Les éditions Stanké ont sorti de l’oubli l’œuvre dramatique de Jacques Languirand en rééditant ses meilleurs textes, créés et publiés de 1956 à 1967, dans une anthologie intitulée Presque tout Languirand1. Sa récente pièce, Faust et les radicaux libres2, qui a valu à son auteur le prix spécial du jury de la Fondation Alexandre S. Onassis 2001, fait l’objet d’une publication distincte.
À la lecture des neuf pièces que totalisent les deux ouvrages, on ne peut qu’être étonné du quasi silence qui a entouré cette œuvre dramatique. Pourtant, dans les années cinquante et soixante, Jacques Languirand est le seul représentant, ici, du théâtre d’avant-garde, plus communément appelé théâtre de l’absurde. Les six premières pièces3 de Presque tout Languirand appartiennent à cette esthétique qui se démarque du théâtre naturaliste par la recherche d’un nouveau langage théâtral susceptible de refléter le désarroi de l’homme face aux grandes questions de l’existence. La septième, Klondyke, marque une rupture avec les précédentes4, en traitant d’un phénomène social au moyen des procédés de l’esthétique brechtienne. Le désir de renouvellement du dramaturge l’amène ensuite à introduire la technologie et le multimédia au théâtre avec Man inc. (1967) qui clôt l’anthologie. Sa rencontre avec Robert Lepage dans les années 1990 réanimera sa passion pour le théâtre, comme comédien, dans des mises en scène de son cadet, et comme dramaturge, avec l’écriture de Faust et les radicaux libres qu’il qualifiera de théâtre de la maturité.
Languirand, première manière : théâtre de l’absurde
Les insolites (1956)
Dix personnages se partagent la scène dans cette pièce en trois actes qui aborde des thèmes chers au théâtre de l’absurde : l’incommunicabilité, la mort, la dualité de l’être humain. Ils sont là, un soir dans un bar, étrangers les uns aux autres. Jules attend sa femme et siffle un air qui agace Ernest, venu au bar pour oublier ses soucis. Pitt avoue être à la recherche d’une ancienne maîtresse qu’il n’a pas vue depuis vingt-huit ans. Son signalement ? Elle disait « décidément » ! Le personnage de la Vieille attend son fils Gérard qui n’est pas encore revenu de la guerre. À plusieurs reprises, Hurluberlu entre dans le bar, fait le tour, flaire et renifle, puis s’en va. Quand arrive Brigitte, la femme de Jules, Pitt, Ernest et Bill, l’Américain, se lèvent à tour de rôle et s’exclament, l’un, « Louise !!! », l’autre, « Gertrude !!! », et le troisième, « Darling !!! », chacun ayant reconnu son ancienne maîtresse. Le mari s’insurge, mais la parodie de boulevard est interrompue par l’arrivée d’un personnage inquiétant qui agite un pendule, le Radiesthésiste, qui se dit détecteur de la mort. Il prédit qu’une des personnes présentes mourra au cours de la nuit. Le suspense traverse le deuxième acte, jusqu’à ce qu’un coup de feu retentisse, puis un second. Au début du troisième acte, un cri : c’est la Vieille qui tombe, morte. L’enquête policière qui s’ensuit tourne en rond. Le Barman perd la raison, le policier lui passe les menottes et l’emmène, puisqu’il faut bien un coupable !
