Mais au retour – par je ne sais quelle alchimie – j’ai vu, j’ai touché l’impensable et le plus simple. Je ne dirai pas son secret ; le dirais-je qu’il ne subsisterait plus parmi nous. Et nous serions comme avant : une solitude à plusieurs.
Jacques Brault, L’admirable ne se manifeste.
Sommes-nous plusieurs ? Étions-nous un ? Qui pourrait répondre à de telles questions, fors celui et celle, poètes, qui énoncent l’amour, sonnent les cloches du réveil, de l’éveil, chaque fois qu’ils ouvrent la plume et la voix, même lorsque les surfaces et les plis de leur langue paraissent réverbérer la chaleur de l’aversion ?
Publics, ils demeurent toujours quelque peu retirés en leur demeure, tapis dans le mystère à œuvrer à partir de l’ombre. Autobiographique et engagée, formaliste et spirituelle, voire sacrée, intensément profane, archéologique et cosmique, enracinée et voyageuse, la poésie québécoise réunit aujourd’hui tous les possibles, désormais capable de transcender les particularismes sans les oublier, de viser la totalité sans nier les individualités.
« La douceur et la vérité sauvage »
Denis Vanier partageait-il son âme avec Gaëtan Hart ? Je ne sais pas, tout en étant persuadé qu’ils choisirent le même combat, gonflés d’une semblable émotion. En tout cas, sa voix tisse, même depuis sa mort, d’extrêmes rémanences à l’atelier du Steak haché, animé par Richard Gingras et Hélène Piché, ainsi que dans la revue mensuelle lancée chaque dernier jeudi du mois à la librairie montréalaise du Chercheur de Trésors et dont le florilège, La vérité se passe un doigt, Steak haché anthologique1, nous en présente 26 numéros publiés du 1er juin 1998 au 29 juin 2000. La vérité, si elle « se passe un doigt », c’est parce qu’elle se propose nue, parfois fastueuse, tribale, ou inhabitée, la laisse au cou cloutée ou volante comme un cheval fou de rage sur les boulevards de la misère. Voici un recueil-couteau incisant la peau tatouée du cœur de ceux et celles qui s’écrivent pour parler du rythme de leur âme incandescente.
Je ne saurais dire si certains de ces poètes-collabos ne font pas partie de ceux que René Char appelait jadis les « boueurs de la poésie », ces « visages qui trafiquent du sacré ». Je lis en tout cas qu’il y a dans les cinq cycles de cette rencontre entre des hommes et des femmes épris de vie, de révolte, de désespoir, une nécessité de parole dont on doit juger la pertinence à partir de l’expérience sociale et langagière de chacun et chacune : « lubrifie-moi / pour que / je glisse / entre tes paroles », écrit d’ailleurs Victor Virus 99, faune rimbaldien errant peut-être sur la rue Sanguinet ou dans les bureaux d’une grande firme.
Il y a donc bien sûr ici quelques textes laborieux, parfois tragiquement. Ce sont toutefois souvent ceux-là qui, forts de leur talent d’auscultation, laissent émerger et hurler la misère de notre irresponsabilité. Il suffit de grignoter au hasard cette anthologie pour trouver, oui du soulèvement, oui de l’insoumission, mais oui aussi de la majesté, voire de la vénusté. Côtoyant l’élégance de Denis Vanier – « Et je dirai tout de ta peau florale / comme un parfum oublié » –, l’itinéraire, par Pierre Demers, d’un toxicomane, un peu moins rigolo que la chorale de la Maison du Père; frayant avec les sobres envolées de Patrice Desbiens, les chroniques culinaires de Jack Drill ou les concrétudes à la Brel de Laurent Cauchon : « mon voisin est si pauvre / qu’il n’a qu’une moitié de coma ». Du désespoir ? Sans doute, et dans plusieurs tons, gris ou pastels, c’est selon l’éclairage de votre fenêtre donnant sur le parc et les arbres qui l’habillent. À gros prix, comme les journaux jaunes : « Une naine affamée abat des enfants pour son anniversaire » (Patrick Lecours, « Appartement 303 »). La solitude ? Noire, opaque, embryologique : « Je me branle comme un singe en cage / Je