À 72 ans, le poète Artur Miedzyrzecki* conserve un sens de l’humour qui tranche avec le romantisme souvent de mise en Pologne. Sagesse ? Maturité ? Raison ?
Sa carrière d’officier pendant la Deuxième Guerre mondiale dans les Forces Libres de même que son travail au sein du Comité du Pays de Solidarité de 1986 à 1990 lui ont sans doute donné une conscience aiguë des bons et des mauvais tours que peut toujours nous jouer l’Histoire. Mais de son œuvre comme des individus et des groupes, il a surtout appris à n’exiger qu’une seule chose : la vérité. Nous avons cherché à définir avec lui la place qu’occupe la littérature polonaise dans son pays depuis les événements de mars 1968 à Varsovie.
Nuit blanche : Lors d’une allocution prononcée en août 1970 à la mort de l’ex-vice-président du PEN polonais, Pawel Jasienica, Jerzy Andrzejewski affirmait : « Aujourd’hui, ici, dans la patrie de Kochanowski, de Mickiewicz et de Zeromski, les lettres polonaises dont la vie ne tient plus qu’à un fil et qui se figent dans des étendues de silences infinies sont de nouveau en deuil1… ». Ce jugement, somme toute assez sévère, vous semble-t-il encore valable aujourd’hui ?
Artur Miedzyrzecki : Il faut d’abord replacer cette affirmation dans son contexte et se rappeler que mars 1968 a été une date très importante de l’histoire des lettres polonaises contemporaines et, plus largement, de celle de la vie intellectuelle polonaise. Depuis 1956, mais déjà en 1953, ce qu’on appelait l’opposition démocratique était toujours très visible. Des revues comme Nowa Kultura [Nouvelle Culturel] et Po prostu [Tout simplement], qui étaient à l’époque parmi les meilleurs hebdomadaires européens, lui permettait de s’exprimer. Puis il y eut la stabilisation jusqu’àce qu’éclate la révolte des étudiants, des écrivains et des intellectuels. Cette année 1968 a marqué pour nous un point de rupture, une sorte de refus.
Donc, même si les ouvriers ne sont entrés en scène qu’en 1970, ce refus général était le fait d’une réelle majorité.
A. M. : Oui. Naturellement, les intellectuels les plus éminents étaient tous à leur manière impliqués. La déclaration d’Andrzejewski prend là tout son sens. C’est un homme qui n’a jamais manqué de courage. Son histoire le prouve. Il a eu comme vous savez un parcours personnel très mouvementé, depuis la période où il était dans l’Armée du Pays jusqu’à celle de son appartenance acharnée au Parti. Sa vie est celle d’un intellectuel européen, avec les fascinations et les désillusions que nous avons tous connues. C’est quelqu’un qui a toujours eu le courage de rompre et de recommencer. C’est ce qu’il a fait en 1968, au Moment de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Mais à ce moment, ce n’était plus une minorité qui disait non, c’était la grande majorité des écrivains de Varsovie qui le disait. C’est pourquoi le terme « dissidence » n’est pas très heureux lorsqu’on parle de ce mouvement : il sous-entend une « minorité réfractaire », alors que ce n’était pas du tout le cas. C’est l’Union des écrivains qui protestait, pas un petit groupe marginal, même si une minorité communiste subsistait. Le Parti ouvrier unifié polonais2 a même dû s’allier avec les groupes d’extrême-droite antisémites et fascistes représentés par le Général Moczar. Mais ce genre d’alliance classique entre les staliniens et l’extrême-droite se rencontre partout, par exemple actuellement en Yougoslavie.
Ce mouvement de refus a entraîné plusieurs départs douloureux. Je pense à Czeslaw Milosz, à Marek Hlasko, à Jan Kott et à Slawomir Mrozek.
A. M. : Sur ce plan, 1968 a été une année dramatique. Il y a eu aussi le départ de Leszek Kolakowski qui ne pouvait plus enseigner, de Krzysztof Pomian également. Dans ces deux cas, et ceux que vous mentionniez, c’était un refus extrêmement visible. Pourtant, la majorité des écrivains sont restés en Pologne, se disant, comme Andrzejewski, que là était leur vie. C’est à cette époque que des gens comme Adam Michnik, Jacek Kuron et Tadeusz Mazowiecki ont commencé une action politique. Les écrivains ont supporté la jeunesse étudiante, pour des raisons d’ordre moral d’abord, pour ne pas laisser les jeunes seuls, mais aussi pour se prononcer eux aussi. À cette époque, Jasienica était vice-président du PEN et Jaroslaw Iwaskiewicz était président de l’Union des écrivains dont j’étais vice-président élu. C’est alors que j’ai démissionné3.
Comment se sont manifestés tous ces changements dans la conscience et dans la pratique littéraires polonaises ?
