La guerre ! Elle fait couler le sang, à profusion et sans discrimination. Elle a ses contempteurs, mais évidemment surtout ses tenants, accrochés à leur côté de barricade, ses profiteurs enfin, dénués de toute morale, plus impitoyables que des bêtes affamées envers leurs frères aux abois.
La guerre fait aussi couler beaucoup d’encre, quand la salive des discours martiaux bien au chaud des assemblées et, maintenant, des studios d’enregistrement, s’est tarie. Mais l’écriture, sauf en ces dernières années et ce n’est pas nécessairement un progrès, est presque une guerre en retard, à cause des documents et des témoignages à rassembler pour les historiens, de la décence obligée après l’insoutenable, pour la fiction. Retard ne signifie pas amnésie cependant. Ce qu’illustrent les trois articles réunis ici. Laurent Laplante présente à lui seul dix-sept ouvrages récents, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils démontrent de l’incroyable diversité des points de vue et des perceptions. Se limitant à la guerre du Pacifique, Norbert Spehner propose à son tour quatre romans, dont trois ont été portés à l’écran. Quant à Hans-Jürgen Greif, c’est de la vie civile au sein de la guerre qu’il parle, de civils pris au piège, mais pas n’importe lesquels : Thomas Mann écrivant dans son exil américain, Richard Strauss composant au cœur de l’Allemagne nazie et son prestigieux librettiste, Stefan Zweig, le grand écrivain juif autrichien qui se suicidera en Amérique du Sud.
La guerre, notre fatalité ?
De cette brassée de livres tous inspirés par la guerre, j’attendais réponse à deux questions. Surtout à celle-ci : quel besoin comble donc la guerre, pour que l’humanité, siècle après siècle, persiste à lui immoler les vies par millions ? Mais aussi à celle-là : quelles leçons, délétères ou bénéfiques, les guerres enseignent-elles aux hommes ?
Lecture terminée, je redoute encore plus qu’avant que la guerre fasse à jamais partie de nos mœurs. Quant aux leçons…
L’historien, dans l’examen des guerres passées, se prétend le meilleur guide. Rompu, prétend-il, aux exigences de la neutralité, seul capable par conséquent de faire abstraction des prismes nationaux, l’historien promet de dire les guerres telles qu’elles ont éclaté, déferlé, pourri. Il n’en veut pour preuve que sa performance dans le cas du plus familier et du plus vérifiable des récits guerriers : celui du conflit de portée mondiale qui dura de 1939 à 1945.
L’histoire sur un sentier familier
À tout seigneur tout honneur : place à Cornelius Ryan et à son classique Le jour le plus long1. Publié en 1959, traduit en français l’année suivante, magnifié à l’écran en 1962 grâce à John Wayne, Henry Fonda, Robert Mitchum et consorts, réédité pour marquer le demi-siècle écoulé depuis le 6 juin 1944, l’ouvrage demeure, aujourd’hui encore, un repère dans l’art du reportage concentré et dramatique. Cornelius Ryan raconte le débarquement avec le nerf d’un correspondant de guerre, à ceci près que l’auteur, contrairement aux journalistes du direct, traverse librement la ligne de feu et révèle, heure par heure, minute par minute, aussi bien les calculs de l’opération « Overlord » que les inquiétudes de Rommel. Cela vit. Tout au plus peut-on lui reprocher l’inévitable ethnocentrisme américain et son amnésie à propos de ce que n’embrasse pas le 6 juin 1944. Tout le reste devient taupinière, depuis le débarquement de Sicile, qui n’avait pourtant rien de modeste, jusqu’à l’affrontement titanesque de Stalingrad. N’en veuillons pourtant pas au microscope de ne pas imiter la caméra grand angle.