pense à celles qui m’ignorent / Et ce trou noir de ma maman qui m’aspire / comme le sourire de mon amour secret » (Robert Tanguay, « le Relieur Fou »). Absolue : « Je demande un steak on me jette un os / Je veux boire on me crache dessus » (Stardust, « Je suis bête »). Pourtant, sous l’agonie, l’admirable se manifeste en figures, images, expression d’un espoir certes aride, mais réel de la voix de ces hommes et de ces femmes qui existent malgré tout. Il y a le fouet de la langue exploréenne, et il y a la trêve tranquille. Michelle Leclerc : « Je bois du thé himalayen / à des fins poétiques / sans en faire une montagne. »
Moi, nous et les autres
On l’a dit : le poète, surtout lorsqu’on le croit replié, se réserve toujours un accès à la lumière du collectif. Résistance au rouleau compresseur de la guerre, chants déjouant le scandale de l’atroce : « we / are not alone // nous savons / que nous ne sommes pas seuls ». Aussi pragmatique que Paul-Marie Lapointe, Michèle Lalonde, géographe des formes et des couleurs, parlait à partir de son lieu à l’universel. Intimistes à leur façon, les poètes réunis par le prolifique Stefan Psenak dans Le poème déshabillé2 inscrivent la pulsion de l’autre, du dehors, ainsi qu’il le propose lui-même : « Nous ne savons rien. Sauf, peut-être, que nous disposons du monde et de la cartographie du corps pour construire un poème. » En effet, les matériaux s’avèrent riches et abondants, ce qui n’empêche pas le jeune organisateur du recueil de signifier à chaque détour l’absence, son mouvement, le risque de manquer la rencontre. Attentif à l’attente, à ses vibrations sourdes, il rejoint en un certain sens Serge Mongrain qui, dans un poème de plus de 400 vers, éclaire ironiquement et gravement la difficulté à assumer le lien à l’autre. Lorsque s’éclipsent l’âme et la pensée, vient un moment où « l’on devient cet enfant sourd / cet enfant fou / bref, le crétin de quelqu’un ».
Comme le collectif de Denis Vanier, celui-ci est né de rencontres et d’une idée germée à Trois-Rivières, un beau soir de Festival international de poésie au café Zénob. Comme quoi le vers apparaît souvent au détour de magnifiques coïncidences. Quand Yves Boisvert nous livre une suite de tropismes ancrés dans l’ordinaire et le quotidien, quand il explore le moment-limite où s’augurent la folie du supplice chinois et la pseudo-catastrophe, l’Acadien Herménégilde Chiasson, dans des textes dont les titres sont déjà des poèmes, propose de courts clichés de l’actuel : un restaurant grec éblouit le rire de femmes, un homme en caleçon la précarité de la vie, des sentiments qui la composent. Plus métaphysique, Jean-Paul Daoust, modulant ses thèmes de prédilection (la nuit, la désolation, la solitude, la ville) à travers un intense travail de deuil, joue des éclairages de la beauté crépusculaire avec une remarquable lucidité. C’est pourquoi le mal-être peut parfois se dire avec la force quasi martiale de la vie. Les échos de René Char se répandent dans la langue hip hop et techno de Gérald Leblanc. On reconnaît, sur les vumètres du désir, la pulsation originaire : « les mots libres / logés dans nos gorges / entre les cris et les questions / du corps de la langue virtuelle / de la chair galactique ». Rythmes de la liberté et de la rue, du plaisir collectif, lequel suppose l’appel et l’odeur de l’autre, comme c’est le cas chez Pierre Raphaël Pelletier dont le ton tatoué n’est pas sans rappeler, mais comme de loin, les armes sexuées de Denis Vanier : « tu craches / et je m’accroche / à cette merveille / car elle a goût de centre / autour de ton orchidée ». Une certaine sérénité se dégage de cette plongée, moins prégnante toutefois que la réelle joie du blues de Guy Marchamps. J’entends dans certains très beaux poèmes la puissance du cœur, même « toundra », cœur aiguisé et pulpeux comme un chakra sucré.
