Avouons-le d’emblée, j’ai commencé la lecture du dernier roman de Monique LaRue avec autant de hâte que d’appréhension. Même si j’ai beaucoup apprécié ses précédents romans, il me coûtait en effet de lire une fiction décrivant le milieu auquel j’appartiens, celui des professeurs de français et de littérature au collégial.
Voici un milieu en général mal compris et mal perçu, qui est souvent desservi par un discours syndicaliste qui croit le défendre. Or il se trouve que c’est un milieu que j’aime parce que je m’y sens à l’aise, et très certainement utile.
Clichés et réalité
En tant que littéraire, je suis bien placée pour savoir qu’on ne doit pas demander à l’œuvre de fiction d’être un reflet fidèle de la réalité. Ce n’est pas ainsi, on le sait, qu’un roman est vrai. Le roman est vrai par les questions et les problèmes que l’histoire permet d’aborder, et non par son anecdote, qui n’est au fond qu’un prétexte. Mais comme la réalité collégiale me semble particulièrement déformée par les préjugés, que chacun croit la connaître alors que les clichés véhiculés sont le plus souvent méprisants, qu’on en dénonce les faiblesses tout en faisant mine d’ignorer ses réussites, et qu’en outre les professeurs de cégep ne jouissent d’à peu près aucune reconnaissance sociale, n’est-ce pas amener de l’eau au moulin des détracteurs que d’y camper une fiction ? Une fiction pourra-t-elle ou saura-t-elle éviter ces pièges ? Telle était mon inquiétude en attaquant La gloire de Cassiodore1.
Résumons-en l’anecdote à partir du premier chapitre. Garneau (patronyme pour le moins chargé d’histoire) commence sa dernière année d’enseignement ; il assumera la tâche de directeur du département de français, responsabilité qui, on s’en doute, en fera un acteur, arbitre ou témoin privilégié de tous les conflits latents. Sur un plan plus personnel, Garneau éprouve encore le deuil de son collègue et compagnon de bureau surnommé Cassiodore, mort sous l’accolade d’un ex-amant de sa femme au moment de la cérémonie soulignant sa retraite. Confronté à l’inutilité de ses efforts pour faire apprécier la littérature aux étudiants, ce professeur avait fini par prendre en haine sa matière. Une autre mort tragique obsède Garneau, celle d’une élève parmi les plus intelligentes, ayant choisi de mettre fin à ses jours. Sa mort est bien sûr perçue comme une accusation contre un système qui n’arrive plus à stimuler ses meilleurs éléments. La jeune fille était en outre une amie de son fils, dont il n’a plus de nouvelles. Pour comble, Garneau est sur le point d’être laissé par sa femme qui veut « devenir elle-même ». C’est beaucoup pour un seul homme, en un seul chapitre et un seul jour. L’accumulation est donc d’une transparente ironie, à mes yeux avertis en tout cas.
Bien sûr, Garneau et ses collègues sont forcément des caricatures de professeurs et les noms dont ils sont affublés (Pétula Cabana, Boulva ou Fincherman, pour ne nommer que les plus suggestifs) ne laissent guère de doutes sur leurs caractéristiques : la créatrice incomprise et ses déboires sentimentaux, le docteur « en lettres » qui se sent déclassé d’enseigner « le bas savoir » au collégial, celle qui avoue détester les classiques, le chercheur de fautes méprisant, celui dont le laxisme sent le renoncement ou, pire, celui qui a fini par détester la littérature, cette matière que l’on ne peut plus enseigner pour elle-même depuis une réforme – assez mal comprise – axée sur l’acquisition de compétences. Ajoutons à cette satire que le monde de l’édition, les médias et les prix littéraires, qui font du livre une marchandise et demandent à l’écrivain de faire du boniment pour vendre un produit, sont largement éclaboussés au passage par un trop plein d’ironie.
