Entre la Beauce du petit déjeûner, Montréal écrasé sous la neige et les contradictions, Québec et le retour, à l’avant-dernière étape, Renaud Longchamps a reçu le cadeau du dernier Anne Hébert. De ces cadeaux qui s’inscrivent dans la profondeur du quotidien comme s’ils s’y trouvaient déjà par une étrange correspondance de sensibilités, si lointaines en apparence – « L’impérieuse poésie » !
Au petit déjeuner, après les premières paroles fraîches de mes enfants, le téléviseur me jettera à la figure l’image satellite d’une imminente tempête de neige. Une de plus. Je quitterai mon village planétaire en catastrophe. Je traverserai Sainte-Clotilde et un chapelet de villages désertés où on ne prie plus, où les enfants sont des fantômes d’apparat. Peu avant midi j’arriverai à Montréal. Rue Saint-Denis, les flocons tacheront la chaussée. De la fenêtre de l’hôtel, je regarderai la ville ralentir, ressembler à l’hésitante procession des vieillards qui se rendent au bureau de poste, le matin des chèques de pension. Puis la ville sombrera dans la lenteur des pas lourds. La sourde rumeur m’envahira tandis que les gratte-ciel, au loin, masqueront peu à peu l’horizon de mon pays quitté mais toujours habité par le vent et les cents raisons de la folie. Devant moi s’étaleront le temps de Kamouraska et les mots du poète qui ne décrit jamais le pays, mais le carré de sable recherché avant le dernier sommeil. Finalement je soliloquerai : « L’écrivain naît seul parmi les mots de la mère et la multitude indifférente du sang. Dans la solitude agonise l’écrivain. Au cœur de l’écrivain meurt le poète, les mots comme des gorges tranchées. Et dans la solitude l’écriture s’aiguise et bat la marche aux mots rendus à la plénitude de l’écho. »
Le lendemain matin je serai, 500 Place d’Armes, au Conseil des arts et des Lettres du Québec. La neige tombera toujours sur Montréal lorsque Paul Martin, le sinistre des Finances, sabrera dans la faux gras du faux pays peuplé d’épiciers byzantin set de vendeurs de chars usagés. Au quinzième étage, je contemplerai un instant la ville grippée et l’insolent luxe dont s’entourent les fonctionnaires de l’imaginaire tandis que crèvent dans les taudis et les mots dits l’écrivain et l’écriture dans un lit sale et défait, les éditeurs littéraires ruinés et crevés autour d’une table bancale, les responsables de revues littéraires aux abois, et la folle du logis au monev talks barbeux. Je frissonnerai à l’idée que Réjean Ducharme, pas loin, tout en bas, parle à ses chiens et à la petite fanée, dans ce Montréal de la furieuse identité, dans ce Montréal du devenir dérisoire. Où sont donc passés les écrivains québécois, déserteurs de leurs éditeurs qui garnissent l’écot de l’Étranger barbifiant à l’impériale majesté? Où sont passés ces lâches, ces pusillanimes qui taisent leurs thèses d’indépendance et de futur à construire ? Ceux qui jouissent sans partage, onanistes de mots morts de la tribu ? Ceux qui parlent des futures générations en mâchouillant des condoms ? Ceux qui déclarent en première page des quotidiens leur profond amour du Québec et qui ne l’habitent pas ? Ceux qui filent à l’anglaise un mauvais coton en minotant leur motton ? Ceux qui multiplient leur insignifiance dans un douteux multiculturalisme ?
Au cours de l’après-midi, un éditeur courageux me remettra Striboule1, le roman couru d’un romancier courant. Au cours de l’après-midi, je quitterai la ville et les reliefs syndicaux de sa blanche agonie. Puis, sur l’autoroute, je rencontrerai quelques subtils poids lourds et, en soirée, à Québec, un secrétaire à la rédaction sortira de son sac à malice Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais2 et quelques essais pervers sur le nationalisme cassé. Plus tard, à Sainte-Foy, tout près d’un pont qui porte mal son nom, je dînerai avec un autre éditeur courageux qui m’entretiendra de notre indécrottable mentalité de colonisés et de la disparition prochaine de l’humaine poésie, maintenant ravalée au rang de pacotille soumise à l’impérieuse loi de l’offre et de la demande.
