Au moment où l’Europe élargie rédige sa constitution et où le Vatican la presse d’y reconnaître sax dette à
l’égard du christianisme, Max Gallo propose sa fidélité et ses choix : l’Europe ne serait pas l’Europe sans Martin de Tours, Clovis et Bernard de Clairvaux.
La confidence dont Max Gallo fait cadeau en entreprenant une autre de ses sagas, Les chrétiens1, est trop émouvante pour ne pas surgir intacte d’un passé mal enterré. À la demande d’un ami qui fait baptiser son poupon, il se rend à l’église pour le première fois en plusieurs décennies. Les souvenirs en profitent pour refluer. Le plus lancinant, c’est celui du suicide de sa fille de seize ans. Trente ans plus tard, le choc n’est pas résorbé. S’est ajoutée à cet ébranlement la désaffection à propos de la foi. Max Gallo, au porche de l’église, en prend conscience. Le prêtre qui doit baptiser l’enfant en profite, sur le ton le plus solennel, pour inciter l’auteur, dont il connaît les ouvrages, à raconter la naissance de la chrétienté. Le prêtre pousse la précision jusqu’à fournir les noms des trois piliers. Max Gallo n’a plus qu’à s’exécuter. Il adoptera le ton du croyant.
Le manteau du soldat
Pour raconter Martin de Tours, l’écrivain recourt à un artifice qui, comme toute astuce, présente des avantages et des inconvénients. Le père et le fils, Julius et Antonius Glavinius, s’affrontent dramatiquement à propos du virage chrétien qu’a pris l’empire romain en ce IVe siècle. Le père achève sa vie en vieillard libidineux et en païen furieusement opposé à la diffusion d’une religion d’esclaves et de vaincus. Le fils, quant à lui, s’est rallié au nouveau culte et pratique avec une ardeur de néophyte une ascèse aux tonalités masochistes qui exacerbe la fureur du père. Lorsque le fils se revendique du thaumaturge Martin de Tours pour affirmer la supériorité morale du nouvel ordre, le père entreprend de déboulonner la statue : Martin serait aussi hypocrite, vénal, menteur que tous ses semblables. Le père a d’ailleurs ce mot : « Janus : voilà le vrai dieu de votre secte chrétienne ». Le fils ne liquidera pas aisément l’accusation, car ils sont nombreux ceux qui n’ont adhéré à la nouvelle foi que pour complaire aux choix impériaux et dont les comportements contredisent les paroles.
L’affrontement entre deux hommes, deux générations et deux mondes occupera dans le récit plus de place que Martin de Tours. De celui-ci, nous saurons surtout qu’il fut soldat, puis qu’il fut converti et épris de cohérence. Rien en lui de l’ambiguïté symbolisée par Janus. Il croyait avec tant de force que les miracles se multipliaient sur ses pas. Il n’en fallait pas davantage pour que le peuple en fasse un évêque et que sa mémoire se perpétue par un lieu de pèlerinage. Max Gallo, qui a le sens de la formule et du théâtre, parvient à la toute dernière page à unifier son récit : le père, le fils et Martin se retrouveront en un même lieu.
Le baptême du roi
Dans le deuxième volet de sa trilogie, Max Gallo recourt encore à un stratagème : le vieux Parthenius, qui a personnellement côtoyé Geneviève, Clotilde, Remi, Clovis se laisse convaincre de raconter comment le roi des Francs a été amené au baptême. Le récit, qui aurait pu s’essouffler s’il avait découlé d’une seule plume, est ainsi relancé constamment par les états d’âme, les vertiges, les impatiences du vieil homme. Comme si, à tout instant, la mort pouvait interrompre la saga. Tension habilement ajoutée.
Le truchement de Parthenius comporte d’autres avantages. Le personnage, en effet, a tout vu, tout entendu et, quoi qu’il dise, tout retenu. Dans sa jeunesse, l’homme combattit assez longtemps pour que les guerriers le reconnaissent comme l’un des leurs. Une fois converti, il entre dans la confidence de l’évêque Remi et de ceux qui souhaitent que Clovis s’intègre et s’allie à l’église catholique. Messager et confident de tous et de toutes, il sait que le courage de Geneviève face aux Barbares qui menaçaient Lutèce (Paris) lui a valu l’admiration du jeune roi des Francs. Il comprendra que la très pieuse Clothilde est à Clovis ce que la foudre est au tonnerre. Comme si la chose allait de soi, c’est au même Parthenius que Remi confiera ses missives à Clovis et que Clotilde demandera de veiller sur Clovis lors de l’affrontement avec les Wisigoths. Aucun narrateur ou historien n’aurait pu pratiquer la même ubiquité sans fracasser sa crédibilité !