Lire en parallèle avec l’œuvre de Cornelius Ryan la version allemande signée Paul Carell2 provoque un malaise. Certes, on ne s’étonne guère des divergences mineures qui surgissent entre le récit américain et la description allemande du même affrontement, mais on est troublé, en revanche, par l’effort répété de Paul Carell de déprécier l’adversaire et d’accorder aux troupes de Rommel sinon le triomphe des armes, du moins la supériorité de l’intelligence et la victoire morale. En caricaturant à peine, son raisonnement serait le suivant : quand les blindés allemands l’emportent en raison de leurs qualités techniques, c’est justice ; mais si les Alliés contrôlent les airs grâce à leurs milliers d’avions, il y a déloyauté…
L’auteur, sans dire pourquoi, cite en préface les propos du « maître de l’historiographie allemande », Heinrich von Treitschke : « Le chroniqueur de l’histoire allemande ne remplit qu’à moitié son devoir quand il se contente de présenter les corrélations entre les événements et d’exprimer son opinion avec franchise ; il doit lui-même éprouver un sentiment qu’il est chargé de transmettre à ses lecteurs. Ce sentiment, perdu par tant de nos compatriotes au fil des querelles et des crises, c’est le sentiment nationaliste. » Raison de plus pour lire Cornelius Ryan et Paul Carell pendant la même nuit : l’ethnocentrisme voilé du premier se décèle mieux à côté du nationalisme voyant du second. Même après un demi-siècle, les filtres ajustent et colorent le regard…
On n’a cependant encore rien vu. Le plaidoyer pro domo, feutré chez Ryan et inavoué par Carell, gagne carrément l’avant-scène dans l’album que Pierre Miquel3 consacre à la libération de la France et de Paris. Superbement illustré, riche en photographies inédites et probantes, attentif aux mérites des alliés canadiens, britanniques et américains, reconnaissant à l’égard des « coloniaux » qui se sont battus pour la France, l’ouvrage de Pierre Miquel n’en constitue pas moins, quant à sa thèse centrale, une mise en relief de la contribution des Français eux-mêmes à la libération de leur patrie. Réelle, considérable, héroïque, émouvante, cette contribution méritait ce tribut. Alors qu’il pourrait (devrait ?) s’afficher sans honte, l’hommage tient néanmoins à s’envelopper dans les plis pudiques de l’Histoire.
Avec Sylvain Joubert4, le ton change et la colère se substitue ouvertement à la (relative) sérénité des historiens. Il y a d’ailleurs de quoi. Le fait que relate Sylvain Joubert dépasse, en effet, l’entendement. Le 10 juin 1944, quatre jours après le débarquement de Normandie, la division allemande « Das Reich » traverse le village d’Oradour-sur-Glane et en élimine par le fer et le feu les 642 habitants, y compris quelque 500 femmes et enfants. Neuf ans plus tard, un procès s’instruit enfin contre ceux, SS allemands et conscrits alsaciens, qui ont commis le carnage. Le procès, erratique et lénifiant, laisse l’auteur insatisfait, mais surtout inquiet : l’horreur s’oublie, le temps calme les nausées.
Qu’on permette une réserve : l’auteur sert bien son propos quand il brandit l’imprécation et le style incantatoire, moins bien quand il s’exprime dans un français pesamment argotique ou populacier. On comprend que sa rage se veuille tellurique ; en adoptant un style faussement paysan et rocailleux, elle perd du mordant.
Quand elle se tourne, à son tour, vers la guerre de 1939-1945, Madeleine Riffaud5 témoigne de ce qu’elle a subi et de la mort qu’elle a donnée. La résistante (et meurtrière) que fut Madeleine Riffaud sous le nom de maquis de Rainer a subi le pire aux mains de la Gestapo. Mais elle a vaincu l’enfer en tournant sa tête et son cœur vers la poésie. À 72 ans, elle raconte sans la moindre mièvrerie ce que furent ses dix-huit ans et livre les poèmes qu’elle a rédigés à l’époque ou tout de suite après. Surtout, commentaire rare et juste, Madeleine Riffaud admet qu’il lui fut difficile de ne plus être la maquisarde Rainer et de réintégrer la vie dite normale. Là encore, la poésie a joué, car la convalescence s’est effectuée auprès d’amis qui s’appelaient Aragon, Elsa Triolet, Éluard… Petit livre net, émouvant et franc, émouvant parce que franc.
L’ombre glauque du nazisme
Nul survol de la deuxième guerre mondiale ne peut ignorer l’holocauste et son sillage de culpabilité, de mutisme malsain, de regrets rétroactifs. L’histoire, sur ce thème, a beaucoup à dire, mais elle-même bégaie lorsqu’il faut évoquer le déferlement raciste et en tracer la sombre genèse. Tant mieux si les autres genres littéraires, parfois timidement, ajoutent alors leurs harmoniques au récit historique.