L’embrouillamini des échanges verbaux, occasionné par d’incessantes méprises, évoque l’incommunicabilité que divers autres procédés exprimant le vide accentuent, dont le plus frappant, le personnage-rouage de l’Hurluberlu, réduit à l’état de robot par la répétition de gestes mécaniques. Quant au Radiesthésiste, il introduit de façon plutôt fantaisiste le thème de la mort, les questions angoissantes des quand, comment et pourquoi et, semant la panique, précipite le Barman dans sa seconde personnalité. En effet, sympathique au début, ce dernier devient irascible, nerveux et agressif après le coup de feu. Au milieu d’un monologue qui tient de la logorrhée, il s’explique en citant saint Paul : « Je sens deux hommes en moi », évocation de la dualité de l’être humain qui n’a pas assez d’une vie pour trouver une réponse satisfaisante à la question « Qui suis-je ? »
Le roi ivre (1957)
Avec cette farce en deux tableaux, le rire devient cinglant. C’est la parodie de la volonté de puissance d’un souverain qui, ayant abattu toute résistance dans son royaume, s’ennuie. Il y a bien son bouffon, Boutade, qui lui tient compagnie en contrefaisant le chien, encaissant coups de bâton et menaces de son maître, mais ça ne suffit pas pour divertir le roi qui se plaint : « Que ce royaume est triste où le roi ressent le même ennui à être méchant qu’il en éprouverait à être bon ». Personnage caricatural, il rappelle tantôt Henri VIII, par la requête adressée au pape d’annuler son mariage avec la reine, tantôt Néron, par sa prédilection pour les spectacles où tombent les têtes et coule le sang, et Ponce Pilate se lavant les mains de l’ordre de mise à mort de Jésus. Cœur-de-fer – c’est le surnom qu’on lui donne – s’approprie aussi les paroles du Christ pour les tourner en dérision. Il y a escalade de provocations et d’atrocités jusqu’à ce Vendredi saint où un jeune abbé, émissaire du pape, vient l’informer que Sa Sainteté refuse de dissoudre son mariage. Le roi ordonne que l’on crucifie le jeune abbé à trois heures, au sommet de la montagne. Alors que, spectateur ravi, il assiste de son balcon à la mise en croix du moine Tirelenlaire, un cataclysme entraîne sa mort – on songe à la mort du Don Juan de Molière. Le roi s’effondre en présence du seul Boutade, trop heureux de voir enfin s’achever le règne du tyran pour lui apporter quelque secours.
La relecture à notre époque de cette parodie du despotisme nous la fait voir d’une troublante actualité. La planète résonne encore des bruits de bottes des dictateurs en ce début du troisième millénaire qui compte déjà son lot de victimes expédiées au pays du silence. Des éléments de la farce nous invitent à y voir également la descente aux enfers du tyran paranoïaque traqué par la logique même de la domination fondée sur le maintien d’un régime de terreur.
Les grands départs (1958)
Le théâtre de l’absurde ne cherche pas à expliquer, il montre. Dans Les grands départs, pièce en trois actes, probablement la plus connue des pièces de Jacques Languirand, l’espace scénique est encombré de meubles, cartons, objets en désordre pour signifier un déménagement. Toutefois, on est amené à comprendre que cet espace scénique ne fait pas qu’évoquer la réalité d’un lieu, mais qu’il représente l’état mental des personnages. Encombrement, désordre, trop-plein de frustrations, de récriminations, d’illusions perdues, qui empêchent d’avancer et entraînent la paralysie. L’un des six personnages, Grand-père, est d’ailleurs paralytique, dans le sens premier du mot. Il gît sur un matelas parmi les bagages et ne fait plus entendre que des plaintes. Les autres ressassent leurs griefs contre leurs proches et contre la vie, en attendant les déménageurs qui ne viendront finalement pas.
Eulalie, qui a sacrifié, et sa vie pour s’occuper de son père paralytique, et ses économies pour permettre à Hector, le mari de sa sœur Margot, de poursuivre sa lubie d’écrivain, tente le grand départ. En effet, contre toute attente, Albert, son amoureux parti il y a vingt ans, frappe à la porte et vient la chercher. Eulalie part, transformée, au bras de l’homme de ses rêves pour amorcer une seconde vie. Mais l’homme réel porte de larges bretelles sous sa veste et ne ressemble nullement à l’Albert imaginé pendant vingt ans. Eulalie revient le soir même désillusionnée. « La personnalité d’Albert, ma pauvre Eulalie, est l’œuvre de ton imagination. Il n’a jamais vécu. Celui qui est venu t’enlever, ce soir, n’a rien de commun avec celui que tu aimes. Continue d’aimer l’homme de tes rêves. » C’est Hector qui parle ainsi. Il s’y connaît, lui, en illusions. À vingt ans, il s’était fixé comme idéal de produire une œuvre littéraire importante, mais n’a encore jamais rien publié, vivant aux crochets de sa belle-famille et de sa femme Margot. La famille est ruinée ; néanmoins, Hector rêve encore de l’œuvre à venir et refuse de chercher un travail rémunéré.