De l’importance de la littérature
Chaque professeur, pour peu qu’il ait le sens de l’humour, se reconnaîtra en partie dans ce microcosme de corps professoral vieillissant (le jeu de mots est dans le texte), mais le grand public, alarmé par « l’état lamentable » de la langue chez les jeunes ou, au contraire, parfaitement convaincu de l’inutilité de ces cours obligatoires qui empêchent les élèves de « réussir », ce grand public hétéroclite goûtera-t-il l’omniprésente ironie qui oriente le propos ? Dans une société aux valeurs perverties par les lois de marché, où c’est l’avoir qui compte, sait-il, le marché des lecteurs, que la question qu’un tel roman soulève n’est pas de savoir s’il est plus pertinent d’enseigner la grammaire plutôt que la littérature, ou s’il faut avoir lu tel et tel classiques pour obtenir son DEC ? La question que ce roman soulève, la seule pertinente, porte sur ce que nous enseigne la littérature ; de quelle manière elle nous touche et nous concerne tous, comme êtres humains.
Or, la littérature nous recentre sur l’être qu’il y a derrière le consommateur trop sollicité, sur l’être qui tend à disparaître derrière le rôle social par lequel nous avons souvent tendance à nous définir. Ainsi, elle est automatiquement une remise en question des systèmes en place (même de celui qui en impose l’étude) ; elle est un moyen privilégié d’exprimer le doute et la révolte ; elle nous assure, incertains que nous sommes parfois, que les questions que nous nous posons et les inquiétudes que nous ressentons ne font pas de nous des extraterrestres ; elle nous propose d’y réfléchir avec ceux qui ont réfléchi avant nous. Elle n’est donc pas utile au sens courant, puisqu’elle peut même déranger l’ordre établi, elle est plutôt essentielle. Quand les technologies évoluent à une vitesse telle que tout est aussitôt désuet et que ce que nos élèves apprennent dans les cours les plus importants à leurs yeux est souvent à remettre à jour quand ils décrochent un emploi, cette réflexion n’est-elle pas une des choses qui doivent compter ?
À la gloire de tous les Cassiodores
Revenons donc à Cassiodore. Cet écrivain latin du sixième siècle déplorait l’analphabétisme des moines (cela ne rappelle-t-il pas, mutatis mutandis, la page « Idées » du Devoir ?). En leur enseignant l’écriture, il a pourtant contribué à la sauvegarde et à la transmission des textes de l’Antiquité. Il est en quelque sorte un maillon qui a permis la Renaissance.
Placer un roman sur le milieu collégial au Québec sous l’égide d’un tel personnage, c’est bien sûr donner à lire que le discours défaitiste sur l’état lamentable de la culture n’est pas très original ni l’annonce de la fin du monde. Mais c’est aussi montrer que celui qui s’inquiète de la chose peut avoir également la volonté d’y remédier à la mesure de ses moyens, et que c’est le plus souvent ce qu’il fait dans l’ombre.
Ainsi moi, avec d’autres, nous travaillons concrètement à ce que plus d’individus de ce grand public hétéroclite soient à même de goûter l’ironie d’un roman comme La gloire de Cassiodore. Comme ce personnage, je redoute et déplore l’ignorance, mais je ne la crois pas indécrottable et je me fais humble maillon d’une chaîne qui assure la transmission d’un certain humanisme. Si j’ai confiance en ce que je fais, je dois choisir de croire qu’un nombre suffisant de lecteurs goûteront l’ironie, saisiront le sens de la caricature et apprécieront l’amour de la littérature et de l’enseignement qui pointe indéniablement sous le défaitisme (trop) apparent de La gloire de Cassiodore.
1. La gloire de Cassiodore, Boréal, Montréal, 2002, 296 p. ; 24,95 $.
Monique LaRue a publié :
La cohorte fictive, l’Étincelle, 1979 et Les Herbes rouges, 1986 ; Les faux fuyants, Québec Amérique, 1982 et 1989 ; Promenades littéraires dans Montréal (en collaboration avec Jean-François Chassay), Québec Amérique 1989 ; Copies conformes, Lacombe/Denoël, 1989 et Boréal, 1998 ; La démarche du crabe, Boréal, 1995 ; L’arpenteur et le navigateur, Fides/Centre d’études québécoises, 1996 ; La gloire de Cassiodore, Boréal, 2002.