Michel Séonnet6, à dire vrai, amalgame et bouleverse les genres. Homme de théâtre, il signerait là, nous dit-on, son premier roman. On hésite, cependant, à qualifier de roman ce texte fiévreux et incantatoire qui multiplie les précisions scéniques, qui juxtapose et enchevêtre les dialogues et les soliloques hallucinés, qui ajoute ou retranche des personnages, qui fouaille le visible ou exhume le for intérieur, qui caracole entre le passé lointain, l’hier encore chaud et un présent toujours malléable. On perd pied maintes fois, car jamais ne cessent la coulée des aveux, la pression des questionnements, la sape des certitudes.
Michel Séonnet écrit comme crache un volcan. Son récit broie trois générations en les faisant révéler, opposer ou partager des hontes comparables, celle du flirt nazi comme celle du dérapage terroriste. Trois générations autour d’un chêne provençal cuvent les péchés commis lors des passages de la guerre. L’auteur n’a pas à conclure : que dire, en effet, aux enfants de la nuit quand la guerre, d’âge en âge, n’en finit plus d’exiger des humains pire que ce qu’ils voudraient donner ?
Le récit qu’offre Sarah Kofman7 présente un flanc plus modestement quotidien, mais il suscite, pour ce motif précis, un vif malaise. Si, en effet, l’effarante chasse aux Juifs traverse l’ouvrage, on est à un doigt de ne plus le savoir. La douloureuse relation que vivent une mère et sa fille accapare tellement l’attention qu’on ne voit plus le nazisme qui, autour d’elles, gère implacablement son génocide. Deux êtres se déchirent au point d’oublier, et nous avec eux, les camps de la mort.
Robert Bober8 va plus loin encore. En dépit du nazisme régnant, il fait naître sur nos lèvres une gamme de sourires. Sourire ému quand l’homme sage éconduit, oh ! si respectueusement, la femme qui s’offre, sourire aux confins du rire quand se révèlent les ruses rentables de l’atelier de confection pour dames, tendre sourire devant les dessins de l’enfant qui écrit à sa famille et montre dans quel coin de la tente se trouve son lit… Auschwitz a eu lieu, la parenté est décimée, on vit au ras du sol, on n’a survécu que grâce à l’héroïque discrétion des Parisiens, mais ces calamités n’allaient quand même pas empêcher les tailleurs juifs de pratiquer l’humour, la taquinerie, la verdeur. On s’incline bien bas devant une sagesse, une culture, une dignité humaine qui savent interdire au génocide d’abolir les sourires. La pire défaite du nazisme, serait-ce sur ces lèvres souriantes qu’elle se voit ?
D’autres auteurs, comme Paul Tillich9, ont mené contre le nazisme une lutte bien différente de cette souriante résistance. Ils n’avaient sûrement pas moins de mérite, car ils perçurent d’avance et mieux que quiconque la nature de l’hitlérisme et le risque de s’y opposer.
Au moment où Paul Tillich écrit, très peu entrevoient ce que porte en germe le national-socialisme. Il faudra du courage pour le dire tout haut, mais plus encore de rigueur intellectuelle pour voir ce dont les autres, y compris de vieux compagnons de route, nient jusqu’à l’existence. Or, Paul Tillich voit les marques laissées par le christianisme sur l’Europe. Il voit à quel point cela explique et modèle le prolétariat, dans quelles traditions et sous quels traits agit l’irremplaçable prophétisme religieux, à quel point les pouvoirs sacerdotaux, surtout à l’intérieur du catholicisme, émasculent ce prophétisme. Il voit donc, avant et contre la plupart, les risques que court le protestantisme s’il bénit l’État tout-puissant qu’édifie Hitler. Tout comme il voit, au cœur du culte intransigeant de l’ethnie, ce qui sera tantôt le moteur du nazisme, le motif de l’holocauste et le catalyseur de la guerre.
L’admirable travail accompli par le Groupe de recherche Paul Tillich, qui publie ici le troisième tome de l’œuvre, se poursuit donc avec patience, vigueur et fiabilité. Le lecteur y gagne d’éclairantes mises en situation. Il obtient de comparer sa lecture avec celle des familiers de l’écrivain. Il n’en apprécie que mieux une réflexion menée à la charnière de la foi protestante et d’un socialisme à visage humain. Sans l’encadrement dispensé par le Groupe de recherche Paul Tillich, la fréquentation du maître serait moins profitable.