Le rêve est un thème récurrent dans la dramaturgie de Jacques Languirand. Ici, il se substitue à l’action et se mêle au fatalisme : « On ne réagit pas contre la mer, on se laisse porter. Et puis un jour, la barque pourrie [sic], coule à pic, et voilà ! » de dire Hector. Thème du destin implacable qui, chez Margot, la femme d’Hector, s’exprime par l’échec de l’amour : « On croit épouser quelqu’un, et le lendemain de la noce on s’éveille en compagnie d’un étranger dont on porte le nom… Et puis on devient enceinte. Et la vie continue ». Aussi, leur fille, Sophie, se promet bien de sortir du cercle vicieux, malgré ses parents qui la dissuadent de partir. Elle s’exécute, mais revient quelques heures plus tard, en larmes. Son amoureux n’a pas donné suite à sa promesse de l’emmener. Chacun des personnages impute la responsabilité de son échec à quelqu’un d’autre. Seul le grand-père, grabataire, réussira à partir… sur ses deux jambes !!! Transposition du départ pour le dernier voyage ? Peut-être. Une réplique de Sophie au premier acte pourrait s’appliquer à ce phénomène qui eût semblé surnaturel dans une pièce naturaliste : « Pourquoi persister à vouloir tout expliquer puisqu’il n’y a rien à comprendre ? » C’est aussi le leitmotiv du théâtre de l’absurde qui refuse les réponses toutes faites aux grandes questions existentielles.
Si l’espace scénique donne à voir le fouillis du paysage intérieur des personnages, le titre donne le ton. Les grands départs désigne par ironie les départs ratés, les projets jamais réalisés. L’ironie et les sarcasmes sont au cœur des échanges. Le langage n’est pas désarticulé, comme dans Les insolites, mais il ne permet pas davantage la communication. Le cynisme d’Hector s’avère la réponse de l’idéaliste qui a manqué son envol, comme la fuite dans le rêve pour Eulalie, l’attentisme pour Margot, la faiblesse atavique pour Sophie.
Le gibet (1959)
Quinze personnages animent cette pièce en trois actes. Au centre, le héros Perplex, habité par le désir d’« aller jusqu’au bout », présente en quelque sorte la face lumineuse du personnage d’Hector des Grands départs. Il s’est fixé un défi, celui de battre le record d’endurance sur un poteau. Au lever du rideau, il vit depuis huit jours dans un petit enclos au sommet d’un poteau, au cœur d’un quartier populaire, le sien, près d’une gare de triage d’où proviennent des bruits de trains, comme pour rappeler l’agitation de la vie quotidienne. Le personnage de Perplex est unique dans la dramaturgie de Jacques Languirand qui lui attribue une figure christique. En effet, Perplex souffre au sommet de son poteau, comme Jésus sur sa croix, ainsi que le suggère le titre5. Perplex se sent porteur d’une mission : « Il y a tous ceux […] qui avaient perdu confiance et à qui ça donne du courage de me voir persévérer… » ; il prône l’entraide et l’amour et, comme Jésus au désert, il est visité par la tentation de l’orgueil, de la célébrité et de la puissance que font miroiter Luna, sa femme hypocrite, et Gus, son imprésario malhonnête et mercantile. Tous deux profitent de sa position entre ciel et terre pour s’acoquiner, en dépit de l’amour indéfectible que voue Perplex à sa femme et de sa confiance envers Gus. À la fin, ayant été témoin du haut de son poteau de la trahison des siens, Perplex réfléchit : « Je commence à comprendre pourquoi Il est monté sur une croix », « La couronne, ce devait être les épines de la réalité ». Attiré vers le haut, Perplex veut « aller jusqu’au bout », mais ne peut se détacher de la réalité d’en bas.
