J’ai passé à peu près vingt ans dans les camps et en exil. Au fond, je ne suis pas encore vieux parce que le temps s’arrête sur le seuil de ce monde où j’ai passé vingt ans. Cette expérience ‘souterraine’ n’accroît pas l’expérience générale de la vie : ‘là-bas’ toutes les mesures, toutes les proportions sont autres et les connaissances acquises ‘là-bas’ ne servent pas une ‘vie libre’. »
Vingt ans de vie suspendue, 7 300 jours sans horizon, 175 200 heures pour survivre à tout prix, un néant avalé pendant onze millions de secondes. Cette tache noire du régime soviétique s’appelait Varlam Tikhonovitch Chalamov.
Dans un territoire tout près du cercle polaire, à Kolyma**, bagne de l’Extrême-Orient soviétique, un détenu se donne la peine de chasser un canard sauvage qui se reposait dans les trous glacés d’une rivière. En courant après lui d’un trou à l’autre, l’homme laisse sa pensée suivre ses désirs les plus chers.
Il pense d’abord au plaisir de manger : s’il pouvait bouillir le canard, ou le cuire au four, ou au moins s’il pouvait le jeter dans le feu… Finalement, puisqu’il n’arrive pas à le chasser, il se pose la question de sa propre inadaptation à la vie. Il est sidéré : personne jamais ne lui a montré comment il fallait chasser un canard. Et sa vie même dépend de ce canard.
Les détenus de Sibérie survivent en effet comme ils peuvent. Le médecin Kuzmenko joue aux échecs. Les pièces sont faites de pain imprégné de salive et solidifié. Voilà qu’il en manque deux : elles ont été dévorées par le Sculpteur Kulaghin en proie à une crise de folie provoquée par la faim. Kolea Rucikin lui se mutilera afin d’obtenir un séjour de deux semaines à l’hôpital.
D’autres, des paysans, des intellectuels, un ex-conseiller de Kirov, un chef de brigade, un ex-colonel, « les amis du peuple » – le surnom des détenus de droit commun – et « les ennemis du peuple » – les détenus politiques – sont tous déjà morts, raconte Varlam Chalamov dans Récits de Kolyma.
« Dès ma première minute d’emprisonnement il m’apparut clairement que ces arrestations ne relevaient d’aucune erreur et que se réalisait la destruction planifiée de tout un groupe social – tous ceux qui ont gardé dans leur mémoire ce dont il ne fallait pas se souvenir de l’histoire russe des dernières années », écrit Chalamov dans une notice autobiographique de 1964.
Entre témoignage et fascination littéraire
Après la chute du rideau de fer, le marché littéraire des pays de l’Est a été submergé par une quantité massive de textes sur l’univers concentrationnaire écrits par les dissidents anticommunistes. Du jour au lendemain des centaines et des milliers de gens se sont réveillés des héros, qui, pour la plupart, se sentaient obligés de raconter tout ce qu’il leur était arrivé, mais une telle quantité de témoignages a fini par ennuyer le public. Celui qui a collaboré avec le pouvoir communiste se sent complexé par cette littérature de l’héroïsme et de la résistance. Les autres, qui ne se sont pas offert l’occasion de manifester leur révolte, se sentent frustrés d’une expérience capitale. Enfin, ceux qui ont subi la souffrance veulent l’oublier. Alors, à qui s’adresse cette littérature ?.
Citons, en passant, le livre du dissident roumain Nicolae Steinhardt, moine d’origine juive converti à l’orthodoxie dans la prison où il fut envoyé pour un délit imaginé par les com munistes, qui s’intitule Le journal du bonheur. Après l’avoir lu, on garde l’impression que la souffrance est une chance pour le bonheur : le lecteur a presque envie de passer par une expérience pareille, de voir la confrontation avec l’extrême négation de la vie comme un défi personnel. D’où vient cette sorte de fascination de l’héroïsme et de la douleur ? Serait-elle l’effet d’une esthétique inscrite dans le témoignage littéraire ?
Soljenitsyne a eu lui aussi la tentation de transformer la provocation du destin en littérature. L’écriture littéraire peut rendre supportable, les souvenirs douloureux et même les atteintes physiologiques des tortures supportées dans les prisons communistes.
« Je suis le narrateur de ma propre âme »
« Il s’agit ici d’une vérité particulière, la vérité de la réalité. J’en voudrais faire un morceau de prose de l’avenir… L’écrivain écrit dans la langue de ceux au nom desquels il écrit. S’il connaît trop bien le sujet, il risque cependant de n’être pas compris de ceux pour lesquels il écrit. Il les ‘trahit’, il passe du côté de la documentation. C’est dans la vraisemblance que la littérature de l’avenir puisera sa force. » Voilà le manifeste d’un Varlam Chalamov… antilittéraire.
Il décrit le camp comme une expérience totalement négative : « L’homme ne doit ni savoir, ni même entendre parler du camp. Personne n’est devenu meilleur ou plus fort après en avoir fait la connaissance. C’est une expérience négative, une école négative qui corrompt tout le monde : les commandants et les détenus, les soldats et les spectateurs, les passagers et les lecteurs de littérature », affirme-t-il.
Varlam Chalamov met en évidence que l’expérience du camp mutile la victime et le tyran en même temps, le héros comme le gardien. D’après lui il faut la prendre exclusivement comme une expérience du mal, non pas comme une tentation d’héroïsme ou une victoire du bien. C’est une expérience toute personnelle qui ne peut être ni confisquée par le discours antitotalitaire, ni cosmétiquée à travers des moyens esthétiques. « Moi, je suis le narrateur de ma propre âme », écrit Chalamov qui se dépêche d’ajouter : « Rien de plus ».