La guerre qu’on ne comprend pas
Le conflit déclenché par Hitler et l’antisémitisme dont il était lourd ont donc suscité, selon les milieux, la lucidité militante, la colère ou la distanciation prudente. Cela, chez ceux et celles que touchait directement l’occupation allemande ou que visait cruellement la perpétration du génocide. D’autres, dans les mêmes circonstances ou confrontés à d’autres guerres, ont surtout retenu le caractère irrationnel de la guerre : ils ne l’ont pas jugée plus acceptable, ils en ont senti l’inutilité plus que les ambitions.
Marion comtesse Dönhoff10 ne fera sans doute pas pleurer tous ses lecteurs. Bien sûr, l’irrésistible réplique soviétique à l’attaque hitlérienne ne fera pas dans le détail et roulera dans la même vague la Prusse orientale et les phalanges SS, les Allemands qui détestent Hitler et ceux qui le soutiennent ardemment. Bien sûr, il aurait été plus juste, plus conforme aussi aux intérêts de la culture, que les grandes familles qui ont suscité et soutenu Bismarck et Humboldt ne soient pas écrasées en même temps que les guerriers racistes. Bien sûr, le drame de ces victimes apparentées bien malgré elles aux bourreaux méritait, lui aussi, d’être écrit. On peut douter, néanmoins, que la comtesse Marion, membre de la dix-huitième génération de la dynastie Dönhoff, puisse, même appauvrie, attendrir qui que ce soit. C’est injuste, mais les bilans des guerres évacuent les nuances.
Les nuances, pourtant, retrouvent le droit de parole grâce à la chronique de Euphrosinia Kersnovskaïa sur ses années de goulag11. Là encore, pourtant, le préjugé défavorable ne demandait qu’à agir : pourquoi faudrait-il plaindre une jeune et riche aristocrate russe si les moujiks bousculent enfin un peu l’ordre établi ? Heureusement, nous vivons, contrairement à Gide ou à Aragon, en aval de Soljenitsyne et le goulag nous est connu. Que les riches aient eu des torts dans la Russie tsariste, cela ne pèse pas lourd contre notre réprobation du stalinisme. Nous suivons donc Euphrosinia Kersnovskaïa d’un cercle à l’autre dans son enfer, sans jamais savoir plus clairement qu’elle pourquoi « le petit père des peuples » a mené une guerre aussi acharnée contre les siens. Nous suivons d’autant mieux l’incroyable résistance de cette femme que rien ni personne ne brisera que, pour illustrer chaque nouvelle douleur, l’album nous en présente un dessin, sans doute naïf mais cruellement efficace. Le goulag défile, la guerre d’un tyran contre son peuple devient sinon intelligible, du moins visible. Texte et dessin cumulent leurs effets.
Oleg Ermakov, qui nous entraîne en Afghanistan dans le sillage de l’armée soviétique, montrera, lui aussi, la « marque de la bête12 ». Moins encore que l’aristocrate Euphrosinia Kersnovskaïa, l’humble conscrit russe ne saura dire pour qui ou pour quoi il risque sa peau en Afghanistan. Comment le ferait-il puisqu’il n’en sait rien lui-même ? Car l’aliénation imprègne la totalité de ce récit où le cheptel humain est plus mal traité que l’autre. Les ordres descendent, subits, diffus, sans appel, et la masse guerrière obéit, se déplace vers un lieu ou un autre. Si horribles que soient les morts causées, comment se sentirait-on coupable puisqu’on ne sait rien de la cause à défendre, des torts de l’autre, encore moins de ce qu’il s’agirait de restaurer ? Un livre d’une rare puissance, précisément parce que les acteurs, eux, n’en ont aucune. La guerre règne comme une idole sanguinaire et hilare.
L’autobiographie de Charly Forbes souligne, elle aussi, le caractère inintelligible et déroutant de la guerre13. Charly Forbes, cependant, parle en officier, en occidental, en citoyen qui a choisi. Cela ne rend pas la guerre moins horrible, mais la différence saute vite aux yeux : subir ce qu’on a choisi librement, ce n’est tout de même pas la même chose que d’endurer un sort ni voulu ni compris. Saint-Exupéry écrivait : « […] il n’est pas de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit » (Lettre à un otage).
