À Lodz, au coin des rues de Piotrkowska et Przybyrzewski, le monument du romancier Wladislaw Reymont (l’un des trois écrivains polonais à avoir, avec Henryk Sienkiewicz et Czeslaw Milosz, obtenu le Prix Nobel) se reflète dans les vitres bleutées du tout nouvel édifice de la Banque PKO.
Sa ville natale semble maintenant connaître, après l’effondrement de l’industrie textile qui avait fait sa fortune au XIXe siècle, un renouveau sans précédent. On repave les rues et on retape tant bien que mal ce qui reste des quelques édifices modern style qui se sont pratiquement écroulés, faute de capitaux pour les entretenir. La situation géographique de Lodz (à deux minutes des autoroutes Moscou-Milan et Gdansk-Berlin) fait même dire un peu pompeusement à certains de ses dirigeants qu’elle pourrait devenir un carrefour international de la mode.
C’est là, dans cette ville célèbre pour son superbe Musée d’Art contemporain et pour son Institut national du Cinéma (où Wadja et Polanski ont débuté), que j’ai rencontré Lucyna Skompska, Zbigniew Dominiak et Jerzy Jarniewiz. Nous avons ensemble longuement discuté des institutions littéraires et de ce que signifie écrire à Lodz. La littérature polonaise est alors apparue comme un vaste projet, comme une promesse à réaliser.
Nuit blanche : Commençons par la situation actuelle des écrivains polonais. Comment perçoivent-ils leur rôle et leur travail depuis la fin des années 70 ?
Zbigniew Dominiak : Durant les quarante ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il n’y a eu en Pologne qu’une seule union d’écrivain, l’Union des écrivains polonais, le ZLP1. Bien que ses dirigeants fussent contrôlés par le parti, il regroupait des écrivains qui soutenaient des philosophies différentes, et tous n’adoptaient pas les mêmes modes de vie, ni les mêmes attitudes. Les écrivains ont toujours réagi aux changements politiques en Pologne. C’est pourquoi ils ont joué un rôle de premier plan. Comme il n’y avait pas de réelle vie politique, ils ont dû dire et écrire leurs opinions. Mais il y avait la censure. Les conflits politiques et sociaux passaient dans le champ de la littérature parce qu’ils ne pouvaient être débattus dans l’arène politique. L’allusion, comme expédient littéraire, remplaçait donc les échanges ouverts d’opinions.
Lucyna Skompska : On pourrait même avancer que jusqu’à la fin des années 80, la littérature polonaise était presque uniquement consacrée à l’allusion.
Z. D. : N’oublions pas par ailleurs que la littérature officielle écrite en Pologne n’était pas la seule littérature polonaise puisque la littérature de l’immigration était florissante et qu’il y avait aussi la littérature clandestine. Les contacts entre ces littératures étaient bien sûr interdits et lorsqu’un écrivain publiait à l’étranger, il tombait sous le coup de la censure en Pologne.
Littérature clandestine
Quel impact la littérature clandestine a-t-elle eu ?
Z. D. : Il faut d’abord rappeler que la situation changea du tout au tout après 1976 parce qu’une partie de la littérature officielle et la littérature de l’immigration purent bénéficier de ce que nous appelons ici drugi obieg,c’est-à-dire la « seconde circulation ». Cette « seconde distribution » brisa le monopole que détenait l’État sur la littérature. C’est dans cette situation que se développèrent parallèlement, et jusqu’en 1982, les trois littératures : la littérature officielle, la littérature de l’immigration et la littérature clandestine. C’est seulement en 1980 que nous avons pu prétendre pour la première fois qu’il n’y avait qu’une littérature polonaise. Dix ans après, je crois que cette opinion a été confirmée par des faits. C’est dans ce Contexte qu’en 1982 l’Union des écrivains était déclarée illégale. C’était la seule association qui existait à ce moment-là.
Regroupement d’écrivains
C’est alors qu’est née l’Union des gens de lettres.