À quoi ressemble cette réalité ? La plupart cherchent à tirer profit du sacrifice de Perplex. Luna, sa femme, le trompe avec Gus qui sera à son tour trompé au profit de Slim qui poussera l’épouse au mensonge, ce qui aura pour effet d’annuler le record local de Perplex. Gus et Slim, les chefs de deux bandes rivales et leurs acolytes personnifient la petite pègre. Mensonge, hypocrisie, trahison, rien ne répugne à ces escrocs dont la règle de conduite est énoncée sans ambiguïté par Slim : « Tu comprends, Perplex, dans la vie, c’est chacun pour soi ». Et encore : « Tous les moyens sont bons pour sauver sa peau ». Qu’à cela ne tienne, l’entreprise se solde par un échec pour les deux bandes.
Perplex n’ignore pas la difficulté de composer avec la réalité d’en bas. Perplex – n’est-ce pas ce que dénote son nom – est hésitant, mais il finit par voir plus clair. Le mot de la fin lui revient, qui transforme l’échec apparent de son projet en leçon de vie : « Le record d’endurance c’est de porter son destin à terme, même s’il est dérisoire, pour soi-même, et pour tous ceux qui n’ont pas le courage d’aller jusqu’au bout ». C’est ce que les personnages des Grands départs n’ont pas su faire. On peut dire de Gibet qu’il laisse ouverte une porte sur l’espoir. Pareille lumière au bout du tunnel a quelque chose d’inusité dans le théâtre de l’absurde.
Les violons de l’automne (1960)
Le premier acte de cette pièce qui en compte trois s’ouvre sur une scène étrange : dans la demi-obscurité, deux vieillards, Elle et Lui, entrent, vêtus en nouveaux mariés. Elle l’incite à entrer dans le jeu du jeune couple amoureux, de la nuit de noces, elle veut partager avec lui le rêve de la jeunesse et de l’amour, faire à nouveau chanter les violons, quoi ! Elle actualise le conseil d’Hector à Eulalie des Grands départs, comme quoi il suffit de rêver : « Agissons comme si nous ne le savions pas [que nous sommes vieux] ». Elle, qu’il prénomme Marie-Rose, mène le jeu, en imaginant des situations qui demandent des répliques que Lui, Eugène, ainsi qu’elle l’appelle, n’arrive pas à formuler, parce qu’il trouve ridicule l’illusion qu’elle lui impose. Malgré tout, il essaie, mais la scène a tôt fait de se transformer en scène de ménage. Eugène déclare avoir « le goût d’être heureux en toute simplicité », tandis qu’elle veut oublier qu’il leur reste à peine le temps de vivre. Ce combat touchant, voire pathétique, contre la réalité du vieillissement, prend une nouvelle tournure avec l’arrivée de l’Autre, qu’elle appelle aussi Eugène. La lutte pour la conquête de Marie-Rose s’engage. Lui et l’Autre sont de caractères opposés, comme les deux personnalités du Barman dans Les insolites. Lui se montre maussade, casanier et douillet, tandis que l’Autre se révèle enjoué, entreprenant. Elle refuse de choisir, en dépit des griefs qu’elle entretient à l’égard de l’Autre, qui se révèle être son ancien amant. Néanmoins, Elle et l’Autre sont au même diapason dans le jeu de séduction, dont Lui se sent exclu, bien qu’il tente de s’y introduire en faisant un effort d’imagination. L’Autre ne peut le supporter et l’étouffe. Le rêve prend fin : Elle et l’Autre ne peuvent plus unir leurs regards : « Ils sont très vieux ».
Les deux Eugène sont la transposition de la dualité qui nous habite. Pour un temps, l’Autre a cru réussir à prendre le dessus, en se débarrassant de Lui. En vain, la vieillesse l’a rattrapé. Quant au personnage de Marie-Rose, il introduit le thème de l’amour associé à la jeunesse et, avec l’amour – thème récurrent dans la dramaturgie de Jacques Languirand – la désillusion, les attentes incompatibles à l’intérieur du couple. En effet, les personnages féminins illustrent la trahison ou la désillusion. Adultères, comme Brigitte dans Les lnsolites et Luna dans Le gibet, ou romantiques déçues, les femmes subissent leur destin, telle Margot des Grands départs, ou s’enferment dans le rêve, comme sa sœur Eulalie. Même les jeunes, Sophie des Insolites et Muguette de Gibet, ont les ailes rognées dès leur première expérience amoureuse. Les pièces de jeunesse du dramaturge sont traversées par ce malentendu entre hommse et femmes.