Charly Forbes avoue quand même, avec une remarquable honnêteté intellectuelle, que la carrière militaire lui a coûté cher, à lui et aux siens. En solitude, en affaissement physique et moral, en capacité d’aimer. Cela est dit sobrement, avec tout au plus un grondement d’émotion dans la gorge ; cela n’en dit que mieux que la guerre, même recherchée pour les plaisirs virils qu’elle promet, exacerbe les faiblesses de l’être humain plus qu’elle ne le comble. Qui pense choisir la guerre librement en arrive peut-être, après tout, à opter pour ce qu’il ne soupçonnait pas et qu’il découvre ensuite avec effroi.
Même la guerre actuelle nous échappe
Revenons, depuis la Normandie, l’Afghanistan, la Prusse orientale et les fours crématoires, à un conflit qui se déroule devant nous et qui, pourrait-on penser, ne doit rien pouvoir cacher de ses rouages, celui de l’ex-Yougoslavie. Profitons-en pour découvrir enfin ce qui, dans la guerre, exerce sur l’homme un attrait irrésistible et éternel ! Trois livres, tous d’excellent niveau, ont tôt fait de liquider cet espoir. Non parce qu’ils convergent, mais, au contraire, parce qu’ils affirment, à propos de ce que ces auteurs ont vu de plus près que nous, des vérités qui se contredisent les unes les autres.
Jacques Merlino14, d’entrée de jeu, y va à rebrousse-poil : Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire. Suit une enquête systématique qui parvient, sinon à accréditer de nouvelles certitudes, du moins à ébranler plusieurs des anciennes. Rien de certain, par exemple, dans ces reportages qui dénombrent par dizaines de milliers les viols de femmes musulmanes. Rien qui garantisse non plus la neutralité de l’ONU, du Vatican ou des agences de presse. Tout, en revanche, incite à soupçonner l’action de manipulateurs professionnels, prompts à faire croire ce qu’ils ne sauraient démontrer. Bilan : prudence avant d’imputer tous les torts aux seuls Serbes.
L’ouvrage de Jacques Julliard15 rend un son de cloche radicalement différent. Certes, Jacques Julliard juge aussi sévèrement que Jacques Merlino l’apport de la télévision : beaucoup d’émotion, peu d’information, aucune réflexion. L’auteur, cependant, s’éloigne vite de ce consensus. D’une part, il est moins pressé d’absoudre les Serbes. D’autre part, et c’est là que surgit la différence majeure, il s’en prend non plus aux reportages, mais à la nature même de la solution qui reçoit l’aval des Nations-Unies : le remplacement d’une société constituée de citoyens par un État fondé sur une ethnie ou une pseudo-ethnie. Cela, c’est le germe du fascisme. Qu’une guerre se déroule, non pour combattre le fascisme comme en 1939-1945, mais pour le restaurer au cœur même de l’Europe, voilà qui fait rugir Jacques Julliard. Avec quelque raison.
Jean Hatzfeld16, lui, n’est ni rédacteur en chef adjoint de France 2, comme Jacques Merlino, ni directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, comme Julliard. Il est journaliste à Libération et, à ce titre, il a patrouillé le terrain. Il l’a même patrouillé de si près qu’il a reçu, à Sarajevo même, une rafale de Kalachnikov. Il raconte ce qu’il a vu, au ras du sol, en regardant dans les yeux les soldats de tous les camps. Hélas ! Son récit confirme que des viols ont eu lieu, peut-être pas cent mille, mais souvent. Que des massacres ont été organisés et exécutés de sang-froid. Que l’alcool surabonde et rend la gachette sensible. Que l’on se moque ouvertement de ce que disent et font les étrangers. Que personne ne redoute, en somme, de voir le ciel lui tomber sur la tête. Et que tout cela est plus vérifiable, beaucoup plus vérifiable, chez les Serbes de Bosnie que partout ailleurs.
Comment ne pas conclure que la guerre, à l’étonnement des civilisés que nous croyons être, ne fait pas partie des activités humaines menacées de désuétude ?
Du recul et du cynisme
On ne saurait mieux boucler la boucle – et rappeler la deuxième question du début – qu’en appréciant page par page l’immense fresque que consacre Yves Pourcher à « la vie des Français au jour le jour entre 1914 et 191817 ». Si, en effet, tous les conflits évoqués jusqu’à maintenant appartiennent au dernier demi-siècle et peuvent à ce titre irriter encore certains susceptibilités, celui-ci du moins, dont seuls les historiens peuvent dire les caractéristiques, devrait pouvoir s’analyser avec une certaine sérénité.