Z. D. : Je vais vous donner mon opinion, qui est fondée sur mon expérience personnelle puisque j’ai pris part à ces événements. Quand le Parti Communiste a dissous la vieille Union des écrivains, ses membres ont, après un certain temps, fondé une nouvelle organisation sous le même nom. Or le passage de la première à la seconde Union des écrivains n’était pas automatique. Chaque personne qui voulait être membre devait s’inscrire à nouveau. Il s’agissait en fait d’une nouvelle Union qui reprenait l’ancien nom, un nom bénéficiant d’une tradition, d’un grand respect. Un très large groupe d’écrivains, incluant les leaders de l’Union des écrivains dissoute, n’ont pas voulu devenir membres de la nouvelle association. Des gens aussi prestigieux que le président de la première, Jan Jozef Szczypanski, mais aussi Zbigniew Herbert, Artur Miedzyrzecki, Tadeusz Rozewicz et Tadeusz Konwicki, restèrent donc en dehors de la seconde. Pendant la mise en application de la loi martiale, ils vécurent en marge de la vie officielle, formant des groupes et des cercles indépendants. Plusieurs de ces groupes d ‘écrivains cherchèrent refuge dans les seuls lieux qui n’étaient pas contrôlés par l’État, par exemple dans les Églises. En juin 1989, quelque temps avant les premières élections démocratiques, ils formèrent l’Association des écrivains polonais, la S.P.P.2. En 1989, c’était donc la première fois que cette Association apparaissait officiellement dans la vie littéraire polonaise.
L. S. : Je pense que ton point de vue est un point de vue très extrême parce que, pour autant que je sache, dans les deux Unions, il y a des voix, des gens qui parlent de la nécessite de s’unir. Le crime de l’Union des écrivains, aux yeux de la S.P.P., est qu’elle a été formée sous la loi martiale et par des communistes. Elle n’était donc pas indépendante. Il est vrai que plusieurs de ses fondateurs étaient associés à l’ancien système communiste. Mais, premièrement, ces gens ne dirigent plus l’Union et, deuxièmement, il faut rappeler que ceux et celles qui choisirent d’y adhérer ne le firent pas tous sur une base politique. Plusieurs voulaient tout simplement appartenir à une organisation regroupant des écrivains. Je fais moi-même partie de ceux-là. Pourtant, je n’ai jamais rien eu à voir avec le communisme, au contraire, j’ai toujours sympathisé avec l’opposition. C’est toujours pour moi une offense d’entendre que l’Union des écrivains est une union communiste. Il y a encore quinze ans, Czeslaw Milosz et Stefan Baranczak étaient encore bannis, leurs noms ne pouvaient apparaître nulle part, même pas dans des textes critiques. Il est très heureux que la situation ait maintenant changé et que personne n’évalue plus les écrivains en fonction de leurs opinions politiques.
Êtes vous certaine de cela ?
L. S. : Je crois que si nous changeons d’opinion à propos d’écrivains comme Milosz et que nous ne les voyons plus comme des figures politiques mais d’abord et avant tout comme des écrivains, nous devons faire de même au sujet des écrivains membres de l’Union.
Jerzy Jarniewicz : Je pense pour ma part que nous ne sommes pas encore dans une situation telle que la littérature puisse être évaluée à partir de critères strictement esthétiques. Les critères politiques jouent encore, que nous le voulions ou non, un rôle très important. Ils sont même souvent les plus importants quand il s’agit de promouvoir un écrivain.
Czeslaw Milosz et Slawomir Mrozek ne sont-ils pas de bons exemples ?
J. J. : Tout à fait. Et sans contester leurs qualités, on peut dire que le renouveau d’intérêt pour ces figures et le culte qu’on leur porte résultent du fait qu’ils ont été bannis pendant tant d’années. Ils représentent des points de vue étouffés pendant de trop nombreuses années.
Diriez-vous la même chose de Herling-Grudzinski ?
L. S. : Il est très difficile de généraliser. Il y a par exemple certains groupes de critiques, d’écrivains, de professeurs et de lecteurs qui évaluent la littérature sur une base esthétique, mais les critères politiques ne sont pas complètement absents. On peut prendre pour exemple des livres scolaires et de nouvelles histoires de la littérature. Plusieurs écrivains ont tout simplement été éliminés et les remplacent de grands écrivains… comme Jean-Paul II !
