque qui me déchire en morceaux comme un
journal
plein de mots tapageurs qui ne veulent rien dire »
Le bonheur et la faute
La démarche littéraire d’Edward Stachura est portée par le rêve altruiste du bonheur universel. Comme Jim, le personnage de Jacques Poulin dans Le Vieux chagrin, ilnourrissait « l’ambition naïve et démesurée de contribuer, par l’écriture, à l’avènement d’un monde nouveau ». Dans son journal il évoque les mots de son ami Lech Rojek à son sujet: « Tu empêches les gens de dormir, tu les réveilles à la vie ». L’écrivain mentionne Fabula rasa comme le texte sur lequel Lech Rojek fonde son jugement, ce « dialogue étrange » qui constitue le moment crucial de sa démarche littéraire et de sa vie. Christophe Rutkowski considère pour sa part Fabula rasa comme une tentative d’unification de la littérature et du monde, et Lech Rojek le voit comme un texte dérangeant. Quantà son auteur, il laisse entendre dans son journal que ce texte fut écrit par l’homme-qui-n’est-personne, son alter ego.
Chez sa mère, le poète se remémore avec lucidité l’année 1977. C’est à cette époque, écrit-il de se main gauche malhabile, qu’il a perdu son Tout et qu’il en a reçu un nouveau peu de temps après ; l’homme-qui-n’est-personne apparaissait dans sa vie. Sans doute cet autre Tout pourrait-il être considéré comme le premier symptôme de sa folie. Mais ce serait ignorer la dimension artistique et poétique de la vie d’Edward Stachura.
Le 28 mai, Edward Stachura trace dans son journal la chronologie des événements qui se sont succédé entre l’apparition de son alter ego et le drame de la voie ferrée. « J’étais au sommet d’une montagne, cela a duré deux ans », se souvient-il. Vision poétique rappelant les hauteurs chères à Zarathoustra, éloignée des hallucinations abyssales que L’on prête au malheureux livré aux affres de la folie. Leurre subtil aussi qui empêche le poète de sentir se déliter son équilibre nerveux.
Cette période a été cruciale dans sa vie puisqu’elle se caractérise, sur le plan littéraire, par l’effervescence créatrice, contribution de l’homme-qui-n’est-personne. Le fameux Fabula rasa (De l’égoïsme) et un autre texte Voilà coulent de ce jet. Mais cette activité intense laisse des séquelles. Edward Stachura éprouvera de plus en plus de difficultés à faire la part de la Chose dans sa vie et dans son œuvre.
C’est pourtant avec sérénité que le convalescent décrit l’étrange relation qu’il entretient avec cet « autre » : « ]’étais lui tout en ne l’étant pas. » Du même souffle, l’écrivain, plus lucide que jamais, précise qu’il se rappelle bien la période qui a précédé son effondrement sur les rails : des « choses extraordinaires » ont commencé à survenir, le drame au cours duquel il perd à nouveau son Tout et devient l’homme-qui-n’est-personne. C’est le second de ses malheurs, le premier étant, selon lui, son incapacité à discerner les premiers signes dela folie.
L’Edward Stachura qui rédige le journal comprend que l’écriture – qui fut sa passion obsessionnelle, qui le reste sans qu’il le sache ou l’admette – est la cause de ses malheurs. Le 11 juin, le poète se livre à une longue réflexion dans laquelle revient une question, toujours la même : « Est-ce de ma faute ? » Monte de ces lignes le cri de désespoir d’un homme jetant un regard apeuré sur ce qu’est sa vie : « Certains hommes, poussés par une raison obscure, essaient de se situer dans le monde, de trouver un sens à la destinée humaine ; ils errent et cherchent, ils se démènent… et ainsi de suite, indéfiniment, jusqu’à leur mort. J’en fais partie. Est-ce de ma faute ? » Impasse où naît la tentation du suicide. Edward Stachura ne pouvait accepter les souffrances dont est affligée l’humanité. Homme des extrêmes, il voulut assumer à lui seul les malheurs de tous : il désirait sauver le monde, tout le monde.
Pourtant, et paradoxalement, il tenta de se retirer de cette humanité qu’il aima tant. L’écriture s’accompagna d’une forme de renoncement ascétique. Il se sépare progressivement de toutes ses possessions matérielles et distribue l’argent de ses droits d’auteur. Geste magnanime qui est aussi distance établie avec ses relations et sa famille. « Est-ce de ma faute si j’ai choisi d’être orphelin ? » Son vœu le plus ardent est d’aimer comme autant de frères tous les humains sans distinction.
En même temps qu’il réfléchit sur sa vie, cet homme, qui tente de se ressaisir, comprend (trop tard ?) le danger de l’écriture. Il saisit comme Kafka le diabolique de la Chose. C’est à travers le prisme de l’écriture que se transforme en une mouvance sans fin le monde, en apparence immuable, des gens simples comme sa mère. « Est-ce de ma faute si j’étais dans les mots et non dans l’agriculture ou dans une usine. » C’est volontairement qu’il omet le point d’interrogation. Constatation ? dépit ? accusation ? contre ce qui fut et reste la grande passion de sa vie, cette passion qui englobait celle – immense pourtant – qu’il vouait à l’humanité. Edward Stachura écrira jusqu’à la toute fin, même si la peur le tenaille, car il connaît le prix de l’écriture. Qui sait s’il ne voulut pas résister à l’œuvre destructrice de cet art accaparant ?
Malgré ses efforts pour reprendre goût à la vie, ses derniers textes laissent entendre que l’énergie lui manque. Le 5 juillet, il confie à son journal : « Tout paraît me demander : ‘Pourquoi vis-tu en ce monde si rien de ce monde ne te plaît ?’ » Épuisé par les efforts physiques et mentaux que rassembler les parties éparses de son être exige, écrivain trop sensible, il sera jusqu’à la Fin obsédé par les questions qui montent de sa conscience. Edward Stachura, l’écrivain, ne s’est jamais résigné au monde.