Yves Pourcher tient-il ce pari ? Oui et non. Oui, en ce sens qu’il laisse sa curiosité envahir gaillardement tous les domaines ; non, car ce qu’il révèle du cynisme dont les humains sont capables pourrait nous faire tous rougir jusqu’à la fin des temps. Si, par exemple, le rationnement sévit, tout de suite se créent les réseaux de profiteurs. Si l’armée confie des prisonniers de guerre aux paysans, aussitôt commence l’exploitation. Que change la monnaie et la contrefaçon s’en donne à cœur joie. Bref, il n’est pas d’intérêt national qui tienne quand passe l’occasion de vendre un cheval plus cher qu’il ne vaut. Il n’est pas de patriotisme qui éteigne dans les cœurs la propension au maquignonnage. Chacun regarde le sang couler et calcule son profit.
Yves Pourcher, pourtant, ne conduit pas une charge au nom d’un quelconque code moral. Il puise, calmement, interminablement, dans les archives nationales et lit les journaux, les rapports de police, les décisions des tribunaux. Sans hausser la voix, il rapporte ensuite ce qu’il a trouvé : il dit qui, malgré la guerre, s’enrichissait du commerce de l’opium, qui, profitant de l’aubaine, a quintuplé le prix des sabots, qui, malgré la conscription, s’est réfugié dans la montagne, qui, après la signature de l’armistice, a mis des semaines à rendre aux familles le corps du fils mort au champ d’honneur… La guerre, comme d’habitude, aura extrait des humbles beaucoup d’héroïsme et fourni aux innombrables cyniques l’occasion de monnayer la nourriture et la sécurité, la vie et la mort.
1. Le jour le plus long, 6 juin 1944, par Cornelius Ryan, trad. de l’anglais par France Marie Watkins, « Ce jour-là », Robert Laffont, 1963, 1994, 274 p.
2. Ils arrivent Sie kommen !, La bataille de Normandie vue du côté allemand, 6 juin-25 août 1944, par Paul Carell, trad. de l’allemand par R. M. Cartes de Roger Grosjean, « Ce jour-là », Robert Laffont, 1994, 327 p.
3. La Libération, par Pierre Miquel, Complexe, 1994, 283 p.
4. Un crime de guerre, Oradour-sur-Glane, par Sylvain Joubert, Flammarion, 1994, 248 p.
5. On l’appelait Rainer (1939-1945), par Madeleine Riffaud, Julliard, 1994, 205 p.
6. Que dirai-je aux enfants de la nuit ?, par Michel Séonnet, Verdier, 1994, 185 p.
7. Rue Ordener, rue Labat, par Sarah Kofman, Galilée, 1994, 98 p.
8. Quoi de neuf sur la guerre ?, par Robert Bober, P.O.L., 1993, 247 p.
9. Œuvres de Paul Tillich, t. 3. Écrits contre les nazis (1932-1935), sous la dir. d’André Gounelle et Jean Richard, trad. de l’allemand par Lucien Pelletier, Cerf/Labor et Fides/Presses de l’Université Laval, 1994, 338 p.
10. Ces noms que plus personne ne prononce, par Marion comtesse Dônhoff, trad. de l’allemand par Frédéric Weinmann, Quai Voltaire, 1994, 166 p.
11. Coupable de rien, Chronique illustrée de ma vie au Goulag, par Euphrosinia Kersnovskaïa, trad. du russe par Sophie Benech, Pion, 1994, 253 p.
12. La marque de la bête, par Oleg Ermakov, trad. du russe par Françoise Gréciet, « Les grandes traductions », Albin Michel, 1994, 422 p.
13. Fantassin, Pour mon pays, la gloire et… des prunes, par Charly Forbes, Septentrion, 1994, 451 p.
14. Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire, par Jacques Merlino. Albin Michel, 1993, 265 p.
15. Ce fascisme qui vient…, par Jacques Julliard, Seuil, 1994, 201 p.
16. L’air de la guerre, Sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, par Jean Hatzfeld, de l’Olivier, 1994, 343 p.
17. Les jours de guerre, La vie des Français au jour le jour entre 1914 et 1918, par Yves Pourcher, « Civilisations et Mentalités », Pion, 1994, 546 p.