L’esthétique et le politique, à la charnière
On constate donc une dichotomie entre l’esthétique et le politique en tant que lieu d’articulation du vivre-ensemble. Peut-on identifier les intersections entre ces deux sphères à la lumière de la nouvelle situation ?
J. J. : Chose certaine, en Pologne, la poésie et, plus généralement, la littérature, ont toujours participé à la marche de l’Histoire. Par exemple, lorsqu’en 1980 les dirigeants de Solidarité érigèrent un monument à la mémoire des débardeurs tués par la police, ils firent graver sur la plaque quelques lignes d’un poète interdit qui passait à l’époque pour être l’une des quatre autorités morales du pays. Ce poète c’était Creslaw Milosz. Et sous la loi martiale, le spectacle théâtral le plus populaire était inspiré d’un cycle de poèmes de Zbigniew Herbert. En Pologne, le poète a toujours été vu comme un leadernational pendant les périodes de crise. La place d’Adam Mickiewicz en témoigne de manière éclatante.
Z. D. : L’opposition entre les deux sphères de valeurs, entre les valeurs esthétiques et les valeurs politiques ou peu importe comment nous les appelons, est encore présente, pas aussi tranchée certes, mais elle provoque encore des effets. J’aimerais cependant attirer l’attention sur un phénomène complètement nouveau en Pologne. Dans la situation anormale des quarante années du communisme, les écrivains étaient gâtés, ils jouissaient d’un statut très spécial, ils avaient une très haute réputation. Aujourd’hui, leur situation matérielle est devenue beaucoup plus précaire, ils ont perdu leur prestige.
L. S. : Pendant les très dangereuses années du communisme, la poésie fut un lieu de rencontre spirituelle. Maintenant, la situation difficile fait qu’elle est considérée d’une certaine façon comme le refuge de l’individualisme. Vous savez, chacun ne s’intéresse actuellement qu’à son propre monde, nous devons nous battre pour répondre à nos besoins fondamentaux. Dans ce contexte, la poésie a cessé d’être considérée comme une pratique importante ; on la perçoit surtout comme une sorte de luxe.
Z. D. : Je crois que les idéologies traversent les deux unions mais ne les divisent plus.Peut-être sommes-nous témoins d’une nouvelle situation dans laquelle le combat pour le bien-être matériel peut les réunir, même si je pense que c’est encore trop tôt pour que ça se produise.
Problématique et enjeux
J’aimerais que nous mettions l’accent sur la poésie. Dans le contexte qu’évoque Lucyna Skompska, celui du passage au capitalisme sauvage, quelle est la situation de la poésie actuellement en Pologne ? Quelles sont ses problématiques et ses enjeux les plus importants ?
Z. D. : Jusqu’en 1989, quand les grands changements ont été amorcés, la poésie suivait essentiellement deux voies principales. L’une de ces voies, plus politique, plus sociale, cherchaità réagir à ce qui se passait dans la rue, dans la vie publique. On privilégiait le journalisme, le reportage. Ce courant était représenté par des poètes comme Tomasz Jastrun, Antoni Pablack, Ryszard Krynicki et Krzysztof Karasek. L’autre voie était celle de la poésie, disons métaphysique. Des gens comme Jan Twardowski et Stefan Baranczak tentaient d’aller au-delà de l’accidentel, du contingent, de transcender le hic et nunc.
Cette veine n’est-elle pas maintenant épuisée ?
L. S. : La chose la plus difficile pour la poésie a été la soudaine ouverture, la soudaine liberté. Désormais, tout le monde pouvait en fait tout dire. Nous avons alors constaté que notre poésie était en quelque sorte devenue du journalisme.
Z. D. : Les plus jeunes générations, c’est-à-dire celles qui ont débuté dans les trois ou quatre dernières années, la génération post-communiste et post-solidarité, se sentent un peu perdues. Elles rejettent évidemment les vieilles traditions et cherchent d’autres modèles. Plusieurs poètes ont trouvé des modèles dans ce que je considère comme un mouvement discrédité, à savoir le futurisme.