A. M. : Il s’agissait de phénomènes complètement nouveaux. Après 1968, la problématique était d’abord et avant tout politique. Il n’y avait de place pour rien d’autre, et j’ai alors moi-même passé trois ans à la State University de New York. Mais comme disait quelqu’un : si vous avez un aquarium avec des poissons, c’est facile de faire une soupe, alors que c’est très difficile de faire un aquarium avec une soupe de poissons. Nous étions dans une curieuse situation car l’État avait un visage paternel, mais aussi un visage maternel, protecteur. Ceux qui n’étaient pas en prison, c’est-à-dire la grande majorité d’entre nous, avaient un travail assuré. Les salaires, c’est une autre question…
Clandestinité et support social
Et les écrivains ?
A. M. : Attention ! Les écrivains ne sont pas des salariés. Je parle ici des gens, du monde qui est le nôtre. Il nous a fallu bien sûr tâtonner un peu. Et nous avons sauté. D’abord, du point de vue du discours, du contenu. Le « deuxième circuit » (c’est-à-dire l’édition clandestine) s’est organisé et pratiquement tous les livres valables ont été publiés.Czeslaw Milosz et Gustaw Herling étaient déjà publiés officiellement. Sur le plan politique la création de ce deuxième circuit nous rendait la vie plutôt difficile, risquée même, car on pouvait se retrouver dans une cellule pas très confortable et y passer quelques années. Mais sur le plan financier, il n’y avait pas de problème et, de plus, vous étiez supporté socialement. Si votre travail était de qualité, comme par exemple celui de Simone Weil ou de Hannah Arendt, vous étiez certain d’être supporté. Je vous donne comme ça des livres qui ne sont pas sensationnels, mais enfin… qui n’étaient pas publiés dans tous les pays totalitaires.
Et il faut ensuite parler du support social. On ne parle pas de ces choses-là en Pologne. Durant cette période, l’auteur qui ne pouvait pas publier ses livres sentait un extraordinaire support social. Il était aimé parce qu’il exprimait des sentiments qu’on partageait en quelque sorte ou parce qu’on le considérait comme anticonformiste. L’écrivain était une sorte d’animal critique.
Mais également un bouc émissaire…
A. M. : Oui, mais on aime bien les boucs émissaires.
Quel était le rôle de l’Église ?
A. M. : L’Église a été un des organismes médiateurs les plus importants. Il y avait des événements tels que la Semaine de la Culture chrétienne qui était en fait très ouverte parce qu’on ne se demandait pas si les gens étaient croyants ou non, du moins à Varsovie. Le cardinal Stefan Wyszynski, doté d’une grande imagination, a d’ailleurs activement aidé le milieu culturel polonais. De 1980 à 1983, les gens avaient la possibilité d’organiser des matinées de poésie le dimanche. Le cardinal Wyszynski a dit : « Vu la situation, j’ouvre l’Église à la culture polonaise, à la culture nationale. » Quand il est rentré, après 1956, il a voulu qu’on sache comment il voyait son destin et ce qu’il pensait de la situation ecclésiastique. Le sort de l’Église souffrante et celui des intellectuels se sont croisés.
Cette situation nous a aidés à vivre même si, après 1968, nous avions à toutes fins pratiques perdu nos institutions. Elles existaient encore en apparence, mais n’étaient pas régies par le principe de la diversité. Les écrivains étaient membres de l’Union des écrivains sans toutefois faire partie de son comité directeur. Pendant la grande période de Solidarité, en 1980-1981, ces institutions se sont recréées. En 1978, nous avions déjà recréé beaucoup de choses avec Baltochenski comme secrétaire général du Pen Club. La loi martiale promulguée en décembre 1981 nous a fait reculer et il a ensuite fallu recommencer. En 1980-1981, Jan Jozef Szczepanski était président de l’Union des écrivains qui a continué d’exister mais qui a été dissoute par Jaruzelski en 1983.
Et la littérature ?
À aucun moment, la littérature n’a toutefois cessé d’exister.
A. M. : Bien sûr que non ! Malgré les ruptures sur le plan institutionnel, elle continuait à vivre de toutes sortes de manières. On faisait par exemple beaucoup de traductions.
En regard de cette évolution, quels sont selon vous les grands mouvements de la littérature polonaise actuelle, quels sont ses thèmes, ses problématiques spécifiques ?
A. M. : Dans le domaine de la poésie, il y a évidemment plusieurs grands noms à citer : Czeslaw Milosz, Wislawa Szymborska, Stanislaw Baranczak, Kazimierz Brandys, Tymoteusz Karpowicz, et il y a au moins une dizaine d’autres poètes qui ne sont pas très connus mais qui forment une base solide.