L’imaginaire au détour
Plus loin, dans la nuit de tous les blizzards, je m’échouerai sous un viaduc et je vomirai le mauvais vin et les mots vains de notre culture jetée en pâture à tous les capitaux militants. Puis, en ce chef-lieu de la Beauce, près du Palais d’injustice, entre un billard et une grosse bière, j’entrerai seul au pays Imaginaire. Dans la fureur et la fumée, j’ouvrirai Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais et je me laisserai emporter par la froide musique classique de cette prose empreinte de douleur, de cris étouffés, de solitude et de mystères.
Dès les premières lignes. nous serons en pays impossible, en pays québécois. À Sainte-Clotilde. Aurélien Laroche enterre sa femme et retourne cher lui se claquemurer tout en élevant seul sa fille Clara, d’à peine un an. Il s’échine de la barre du jour au crépuscule sur une « terre de sable et de roches ». Clara n’ira pas à l’école et grandira au seul contact de la nature. Un jour, l’institutrice Mademoiselle supplie Aurélien d’envoyer Clara à l’école. Et Clara se montre une brillante élève. Puis Mademoiselle meurt en laissant tous ses biens à Clara. Tout près de Sainte-Clotilde, de l’autre côté de la rivière, se dresse un camp militaire et, en retrait, s’installe un homme secret, un Lieutenant anglais. Coup de foudre. Amour brûlant sur fond de robe rouge de Mademoiselle. Fuite du Lieutenant. Rideau.
Je déposerai le livre sur la table chargée d’alcools et de cendres et je demanderai de la monnaie à la ouétrice. Le huard sur le coin du billard, je lancerai un défi à l’arnaqueur de la place. Puis, la défaite consommée, je retournerai à ma table et je griffonnerai ces quelques mots : « Nous atteignons là, dans le dépouillement stylistique et formel, quelque temps non pas suspendu, mais détendu, mais défendu. Ce temps trahit l’échec de la vie incapable d’éternité. » « Nous avons passé, nous passons, nous passerons dans la passion comme dans le silence avec les mots meubles du corps », semble dire Madame Hébert. Et tous les secrets seront emportés, comme gage de vieillesse ou rançon d une jeunesse innocente et toujours désertée. Ici, dans ce récit. nous habiterons les mots du silence et de la lenteur, comme si le temps lourd de la vieillesse retrouvait subitement l’espace anonyme de l’enfant. Nous lisons là le procès-verbal de la nature sans la vie, puisque la vie, à chaque mot, se relève en vain de ses incessants affrontements, puisque la vie paie, à chaque instant, le tribut à l’implacable loi de l’usure. À quoi bon donner fond et forme au fruit quand la nature est Finitude, quand la terremère ferme l’horizon de la chair et des mots à toute reproduction contraire à la fugace passion, au bref bonheur conjugal ?
L’imaginaire et sa trajectoire de sens
« Récit sombre et inquiétant, qui me travaille les entrailles, tellement les éclairs de cette prose empreinte d’éternité m’éblouissent, me paralysent ; tellement cette poésie dépouillée de toute rhétorique démagoqique appelle, dans un même élan, la vie et la mort, la lumière lente du jour et l’obscurité rapide qui frappent les personnages pendant l’ouvrage, pendant l’orage. Et ce cri s’élève comme une feuille morte qui se retourne sous le vent et vient frapper le visage de l’impudente nature. Tout sera brisé, broyé, noyé, enterré ou caché sous le manteau secret des continents.