Pourquoi considérez-vous le futurisme comme discrédité ? La violence de leurs affirmations n’avait-elle pas comme fonction d’appeler des changements radicaux dans les discours sociaux ? Le manifeste Les Primitivistes s’adressent aux nations du monde et à la Pologne, rédigé par Anatol Stern et Aleksander Wat, n’est-il pas en mesure d’inspirer des poètes cherchant de nouveaux modes d’expression, d’autant plus que des textes comme Le Couteau dans le ventre3 avaient justement comme ambition de dépasser le manifeste de Filippo Tommaso Marinetti 4 ?
Z. D. : Non. Les futuristes étaient politiquement et artistiquement naïfs. En fait, le futurisme polonais n’était pas un mouvement original, mais un simple écho du futurisme russe.
Il me semble que vous y allez un peu fort !
J. J. : Ce qui est certain, c’est que dans les dernières années, ce mouvement a tenté de concevoir la poésie comme un jeu, un jeu d’auto-expression. Ses représentants ne se sont pas seulement tournés vers le futurisme mais aussi vers la culture pop.
Z. D. : Pour ce mouvement, la provocation esthétique et politique, de même que l’anti-cléricalisme, sont devenus très importants, peut-être trop importants.
J. J. : La provocation politique s’est par exemple exprimée par des références au fascisme, pour la provocation pure uniquement.
Y a-t-il d’autres courants importants dans la dernière décennie ?
J. J. : Plusieurs poètes continuent à écrire de la très bonne poésie. Mais nous ne pouvons pas dire de cette nouvelle poésie provocatrice, de ce néo-futurisme, néo-dada, néo-pop, peu importe comment nous l’appelons, qu’elle suit un chemin tracé à l’avance.
Z. D. : Il y a actuellement une immense interrogation à propos de la poésie polonaise.
La poésie polonaise actuelle est donc en fait une poésie qui se cherche.
J. J. : En effet. Le Problème pour le moment, c’est qu’on ne peut pas encore trouver de solutions et qu’on ne sait même pas dans quelle voie s’engager. Le groupe de la revue cracovienne Brulion (Le Brouillon), dont les membres se désignent eux-mêmes comme des barbares – c’est d’ailleurs sans doute un meilleur terme que celui de néo-futuriste que j’utilisais à l’instant –, forme un mouvement de masse plutôt qu’un groupe d’individus. C’est pourquoi ils ont par exemple publié en 1993 une anthologie dans laquelle les poèmes n’étaient pas signés.
Z. D. : Voussavez, notre liberté est jeune. Peut-être est-il trop tôt pour statuer sur l’état de notre littérature et de notre poésie…
Lodz et sa culture
J’aimerais que nous parlions maintenant de la vie culturelle de Lodz. Qu’est-ce qui la caractérise ?
Z. D. : Il y a deux semaines a eu lieu le troisième congrès de l’Association des écrivains polonais. Il en est résulté une prise de conscience. Si nous savons tous ce qui est arrivé dans le passé, que nous pouvons le décrire parce que nous en avons une vision claire, ce qui arrive en ce moment est une grande chose énigmatique ; il est donc encore très difficile d’en parler, d’en faire une description, d’en tirer quelque généralisation. La vie littéraire s’est décentralisée, ou désintégrée, mais dans un sens positif. Plusieurs phénomènes littéraires importants se produisent dans les provinces. Varsovie, qui était le centre littéraire et le centre de la vie culturelle, ne peut plus comprendre tout ce qui se passe en Pologne. Plusieurs personnes de Varsovie disent même que la vie artistique est maintenant plus intéressante dans les provinces que dans la capitale. Les Centres régionaux comme Cracovie, Wroclaw, Poznan, Gdansk, Lublin et Lodz sont actuellement aussi importants que la capitale.
J. J. : Autrefois, il y avait une structure hiérarchique pyramidale des publications et des magazines littéraires en Pologne. Tout partait de Varsovie. Maintenant, c’est décentralisé et plusieurs magazines littéraires très intéressants sont publiés dans les provinces.