Mais au-delà des noms ? La littérature polonaise, comme la littérature allemande, n’est pas réputée pour son optimisme. Elle est sombre, angoissée, noire. Elle thématise – souvent au moyen de procédés extrêmes comme le grotesque – le catastrophisme, le cynisme, la déréliction, l’absurde.
A. M. : Vous savez, les dénominations sont toujours relatives. Vous vous rappelez que, dans ses Poésies, Lautréamont parle du théâtre infernal des Polonais. Je me suis longtemps demandé ce qu’il voulait dire. Il a pu lire certains textes romantiques : Les Aïeux de Mickiewicz, au moins des fragments, il a pu lire la Comédie non divine, de Zygmunt Krasinski, et peut-être quelque chose de Juliusz Slowacki.
C’est très peu pour parler de théâtre infernal.
A. M. : Ça peut suffire, mais enfin il s’agissait d’un romantisme très particulier, car le romantisme polonais était bien plus un courant politique qu’un courant littéraire. Tout cela pour dire qu’il serait très difficile, que ce soit dans la poésie, dans le roman ou dans tout autre genre, de définir un courant dominant des lettres polonaises contemporaines. Prenez par exemple la poésie américaine. On pourrait citer plusieurs noms, tous un peu liés, de près ou de loin, à Charles Olson ou à Frank O’Hara : Robert Duncan, Paul Blackburn, John Ashbery, James Schuyler. Mais peut-on pour autant parler réellement d’une vision poétique commune ? À côté des Black Mountain ou de l’École de New York, il y a des voix aussi riches et aussi divergentes que celles de Jack Spicer, Jérôme Rothenberg, David Antin ou Rosemarie Waldrop.
Sans compter tous les poètes yiddishs, chicanos, irlandais ou italiens… Morris Rosenfeld, fray Angelico Chavez ou Sylvia Plath…
A. M. : En effet. Ce qui importe d’abord et avant tout, c’est de produire une poésie authentique. Sylvia Plath est une grande poétesse, donc c’est très bien. Mais dans tous les exemples que nous venons d’évoquer, de quoi s’agit-il ? De très peu de choses en fait. Je donne l’exemple de la poésie américaine parce qu’elle pose de ce point de vue les mêmes problèmes que la poésie ou la littérature polonaises, problèmes que connaissent d’ailleurs plusieurs autres littératures. En Pologne, après la guerre, dans les années 40, c’était sans doute en poésie l’époque de Tadeusz Rozewicz. Il a su rassembler les réussites des avant-gardes polonaises. Après l’holocauste, on a voulu encore une fois donner un nom aux choses, ce qui est une vocation poétique. Cette volonté se trouvait alors en accord parfait avec la littérature et l’histoire.
Cet accord existe-t-il encore aujourd’hui ?
A. M. : Oui, oui. Seulement, à l’époque de Tadeusz Rozewicz, il était supporté par l’histoire, et par l’histoire autonome des lettres. Jusque dans les années 50, ça fonctionnait normalement. Czeslaw Milosz était encore ici et il faisait partie du mouvement classiciste. Il y avait aussi une poésie qui dérivait de l’avant-garde des années 20, la Nouvelle Vague, avec des poètes comme Ryszard Krynicki, Michal Sprusinski ou Jaroslaw Markiewicz. Après l’interruption, Czeslaw Milosz a émigré et l’image s’est embrouillée parce que le courant classiciste a perdu son principal représentant. Zbigniew Herbert est quand même resté.
Littérature de l’immigration
Qu’est-ce qui distingue les rapports passés et les rapports actuels entre la littérature polonaise de l’intérieur et la littérature de l’immigration ? Les opinions sont actuellement très partagées en Pologne. Certains prennent du recul par rapport à Czeslaw Milosz, Slawomir Mrozek, etc. Ils semblent, et c’est sans doute heureux, remettre en question les thèses énoncées à partir de l’exil. D’autres voient au contraire un renforcement des liens entre les deux espaces. Que pensez-vous de toute cette question ?
A. M. : En réalité, je crois que ce problème est tout à fait artificiel et qu’il a pour ainsi dire été monté de toutes pièces. À mon avis, les gens en recherche de leur identité personnelle, surtout les plus jeunes, sont toujours tentés de rejeter les aînés. Je ne crois pas que ce problème concerne seulement les gens de l’immigration, il s’agit plutôt d’un problème de génération. Czeslaw Milosz a toujours été très connu, mais ce n’est qu’après son Prix Nobel, en 1981, qu’il a commencé à toucher vraiment le grand public. Quant à Slawomir Mrozek, il n’a quitté qu’en 1968, c’est encore tout récent. Il y a aussi Leszek Kolakowski, Krzysztof Pomian. Il faut aussi considérer l’antisémitisme officiel. Tout ça est très complexe. Il faudrait pour y voir clair reprendre à partir de Stanislaw Ignacy Witkiewicz4 qui pourrait être considéré en ce domaine comme une sorte de précurseur. Il faudrait ensuite bien sûr passer par Witold Gombrowicz, Jan Lechon, Kazimierz Wierzynski et plusieurs autres. Un historien des lettres pourrait éventuellement nous aider à bien suivre ces courants. En poésie par exemple, il y a toujours eu une sorte de coexistence : Czeslaw tililosz et Julian Przybos, Zbigniew Herbert et Miron Bialoszewski qui est un phénomène extraordinaire. Mais vous savez, la poésie dépasse toujours les schémas. Comment définir le classicisme de Wislawa Szymborska ? En fait, je dirais que la poésie polonaise est d’abord et avant tout une poésie authentique.