« Récit crépusculaire où les actes manqués sont chaque foi, gommés et remplacés par les actes manquants, où les hommes tournent en rond dans leurs set carrés, où les femmes meurent d’anonymes maladies, où la nubilité donne des fruits fanés. Voilà Aurélien au regard fuyant, dans ses mots rares, dans ses denses silences. Aurélien qui symbolise le pays réel, le pays buté, ombrageux, résistant mais passif, dépouillé de la souveraine passion. Aurélien tout occupé à s’échiner sur une terre qui lui sera souvent refusée et qui n’a rien ici d’universel, quoi qu’en dise la critique. Pays de la terre rêvée, pays à la chaleur recherchée, dépouillé de ses oripeaux, de cette agitation singulière de la main et du pied. Est-il le reflet d’un trop vieux pays et d’unfaux peuple qui essaient de concilier le rêve et la monnaie du rêve ? Pour l’homme québécois muré dans son vieux chagrin, trop bien décrit dans sa défaite, son acharnement et son inachèvement, le terrible territoire de la souveraineté reste à cartographier. Pour le père muet – encore ! – à la mémère noire de la mémoire, pas d’autre espoir que celui de l’œuvre éphémère des jours. Pour Aurélien, il n’y a pas de blés qui chantent, ni d’espoir dans le Savoir et l’Universel, tous les deux symbolisés dans le récit par Mademoiselle et le Lieutenant anglais. Son devoir de résistance lui interdira le sacré et le profane au contact de l’Étranger, du Militaire, de l’Envahisseur. Aurélien s’échine sur une terre de sable et de pierres qui produira pourtant ses fruits, qui pourriront quand même sur pied suite aux pluies abondantes et aux incessantes inondations. Et nulle part dans son récit Madame Anne Hébert nous suggère ou nous décrit une charrue ou des chevaux de trait, puissants symboles de la virilité. C’est à croire que le pauvre Aurélien laboure avec ses mains et sème avec ses dents ! C’est à croire que l’homme québécois sera toujours dépossédé de sa virilité, ravalé au rang d’idiot utile à la survie et à l’expression de toutes les passions hasardeuses des femmes… Prose castratrice. Poésie d’un juillet étouffant, entière sur la terre à la gravité certaine. À cette symbolique sexuelle horizontale le Lieutenant anglais répondra, bien malgré lui, en s’acharnant contre les arbres à ‘grands coups de hache, jusqu’à l’épuisement de ses forces’. Il exprimera alors, dans un même mouvement, sa virilité verticale et sa fuyante finalité. Nous voilà dans la folle dépense humaine aux prises avec une matrice impériale sans fin, que l’homme québécois laboure en vain, que l’Étranger défriche pour rien. Nous mettrons donc en doute les propos de l’éditeur lorsqu’il affirme que Madame Hébert a écrit une fable chatoyante où la terre et les hommes composent un hymne à la qénérosité des choses muette’. II ne s’agit visiblement pas de ça. Le rédacteur de cette prose du lundi matin n’a pas su lire la topographie exacte des mots, ni ressentir la sombre éternité qui poignarde le temps des hommes dans l’obscurité de leurs gènes.
« Puis, après le déluge, Clara quittera le Père perdu et le souvenir de la Mère morte en robe rouge héritée de Mademoiselle, tachée de boue. Clara maladroite dans la séduction. Clara à la nature imitatrice des chants de la terre et du ciel, gauche dans les artifices de la passion. Clara que l’on imaginait rendue à la nature concrète des charmes, pure et détachée. Clara se donnera au tendre Lieutenant anglais, lâche à ses pairs, couard chassé du camp militaire, fuyard à la pensée brûlée par le soleil. Bien sûr, dans cette nature torride où les mots sont aussi rares que les fruits fidèles,il y a le bel et sombre Lieutenant anglais, l’Étranger tombé là par hasard. John Christopher Simmons passe par là et ne trépasse pas, survenant malvenu qui ajoute quelques mots à son incertitude, qui accélère la nature là où le lecteur demanderait à la vie non pas de se taire, mais de s’extraire de sa gracieuse pesanteur. Bien sûr il quittera Clara aussitôt après la noce, après la boue. Et elle retournera auprès de son père qui se doutera de tout puisqu’il se méfie déjà de cette terre qui ne laisse pas mourir heureux, puisqu’il redoute ce ciel qui lui interdit le malheur entre le soleil et la pluie. Clara aura connu une nuit d’amour muet, un bref moment de bonheur. Et dans le silence, enfin, Aurélien comprendra Clara. Reste à savoir si le fruit étranger de ses amours la quittera un jour, pour la suite des trahisons qui constitue la petite et la grande histoire du Québec.