Les cloisons (1962)
Deux personnages dans la vingtaine, Elle et Lui, se partagent la scène dans cette pièce en un acte. L’espace dramatique représente deux chambres mansardées d’un petit hôtel. Dans l’une, Lui travaille, installé à une petite table. Elle arrive dans le corridor, cherche le numéro de la chambre qui est la sienne et y entre. Les deux chambres sont côte à côte, séparées par une cloison si mince que le moindre bruit la traverse. Du claquement de petits talons sur le plancher, lui déduit que la chambre voisine est occupée par une femme. Elle comprend qu’un homme est à côté, au bruit d’un éternuement. Le spectateur assiste à deux monologues parallèles, ou plutôt à un dialogue entre l’un ou l’autre et la personne qu’il ou elle imagine de l’autre côté de la cloison. Chacun construit son personnage imaginaire à partir des bruits qu’il entend. Le robinet que l’on ouvre ou ferme avec plus ou moins de brusquerie, le rideau que l’on tire, la fenêtre que l’on ouvre ou que l’on ferme, les bruits de déplacement dans la chambre ; chaque son entendu devient proposition ou réponse imaginaires qui prennent la couleur des désirs ou des hésitations que chacun pense avoir communiqués ou tus dans le même langage. Lui : « Quand je pense que nous serions mieux tous les deux dans votre lit, ou dans le mien ». Elle : « Je vous en veux de ne pas frapper à ma porte. J’imagine que le Prince Charmant se trouve dans la pièce à côté, et je lui en veux de ne pas venir me trouver ». Chacun attend que l’initiative vienne de l’autre. Mais, faute de courage, ils ne réussissent pas à abattre la cloison qui les sépare. Ils se couchent en souhaitant le faire en rêve.
Au terme de cette partie de mon exposé consacrée au théâtre de l’absurde de Jacques Languirand, il importe de signaler qu’une légèreté de ton traverse chaque pièce, créant une distance sans laquelle ce théâtre d’interrogation deviendrait vite insupportable. Humour, jeux de mots basés sur la polysémie, quiproquos, comique de situation, les moyens ne manquent pas à l’homme d’esprit qu’est Jacques Languirand.
Languirand, deuxième manière : théâtre épique
Klondyke (1962)
Klondyke marque un point de rupture par son esthétique. La pièce allie le documentaire et la fiction, pour transposer un moment historique qui tient du mythe, la ruée vers l’or de 1896 au Yukon. Y sont illustrées les conditions environnementales, matérielles et sociales de cette quête, et représentés les types de personnes qui se sont lancées dans l’aventure avec l’espoir de s’enrichir rapidement.
Son rythme soutenu découle d’une structure fragmentée en douze tableaux subdivisés en scènes (soixante-dix-neuf scènes au total ), et d’une distribution de onze personnages-types auxquels s’ajoutent un quatuor vocal, des groupes de danseurs et de chercheurs d’or. Photos d’époque et couplets chantés contribuent à la narration qui commente les scènes d’action, comme dans le théâtre brechtien.
Cette pièce tient de la démesure, par le caractère excessif des personnages et de leur aventure, et aussi par la variété des moyens nécessaires à la représentation, démesure qui n’est pas étrangère au vif intérêt qu’elle suscite dès la lecture. La brillante synthèse documentaire de la ruée vers l’or et la fiction qui s’y mêle se fondent en un texte dramatique remarquable où le lyrisme, le tragique et le comique se côtoient tout naturellement. Le microcosme des chercheurs d’or et des parasites qui en vivent, tous animés par l’appât du gain, offre un terrain d’observation fascinant sur les conduites humaines en situation extrême. L’auteur excelle à montrer les mécanismes en jeu.