Œuvres de Varlam Chalamov traduites en français :
Récits de Kolyma, trad. par Catherine Fournier, Maspero, 1980 et 1983 ; La quatrième Vologda, trad. par Catherine Fournier, Fayard/La Découverte, 1986 ; Récits de Kolyma, Fayard/La Découverte, 1986 ; Les récits de Kolyma, t.1, Quai de l’enfer, t.2, La nuit, Livre de poche, 1990 ; Correspondance avec Pasternak/Souvenirs, trad. par Sophie Benech et Lily Denis, « Arcades », Gallimard, 1991 ; Cahiers de la Kolyma, trad. par Christian Mouze, « Lettres nouvelles », Maurice Nadeau, 1491 ; Tout ou rien, Cahier 1 : L’écriture, trad. du russe et présenté par Christiane Loré, « Slovo », Verdier, 1993 ; Croquis sur le monde du crime, trad. par Sophie Benech, Gallimard, 1993.
*Varlam Tikhonovitch Chalamov, poète et prosateur russe, né à Vologda en 1907, a été arrêté pour la première fois en 1929 et condamné à trois ans de camp de concentration. Arrêté une deuxième fois en 1937, il a passé dix-sept ans de sa vie dans le camp de Kolyma. Après son retour à Moscou, il publie en 1957 le premier cycle de ses Vers du Nord. En 1961 et en 1964, il publie deux minces plaquettes. Varlam Chalamov est mort le 17 janvier 1982, aveugle et sourd, dans un hôpital psychiatrique de Moscou.
**La prison des camps de Kolyma, au sud de Magadan.
Kolyma : territoire sans horizon.
Royaume du froid à l’extrême nord-est de la Sibérie, Kolyma. séparé du reste du continent par les montagnes et la taïga, n’y est guère relié que par bateau ou par avion et constitue une immense île glacée. Île à peu près déserte où, jusqu’au début des années 30, ne vivaient que quelques tribus nomades qui rôdaient le long des côtes et se nourrissaient de poisson. En 1927, sur un territoire grand comme cinq fois la France, vivaient… 7 580 habitants. Cette même année on commença à y exploiter les gisements d’or découverts en 1925. Après la première vague de répression contre les trotskystes en 1928, près de 30 000 déportés se répartissaient en six camps sur tout le territoire de l’URSS. Un an plus tard, il y en avait 750 000. Parmi eux, Varlam Chalamov, condamné à trois ans de déportation pour son attitude politique. En 1937 il sera de nouveau condamné à plusieurs reprises mais cette fois pour dix-sept ans.
À la fin de 1931, le gouvernement plaça la province de Kolyma et l’exploitation de ses énormes richesses minières sous le contrôle d’une branche du NKVD, ancêtre du KGB. Cette branche, appelée Dalstroï, a la haute main sur un véritable empire soustrait à l’application, même formelle, de la constitution soviétique, et dont la capitale, Magadan, entièrement construite par les déportés, offre à ses habitants un hôtel, une Maison de la culture, deux troupes théâtrales… Elle emploiera, suivant les périodes, de 300 000 à un million de « travailleurs ».
Evguenia Guinzbourg qui fut, elle aussi, déportée à Kolyma et y passa quatorze ans décrit ainsi le paysage qu’elle vit à son arrivée : « Nous étions en août. La mer d’Okhotsk resplendissait d’une impitoyable couleur de plomb. J’essayai de tourner la tête afin de voir un morceau d’horizon libre. Mais je n’y parvins pas. De tous côtés s’élevaient de hauts nuages lilas, qui me faisaient penser à des murs de prison. Je ne savais pas encore que c’était là une des caractéristiques de Kolyma. Pendant toutes les années que j’y ai passées, je n’ai pu voir une seule fois un horizon complètement dégagé… C’est une terre étrange et cruelle. »
EXTRAITS
« Le propos des Récits de Kolyma n’est ni d »informer’ ni d’offrir un assortiment de faits, mais de décrire de nouvelles conditions psychologiques et de nouvelles lois de comportement, et d’explorer au moyen de l’art un thème terrible. Sans que jamais ne soit évidemment remise en cause l’irréfutabilité de chacun des faits.
« Les Récits visent essentiellement à démontrer ce qu’il y a de nouveau dans le comportement et la psychologie d’un homme réduit à l’animal (au reste, les animaux sont faits d’un meilleur matériau et aucun d’entre eux n’endure les tourments que l’homme endure). Oui : ce qu’il y a de nouveau, en dépit de l’énorme littérature traitant de l’internement et des prisons. »
« De la prose », Tout ou rien, p. 30.
« Les Récits de Kolyma sont une tentative de poser et résoudre certains problèmes éthiques importants pour notre époque que simplement tout autre matériau ne saurait résoudre : problèmes de la confrontation de l’homme et du monde, de la lutte de l’homme contre la machine de l’État, c’est-à-dire les aspects réels de cette lutte : lutte pour soi, au-dedans de soi, et en dehors de soi. Dans quelle mesure est-il possible d’intervenir dans un destin broyé entre les mâchoires de la machine étatique, entre les mâchoires du mal ? Illusion et pesanteur de l’espoir. […]
« L’auteur des Récits de Kolyma tend à démontrer que l’essentiel pour un écrivain est de garder son âme vivante. »
« De la prose », Tout ou rien, p. 37.