Qu’entendez-vous par authenticité ?
A. M. : C’est une qualité organique où commence et où finit l’expression poétique. On peut évidemment dire que ce critère est subjectif. En fait, il n’en est rien parce que lorsque vous lisez un poème, qu’il soit classicisant ou d’avant-garde, vous savez dès le premier moment qu’il n’y a pas un mot qui ne corresponde pas à une vérité incontestable.
Un peu comme dans une symphonie de Mozart.
A. M. : Oui, si vousvoulez. Je pense à Antonio Machado. Je prends cet exemple parce que Machado est un poète qui n’utilise pas les effets. Il s’agit donc d’une poésie dans laquelle l’authenticité est visible. Je ne veux pas dire que Salvador Dali n’est pas authentique. J’ai traduit Machado sachant qu’on peut le tuer en le traduisant et en faire un poète secondaire justement parce qu’il ne privilégiait pas les effets et qu’il contestait ce qu’il appelait l’éclectisme de Garcia Lorca. L’authenticité qui est représentée par Machado est un commencement, c’est la voix que Jorge Guillén distingue du corps. L’authenticité correspond pour moi à la voix. Mais on ne peut pas mesurer ou entendre la voix d’un poète classicisant et celle d’un poète d’avant-garde de la même manière. Pensez à Mallarmé et Artaud. Comment comparer leurs voix ? L’authenticité est la seule mesure. Si Claudel vous dit qu’après avoir lu Rimbaud il s’est converti, nous ne pouvons qu’accepter ce qu’il nous dit. Il n’y a aucune raison de prétendre que ce n’est pas authentique. On peut être d’accord ou non, ça c’est une autre question. Mais l’authenticité ne laisse jamais de doute.
1. On trouve la traduction en français de cette allocution d’Andrzejewski dans son roman La Pulpe, trad. par Jean-Yves Erhel, Gallimard, 1980, p. 544. Jan Kochanowski (1530-1584) est le fondateur de la poésie polonaise. Adam Mickiewicz (1798-1855) est le plus célèbre poète polonais. Il est entre autres connu pour Le livre de la nation et des pèlerins polonais, trad. par l’auteur et ses fils, L’Âge d’Homme, 1982. Quant à Stefan Zeromski (1864-1925), il est l’auteur d’une œuvre vaste, riche et extrêmement critique de la société polonaise.
2. Polska Zjednoczona Partia Robotnicza. Il s’agit du Parti ouvrier unifié (POUP) qui conserva le pouvoir en Pologne de 1948 à 1989. De 1956 à 1970, le PZPR, fut dirigé par Wladislaw Gomulka, de 1970 à 1980 par Edward Gierek, en 1980-1981 par Stanislaw Kania et finalement, de 1981 à 1989, par Wojcieh Jaruzelski.
3. Miedzyrzecki a raconté cette réunion historique dans son livre La même ville, le même amour, Warszawa, Czytelmik, 1992.
4. Sur Stanislaw Ignacy Witkiewicz, voir S.I. Witkiewicz. La poétique de l’inassouvissement, par Michel Peterson, « L’univers des discours », Balzac, 1995.
*Artur Miedzyrzecki est Président du PEN Club polonais, Vice-Président du PEN international et, depuis 1989, Président de l’Alliance des associations littéraires, culturelles et scientifiques de Pologne. Parmi les prix qu’il a reçus, mentionnons le Harvard International Seminar Fellowship (1965), le Prix du PEN polonais (1970), le Thornton Wilder Prize (Columbia University, 1986) et le Prix littéraire Juszykowski (New York, 1988).
Artur Miedzyrzec a publié plusieurs recueils de poésie, des essais littéraires, des récits en prose et de nombreuses traductions de poètes français, anglais, espagnols, italiens et russes dont plusieurs ont été réunis dans Rimbaud, Apollinaire i inni [Rimbaud, Apollinaire et autres], Warszawa, Czytelnik, 1988. Il a d’ailleurs remporté le Prix de traduction de la Fondation d’Hautvilliers à Paris en 1978.