L’imaginaire et sa traduction en beauté
« Tout au long de la lecture j’ai ressenti la puissante évocation de ces mots nus. Devant cette beauté totalitaire, le livre ne me tombe pas des mains ; il me glace d’effroi. Tant de souffrances rentrées, tout ce temps annulé par les saisons incessantes, tant de lentes agitations et d’incertaines cogitations… Ce rituel du fruit perdu et retrouvé symbolise-t-il ces humiliations successives que s’imposent les Québécois, d’un référendum à l’autre ? Ce récit du père perdu illustre-t-il le propriétaire de ses terres et le locataire de ses rêves ? Rien ne change en pays québécois, pays de l’extrême centre. Rien n’a changé pour Madame Hébert, que quarante années à Paris figent dans un passé de cendres pures et de mots bleus, dans une passion sans christ ni rédemption. Qu’une terre de « sable et de roches », qu’une rivière sans poissons, qu’un savoir phtisique, qu’un pouvoir impossible, qu’un bref amour consommé, qu’un peuple incapable de volonté, abandonné à cette nature qui ne compte plus les engelures et les mots brisés, qu’une culture de papiers accumulés aux archives, témoins muets et désuets de nos silences complices, alors qu’il faut plutôt stocker les fusils pour que le pays s’accomplisse. De cette pauvre image d’Aurélien, nous nous passerons. De cette Demoiselle phtisique qui meurt sans raison et sans saisons, nous nous passerons. Du Lieutenant anglais qui ne fait que passer et enfiler les petites filles de quinze ans, nous nous passerons. Nous nous passerons finalement de ce récit invraisemblable. Mais nous garderons l’impérieuse poésie. Nous conserverons cette sacralisation du profane et cette profanation de la réalité. À toutes les saisons sonnantes nous relirons Madame Hébert et ses songes réels. On ne sait jamais. Peut-être serviront-ils un jour à justifier les nuits blanches dans la crainte de la mort subite. »
Dans la nuit québécoise désertée de ses enfantômes, je reviendrai. En ce village beauceron sans hiver, dans l’été étroit de l’herbe et des feuilles, dans la saison de la glace ravageuse, du soleil éternel et des vents contraires à la vérité, je me battrai. Dans la nuit imparfaite je retournerai. Et je repasserai par Sainte-Clotilde où je chercherai en vain la terre d’Aurélien, l’école de Mademoiselle, la robe rouge de Clara pendue à quelque corde à linge et le camp du mélancolique Survenant. J’imaginerai sans peine le cénotaphe du Lieutenant anglais. Qu’il demeure en paix en notre pays, sans voix et sans usure. Pendant ce temps, Madame Hébert veillera en douce France sur ses os et l’étrange peuple québécois, maintenant honni par tous les impérialistes à la mémoire morte de leurs massacres. Ainsi, pour la suite de son sexe, Madame Hébert renormalisera la femme en décotant l’œuvre de l’homme. Clara votera toujours non au référendum, en souvenir de son beau Lieutenant anglais.
1. Striboule, par Plume Latraverse, VLB, 1995, 162 p. ; 1895 $.
2. Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, par Anne Hébert, Seuil, 1995, 90 p. ; 12,95 $.