Languirand, troisième manière : le multimédia
Man inc. (1967)
Man inc. émane des recherches de Jacques Languirand pour établir une grammaire de la communication. La pièce de onze tableaux divisés en séquences (trente-deux au total), n’évacue pas les procédés du théâtre épique. Elle s’en distingue par l’ajout de la technologie et du multimédia. La trame distendue de l’histoire repose sur l’évolution de la crise existentielle de Pierre, époux et père pourvoyeur las, informaticien qui se sent menacé de dépersonnalisation par les superstructures de la société. Il tente d’échapper à la médiocrité de sa vie, avant de revenir au bercail « pour la suite du monde » : « Mais la suite du monde, Madeleine, c’est ça : manger, dormir, travailler, s’amuser… »
Histoire somme toute banale si ce n’était de l’apport du multimédia qui permet de suggérer des émotions et des réalités que la parole ne peut exprimer. Ainsi, la projection de quarante-cinq minutes de film 35 mm sur divers écrans, les danseurs, la bande sonore préenregistrée à laquelle un trio vocal s’ajoute en direct, vont permettre, par exemple, la transposition sensible de l’œil de Big Brother ou encore du paysage visuel et sonore de la psyché de Pierre soumis à une psychanalyse. Les couplets chantés à la façon des songs brechtiens, explicitent les thèmes sous-jacents et introduisent une distanciation pour laisser au spectateur un espace de réflexion. On reconnaît, dans le contenu, les intérêts du Languirand communicateur-philosophe et du scientifique dilettante, et, dans la forme, l’artiste exigeant et polyvalent qui élargit les possibilités du langage théâtral tout en cherchant à mieux cerner sa spécificité.
Faust et les radicaux libres (2002)
Plus de trente ans après Man inc., une rencontre signifiante ramène Jacques Languirand à l’écriture dramatique, à partir du mythe de Faust. Le langage théâtral de cette comédie en trois actes se situe dans la suite de Man inc., par l’intégration peaufinée de la technologie et du multimédia qui s’avèrent, ici, indissociables d’actions relevant du merveilleux et de la science-fiction. Le propos de Faust et les radicaux libres porte sur les questions que soulèvent les avancées de la science. Les recherches sur les radicaux libres, ces facteurs de vieillissement, font espérer la découverte de la fontaine de jouvence et les manipulations génétiques, le remplacement d’organes malades et même la création de clones humains. Mais qu’apportera à l’humanité l’enfant de la science, interroge Jacques Languirand dans cette comédie qui renouvelle le mythe faustien.
Lucifer (« Lux, ferre : porteur de lumière »), condamné à l’oisiveté pour l’éternité, s’ennuie. Personnage prométhéen, il dit n’être pas intervenu chez les hommes depuis la divulgation du secret du feu. Il lit dans les pensées de Faust qui regrette que le temps ne soit pas réversible, et lui apparaît pour lui offrir un rajeunissement. Lucifer se dit disposé à lui communiquer « le secret ultime de la matière », mais Faust, rajeuni de trente ans, se sent d’abord attiré par les « jouissances de la vie ». Lucifer répond donc à son secret désir d’avoir une compagne et lui envoie Marguerite qu’il a ramenée à la vie, elle qui était cliniquement morte, déjà happée par le tourbillon de lumière. Elle-même surprise, elle se retrouve devant Faust qui, du coup, cesse de croire en des hallucinations. Aussi, quelques mois plus tard, fait-il délibérément appel à Lucifer parce qu’il est en panne de désir. Lucifer conseille au couple un projet commun : fabriquer l’homme nouveau. Ce sera Frank, un homme-machine, un autre Frankenstein. Incapable d’inspirer l’amour, Frank se révolte et devient l’agent de l’Apocalypse ou de la fin d’un monde. Le troisième acte, « Pour la suite du monde », fait voir Lucifer, coupable de s’être trop identifié à l’homme, condamné à entreprendre le processus de réincarnation, « pour la suite du monde ».
Quelqu’un aurait dit des personnagesde Faust et les radicaux libres qu’ils avaient dû être de fidèles auditeurs de Par quatre chemins, émission qu’anime Jacques Languirand… Leurs allusions et références confirment effectivement leur filiation.