L. S. : La décentralisation résulte de la fin de l’ancien système communiste dans lequel l’État créait la culture. Varsovie portait les jugements, disait ce qui était important, ce qui ne l’était pas, ce qui devait être retenu, ce qu’on devait oublier. Maintenant, les villes que tu as mentionnées sont soudainement devenues autonomes, souveraines, et peuvent créer leurs propres critères, leurs propres valeurs.
Quels sont les valeurs et les critères qui définissent Lodz ?
Z. D. : Lodz est une ville provinciale située au centre de la Pologne ; la multinationalité y a jadis été un élément fondamental de développement. Avant la dernière guerre, les frontières polonaises et les frontières de l’Est étaient peuplées de Juifs polonais, d’Allemands, de Russes, de Lithuaniens, etc. C’était le cas de Lodz. Les communistes ont bien sûr éliminé cette multiplicité qui faisait l’identité de la ville.
J. J. : Lodz a été et est aujourd’hui le centre le plus vivant de l’avant-garde polonaise. Il y a un très beau Musée d’Art Moderne, qui est le Musée d’État, et le Musée de la communauté des artistes où l’on présente non seulement des œuvres, mais aussi des performances.
L. S. : Il y a en effet plusieurs importants festivals internationaux d’art d’avant-garde, des arts de performance, des arts multi-médias, des installations. Les plus grands artistes y participent, par exemple Denis Oppenheim, John Jonas, Emmet Williams. Ces artistes visitent souvent Lodz, ils ne le font pas simplement pour une occasion, ils ont établi des liens dans la ville. Il y a aussi comme vous savez une grande tradition de cinéma d’avant-garde. Andrzej Munk, Andrzej Wadja, Jerzy Kawalerowicz, Roman Polanski et Krzysztof Zanussi ont tous étudié à l’école du cinéma de Lodz.
J. J. : Je dirais que le milieu artistique est le milieu le plus vivant de la ville. Les idées nées de l’art plastique influencent fortement les poètes et les écrivains. L’art est ici généralement plus expansif, plus risqué, plus aventureux, plus expérimental, ce qui influence la littérature. Nous vivons dans une ville où se manifestent d’un côté plusieurs tendances vigoureuses de l’avant-garde, mais qui connaît une dépression profonde de l’autre.
Z. D. : Ce qui est très spécifique à Lodz c’est que tous ces mouvements artistiques et littéraires se développent dans une ville de travailleurs, une ville dans laquelle la couche de l‘intelligentsia est très mince, presque inexistante.
L. S. : Lodz a toujours été une ville de travailleurs, et il y a toujours eu plusieurs revues littéraires. Je pense à Osnowa (Canevas) et Odglosy (Rumeurs). Peu de temps après la guerre encore, les écrivains associés à la gauche avaient fondé une revue littéraire très importante : Kuznica (La Forge)5. Mais actuellement, Il n’y a pas de revue littéraire. La situation n’est pas si exceptionnelle. Les revues littéraires de Varsovie et de Cracovie sont elles aussi pratiquement mortes.
Et la littérature à Lodz ? Que signifie écrire dans cette ville ?
L. S. : Dans le milieu des années 70, il y avait un groupe de poètes dissidents très intéressants qui fondèrent ici la première revue clandestine : PULS (Les pouls). La revue déménagea ensuite à paris et elle s’est maintenant installée à Londres. PULS était éditée par des poètes de Lodz qui avaient une identité très claire.
À quoi se reconnaissait donc cette identité ?
L. S. : Il n’y a pas quelque chose comme une poésie de Varsovie ou de Cracovie ou d’ailleurs. Mais dans les années 70, il était très clair qu’il y avait un groupe de poètes polonais vivant à Lodz qui créait une poésie différente de celle qui s’écrivait ailleurs. Qu’est-ce qui en faisait une poésie différente, peut-être sommes-nous incapables de le dire.
Z. D. : À mon avis, Puls tentait de créer de nouvelles valeurs qui s’exprimaient par l’utilisation du grotesque. Il y avait par exemple une sorte de légèreté qui s’opposait au sérieux mortel des autres revues clandestines qui proliférèrent plus tard. Puls était sérieuse dans ses buts, mais publiait une littérature qui donnait sa place au plaisir.