Max Gallo, grâce à l’unité narrative que lui donne Parthénius, a beau jeu d’effectuer la synthèse des grands desseins que forme Clovis dans sa courte vie de 45 ans. Littéralement assiégé par l’évêque Remi et les croyantes ferventes que sont Geneviève et Clotilde, Clovis acceptera de se faire baptiser à Reims. Du coup se modifient plusieurs rapports de force. L’empire avait basculé du côté du christianisme sous le règne de Constantin, mais les hérésies, celle d’Arius en particulier, empêchaient Rome d’en tirer pleinement avantage. Grâce à la conversion de Clovis, l’Église de Rome, qui comptait déjà sur un puissant réseau épiscopal, peut brandir en France la croix et l’épée. Peu à peu, la Gaule trouve son unité, une unité fondée sur la puissance militaire des Francs et la sympathie des masses pour l’œuvre entreprise cent ans plus tôt par Martin de Tours. L’auteur veille cependant à ne pas faire progresser la civilisation trop vite : Clovis, jusqu’à la fin, recourra au meurtre et au mensonge et sa germanique Clotilde le soutiendra jusque dans ses pires cruautés. L’Église deviendra la première religion de la Gaule, mais, pour longtemps encore, les Francs défendront leurs intérêts comme s’ils avaient été ondoyés superficiellement plutôt que vraiment baptisés…
La croisade du moine
Pour compléter sa trilogie, Max Gallo enjambe les siècles et donne la parole non à un mémorialiste, mais à l’acteur lui-même. Sept cents ans ont passé depuis Martin, six cents depuis Clovis, lorsque Bernard de Clairvaux quitte sa famille de manieurs d’épée pour se consacrer à une vie de prière et de pauvreté. Il n’a que 22 ans et doit prendre les bouchées doubles pour se doter d’une culture. Ce rythme, il le maintiendra et l’imposera autour de lui. Quand il décédera, en 1153, le réseau cistercien se sera enrichi de dizaines de « filles » et le nom de Bernard de Clairvaux sera, selon les cas, honni, vénéré ou redouté.
En laissant Bernard de Clairvaux se raconter, l’auteur se donnait l’avantage d’un regard privilégié sur le parcours du personnage. Il s’emprisonnait, toutefois, dans une vision et, plus encore, dans une rhétorique. Bernard de Clairvaux, en effet, n’est pas homme de nuances. Il ne transige ni avec les idées ni avec les hommes. Ceux qu’il veut près de lui, il les recrute brutalement, les dissocie de leur milieu, les sépare des épouses et des enfants, ne montrant pas plus de mesure qu’un prophète biblique fulminant au nom de Dieu. Cent fois, il se mettra en garde contre la vanité ; cent fois, il se persuadera que Dieu lui fait obligation de trancher dans le vif. Il s’adressera aux grands de ce monde, monarques ou évêques, sur le ton assuré du détenteur de la vérité. Si le pape lui-même se montre hésitant, Bernard le semonce et lui rappelle ses devoirs. Si deux individus se prétendent tous deux investis de la légitimité papale, Bernard de Clairvaux choisira sans état d’âme celui qui mérite vraiment la tiare. Face au séduisant Abélard, il se fera particulièrement vindicatif, lui reprochant, bien sûr, la séduction d’Héloïse, mais aussi ce qu’il considère comme une trop grande confiance en la raison humaine. Max Gallo aura beau faire, ce moine fait davantage figure d’inquisiteur que de contemplatif apaisant. Sans surprise, on le retrouvera au cœur des croisades dont il glorifiera les visées sans toujours en soupçonner les véritables retombées. Plus admirable que sympathique.
On aura compris que la trilogie de Max Gallo se présente de façon un peu trompeuse. Ce n’est pas l’Église qui intéresse l’intarissable conteur, mais l’Église française. Il prend donc le train en marche. Il s’intéresse à Martin de Tours et non pas à Constantin. Si Clovis lui est si cher, c’est qu’il est Franc et, à ce titre, fondateur d’un pays. Et il insiste peu sur le fait que Bernard de Clairvaux s’insère dans la spiritualité cistercienne, car c’est la branche française qui séduit l’écrivain, non le tronc italien. Il s’agit d’un choix légitime, certes, mais que le titre Les chrétiens garde dans l’ombre.
L’auteur, à tort ou à raison, oppose constamment le christianisme à la sexualité païenne et fonde l’adhésion populaire sur les miracles. Le converti s’éloigne des femmes, le miracle persuade plus que le discours. C’est un peu mince.
La méthode Max Gallo ne manque certes pas de charme. Ni de générosité. C’est par dizaines que ce lève-tôt à la prose élégante multiplie les titres. Dans cette production, les suites semblables à celle-ci occupent une part importante, peut-être même centrale. Depuis bientôt trente ans, en effet, en plus de multiplier essais et romans, l’écrivain fait la part belle aux biographies ou aux récits déployés en trois ou quatre volets. Qu’il s’agisse de Napoléon ou des femmes de Bleu, Blanc, Rouge, des Patriotes ou de Charles de Gaulle, Max Gallo tient le pari d’embarquer son lecteur dans de véritables marathons. Quiconque commence la lecture risque fort de ne décrocher qu’au terme de 800, 1 000 ou 1 200 pages. Que Max Gallo, comme c’est le cas ici, dilue un peu la soupe et recoure aux roueries du maître conteur, comment lui en vouloir ?
1. Max Gallo, Les chrétiens, Fayard, Paris, 2002 : t. 1, Le manteau du soldat, 374 p., 34,95 $ ; t. 2, Le baptême du roi, 281 p., 34,95 $ ; t. 3, La croisade du moine, 347 p., 32,95 $.