Une œuvre singulière
Le survol de cette œuvre dramatique révèle la curiosité insatiable de son auteur et les multiples antennes qu’il déploie pour capter son époque. Aussi, sa contribution originale, dès ses premières créations, lui réserve-t-elle une place unique dans la dramaturgie québécoise. Trop souvent, en effet, on est arrivé à croire que celle-ci se résumait avant 1970 au Ti-Coq de Gratien Gélinas, considéré à juste titre comme l’acte de naissance de notre dramaturgie nationale, puis aux Belles-sœurs de Michel Tremblay, véritable flambeau de notre affirmation culturelle. Et, entre les deux, l’œuvre de Marcel Dubé, largement diffusée grâce à l’avènement de la télé, celle de Radio-Canada plus précisément. Vraisemblablement, la conjoncture socio-politique et culturelle du Québec de cette époque explique le peu de retentissement du théâtre de Jacques Languirand, orienté vers l’universel et écrit dans un français exempt des variantes du parler populaire québécois. Or ce théâtre nous parle encore aujourd’hui. Vivement que le rideau se lève sur sa riche thématique et son exigeante théâtralité !
1. Jacques Languirand, Presque tout Languirand, Alain Stanké, Montréal, 2001, 892 p. ; 34,95 $.
2. Jacques Languirand, Faust et les radicaux libres, Alain Stanké, Montréal, 2002, 222 p. ; 14,95 $.
3. Ce sont : Les insolites (1956), Le roi ivre (1957), Les grands départs (1958), Le gibet (1959), Les violons de l’automne (1960) et Les cloisons (1962). La date entre parenthèses correspond à l’année de la première publication.
4. Jacques Languirand estime alors que le théâtre de l’absurde aboutit à une impasse, comme dans La dernière bande (1958) de Samuel Beckett où un personnage sur scène, immobile et silencieux, écoute une voix qui provient d’un magnétophone.
5. Le Petit Robert I donne comme deuxième sens à gibet : « Instrument de supplice. Le gibet du Christ, la croix ».
EXTRAITS
« Pierre
‘Sale pays, ce Klondyke ! Une terre maudite !’ C’est ce qu’ils disent tous. Mais ce n’est pas vrai, Skookum… C’est ce que tous les chercheurs ont apporté ici qui pourrit tout, les chercheurs et tous les autres : la soif de l’or. Rien d’autre. Personne n’est venu ici pour organiser un coin du monde. »
Presque tout Jacques Languirand, « Klondyke », p. 769.
« Lucifer
[…] Laisse-moi te regarder, Henry, dans l’espoir de conserver un peu le souvenir de toi. Mais c’est peine perdue. Encore un peu de temps, tu auras disparu de ma mémoire… Et ma conscience sera réduite à ce que je prendrai pour moi… Avec le sentiment que tout cela – naître, souffrir, vieillir et mourir – n’a aucun sens. Et à me creuser pour en trouver un… Je serai devenu pareil à toi avant ta transition : à porter la condition humaine comme un fardeau… »
Faust et les radicaux libres, p. 200.
« Faust
Je suis maintenant dépassé par mon œuvre, incapable d’intervenir à quelque niveau que ce soit ! Ni reptilien, ni limbique et encore moins néocortex ! Je ne peux plus le toucher, le rejoindre nulle part. C’est peut-être ma gloire, comme tu dis, mais à quel prix ?
« Marguerite
Tu vas l’avoir, Henry, notre Nobel !
« Faust
J’ai comme un pressentiment… Maintenant qu’il a franchi l’étape de sacrifier des vierges sur l’autel de sa frustration, il est passé aux choses sérieuses… Au début, il était un peu maladroit avec les fleurs… Je ne voulais pas voir la vérité… J’aurais dû me méfier.
Dans la seule journée d’hier, un pétrolier s’est échoué sur des récifs : une marée noire de 200 000 tonnes de brut ! C’est pas rien… Et l’explosion de cette centrale nucléaire !
Et la calotte glaciaire qui commence à fondre ! Qu’est-ce que tu en dis ? C’est lui, je sais que c’est lui ! Et les inondations, les exodes massifs, les génocides… Il a maintenant le pouvoir de provoquer un cataclysme ! Version rapide : le nucléaire ! Version lente : la pollution !
Et il n’y a rien – tu m’entends, Marguerite ? – … rien que je puisse faire maintenant pour l’arrêter !!! C’est irréversible… Et les trous d’ozone ! J’avais oublié le trou d’ozone. »
Faust et les radicaux libres, p. 146-147.