Peut-être parce qu’elle a rarement pu tabler sur des frontières stables et définies, peut-être aussi parce qu’elle lorgne tous les horizons de l’Atlantique à l’Oural, la Pologne ressemble à Protée, ce dieu aux capacités d’incarnation illimitées.
Ne nous surprenons donc pas si, qu’il se porte sur le présent ou le passé, le regard polonais enrobe d’ambiguïté même les souvenirs les plus nets. Les retours de la mémoire1 de Hanna Krall n’ont d’ailleurs que faire de la clarté cartésienne. Il suffit à l’auteure d’une évocation, d’une allusion pour qu’aussitôt les ombres qu’elle invite à témoigner recréent la terreur nazie et l’horreur des camps. Un peu comme ces tableaux où le pinceau se borne à poser des taches dont le message se distille lentement, la fresque d’Hanna Krall prend forme imperceptiblement, par une lente connivence des anecdotes, des rappels, des douleurs et des humiliations. Les questions n’en émergent qu’avec plus de force. Pourquoi la haine ? Pourquoi faut-il tuer ? Pourquoi ce racisme même chez les victimes ? Pourquoi ces vies fauchées injustement ou flétries à jamais ?
Parmi ces questions, l’une revient, parfois feutrée, souventacérée, toujours douloureuse, celle de l’antisémitisme polonais. Certes, le mot, lourd et laid, n’a guère sa place dans un texte aux touches agiles, mais la chose, elle, affleure sans cesse. « N’est-ce pas surprenant, écrit-elle : il a été tué en défendant une ville qui possédait deux cimetières, l’un polonais et l’autre juif, et il repose au bord d’une route champêtre ? Certains disent que c’est parce que personne ne voulait de lui – trop polonais pour les Juifs, il est resté juif pour les Polonais. » Cela donne le ton : plus de surprise que de blâme.
Avec Les chaînes et le refuge2, une autre Pologne émerge, plus politique, plus cérébrale, tout aussi déchirée, mais la voix est moins convaincante.Wojciech Jaruzelski, le « petit général aux lunettes noires » auquel la Pologne dut, en plein essor de Solidarnosc, la proclamation de l’état de guerre, a beau, en effet, s’y révéler pondéré et constamment dévoué à sa patrie, il ne parvient qu’à demi à faire accepter sa décision et son style.
Tout le livre gravite pourtant autour de ce jour de décembre 1981 où Wojciech Jaruzelski s’estima coincé entre le risque d’une invasion de la Pologne par les troupes du Pacte de Varsovie et l’odieux d’un état de guerre imposé par un Polonais à la Pologne. Sa décision, qu’il fonde sur son désir de ne pas rééditer Prague ou Budapest, il ne la défend pas comme la solution parfaite.S’il a erré, il espère du moins ne jamais s’être égaré. Le ton est modeste, la demande d’absolution plutôt gourmande.
Ce qui affaiblit ce plaidoyer, car c’en est un quoi qu’en dise l’auteur, ce n’est pas tant le caractère cornélien de l’alternative centrale, mais la somme des coups vicieux, des mesquineries, des gestes sordides dont l’hommeprétend se dissocier, mais qu’il a avalisés au jour le jour. Cela dit, Lech Walesa aussi, à en croire les mémoires de Wojciech Jaruzelski autant que sa propre autobiographie3, a porté des coups bas et doit assumer quelque chose de l’insoluble confrontation de1981.
Bien que cosigné par l’historien Georges Duby et par une importante figure de la politique polonaise moderne, Bronislaw Geremek, Passions communes4 ne concerne qu’indirectement le récent cheminement de la Pologne. Nous avons plutôt droit à un fascinant échange entre deux historiens, car Bronislaw Geremek pratique le même art que Georges Duby, tous deux spécialisés dans le Moyen Âge. On y découvre un nouvel amour courtois, on y élargit la définition même du Moyen Âge, on y gagne des racines communes, on y décode une certaine Église. La conversation entre les deux hommes, bellement conduite par le journaliste Philippe Sainteny, devient pourtant grinçante au moment où le meneur de jeu interroge Bronislaw Geremek sur ses croyances et ose évoquer des propos antisémites attribués à Lech Walesa. Instantanément, l’historien se crispe, quitte le Moyen Âge et redevient parlementaire. Et belliqueux!
Culture riche, diversifiée, fougueuse que celle de ce pays et de ses gens.
1. Les retours de la mémoire, par Hanna Krall, Albin Michel, 1993, 278 p. ; 39,25 $.
2. Les chaînes et le refuge, Mémoires, par Wojciech Jaruzelski, Lattès, 1992, 387 p. ; 45,95 $.
3. Un chemin d’espoir, par Lech Walesa, Fayard, 1987, 606 p. ; 40 $.
4. Passions communes, par Georges Duby et Bronislaw Geremek, Seuil, 1992, 178 p. ; 29,95 $.