L. S. : La poésie de Lodz a toujours été associée aux jeunes gens.
Z. D. : Peut-être parce que dès que les poètes vieillissaient, ils allaient à Varsovie.
L. S. : Non, non !
C’est très intéressant parce que nous parlons en quelque sorte d’une littérature ayant une longue histoire, avec ses moments de gloire et ses moments de faiblesse, mais qui semble un peu dans la situation d’une littérature émergente, d’une nouvelle littérature.
Z. D. : Nous vivons de fait un moment très intéressant où tout est encore dans une forme embryonnaire, rien n’est définitivement figé, ça arrive, c’est un processus. Rencontrons-nous à nouveau dans dix ans afin de voir où nous en serons.
1. ZLP : Zwiazek Literatow Polskich, Union des écrivains polonais. Fondée en 1918, l’Union fut dissoute en 1983.
2. S.P.P. : Stowarrzyszenie Literatow Polskich, Association des écrivains polonais.
3. Texte de 1921 signé par Tytus Czyzewski, Bruno Jasienski, Stanislaw Mlodozeniec, Anatol Stern et Aleksander Wat. Publié dans les Manifestes futuristes polonais.
4. D’abord symboliste, Marinetti chercha à définir le nouveau rôle de l’homme de lettres au début du siècle. Il fit paraître, dans Le Figaro du 20 février 1909, le premier manifeste futuriste (le dernier parut en 1941). Conjuguant le lyrisme moderne et la violence exacerbée, ces manifestes font du poète un homme nouveau qui lie son destin à celui du monde industriel. Le combat contre les cultures passées sclérosées le conduisant à privilégier la machine, la vitesse, la simultanéité, bref le mouvement sous toutes ses formes, ce dont témoignent ses meilleurs manifestes et recueils de poésie : Les mots en liberté, Destruction de la syntaxe. Mais sa fascination pour la violence et la guerre conduit Marinetti à lier un moment futurisme et fascisme.
5. Kuznica est un hebdomadaire social et littéraire qui fut publié à Lodz de 1945 à 1950, et à Varsovie à partir de 1949. Son slogan était : « Jamais plus la beauté sans la vérité ». On préconisait un retour au réalisme et une vision du monde construite selon les règles marxistes et rationalistes. Mentionnons également que le nom fait allusion (sans qu’on puisse toutefois parler de véritables liens idéologiques) au cercle d’activistes polonais du XVIIIe siècle qui travaillaient autour de la Grande Diète, cercle connu sous le nom de Znica Kollatayowsa. Ce groupe était dirigé par Hugo Kollatay, l’un des auteurs de la Constitution du 3 Mai ; il cherchait à obtenir à travers ses publications d’ordre politique des réformes du régime. La revue Osnowa – dont le nom : Canevas, évoque le lieu d’appartenance de la revue, Lodz, la ville du textile – étaitun périodique social et culturel, édité de 1963 à 1971 et après 1978, qui mettait l’accent sur les thématiques régionales. On y publiait des articles consacrés au cinéma, au théâtre et à la littérature (avec des rubriques sur la poésie).
EXTRAITS
Quand le roi tombe
malade les pleureurs
se préparent
et les bouffons aussi
de très loin
les docteurs étrangers
arrivent
quand le royaume
tombe malade
le roi ferme
les frontières
Andrzej Strak « L’Histoire d’un roi malade », tiré du recueil Odorat, Lodz, Lodzkie, 1988 traduit par Michel Peterson.
qui est coupable du sang versé
lors d’une opération
le chirurgien peut-être
se lave-t-il
les mains
avant chaque intervention
comme Pilate
Edward Kolbus, « Qui est coupable du sang », tiré du recueil Le thème suppléant, Varsovie, Irskry, 1986, traduit par Michel Peterson.
Ceux qui sont morts vont au ciel.
Ceux qui ont survécu vont en enfer.
Ceux qui contestent vont au purgatoire.
Ceux qui ne sont pas nés vont.
Décembre 1980
Andrzej Strak, « Ceux qui sont morts », tiré du recueil Odorat, Lodz, Lodzkie, 1988, traduit par Michel Peterson.