Jamais à l’abri de la mélancolie, et pour cause, Guy Marchamps sait plonger dans les racines de l’homme, ainsi qu’on le reconnaît dans le tendre petit Bestiaire3 plein d’humour et de sagesse tramé avec le dessinateur Jean-Pierre Gaudreau. S’il y a ‘ tradition du genre oblige ‘ du didactisme dans ce court recueil, il y a également, et surtout, un espace de questionnement du visible vécu de l’être humain. Observant le zèbre ou la souris, l’éléphant ou le dragon, c’est en définitive à mon intériorité (n’en déplaise à Wittgenstein…) que je retourne et reviens : « C’est un oiseau invisible, / le bruit de ses ailes, / nous l’entendons / pour la première fois / lors de notre dernier souffle : / on le nomme ange ». Doucement, sans faire de bruit, une lumière sobre mais franche se fait jour, rayonnante, épousant le futur de l’humanité.
Un Géronimo dans la littérature
Peut-être ces lendemains sont-ils ceux que vise Claude Péloquin dans son œuvre. L’heureuse réédition proposée par les éditions Varia d’Une plongée dans mon essentiel4 nous permet, si nous l’avions un moment oublié, de revenir à demain matin. Écrit à l’instigation de Jean-Jacques Pauvert, ce livre en est un au sens rare et plein du terme parce qu’il s’écrit dans une sincérité sadéenne, ou rimbaldienne, gauvréenne : dire TOUT sans biffer, sans effacer, afin de laisser les auras se manifester au lieu où elles le doivent, au niveau de la poésie cosmique, directement branchée sur la geste du Verbe.
Installé quelque part sur une île bahamienne pour se soutenir poète du Voir, accueillir l’immense peau féminine de la trame lumineuse des mondes, entendre l’Instant créateur, Pélo, le « philo-poète » veut atteindre l’ensemble des dimensions pour volatiliser la mort crasse, imbue d’elle-même : « Il n’y a rien de rêvé » Tout est manifesté. Qu’en est-il alors de la culture humaine ? Qu’advient-il de l’Imaginaire ? S’il n’y a rien de rêvé, à partir d’où puis-je parler à l’autre, m’adresser à lui ? Pélo est intrinsèquement positif, un noyau dur d’amour l’épanouit. Il y a dans ses pulsions holistiques une force post-apocalyptique, un peu comme chez Karlheinz Stockhausen : « Comment voulez-vous que je vous parle puisque nous sommes tous morts. » Si la fin est à l’alpha, c’est toute une histoire et une éthique du vivant qui se trouvent catapultée sur la scène par cet oméga de jadis.
Agrandissons l’angle au gabarit de l’impossible : souffrances, morts, vie, sexes, alcools, travaux, jouissances, couleurs, tracées, lieux ou visions de l’homme biographique qui s’écrit dans ce livre, plutôt que de signifier les « grands » moments des soirées du poète, posent les ultimes linéaments d’une trajectoire spirituelle : « Je vis à la limite et quelquefois je mets mon petit pied dedans. Ces deux lignes décrivent ma poésie. » Comment être plus actuel, plus intempestif, qu’en reprenant cette phrase de Nietzsche qu’il cite lui-même dans « Le cercle dans la bouteille », inversant du coup la perspective attendue : « Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire » ? Loin, aussi loin qu’il le faut pour maintenir la disponibilité du poète, cette disponibilité qui lui faisait à l’époque chanter Monsieur l’Indien ou L’extrême, ou psaumer Les décavernés, la courte suite de poèmes inédits publiés en queue du livre, parmi d’autres superbes éclats. Nous ne sommes pas à Hollywood ici : Josée Yvon et Paul Éluard, enfoncés l’une dans l’autre, parlent : l’écriture est pour soi sang et lymphe, ossature, muscles et pèse-nerfs.
Ce que je respecte par-dessus tout de Pélo : son honnêteté radicale, jusque dans le mensonge. Combien rares sont ceux et celles qui osent avouer à quel point la venue au monde de l’humain marque chaque fois la flexion d’une histoire éternelle, personnelle ?
To ento pan ou comment touttt est dans touttt. D’Anaximène à luôaR yauguD
Pélo se rit du cogito cartésien (« Je nage donc je suis de ceux qui coulent éventuellement ») et partage avec Raoul Duguay une même générosité, une même pulsion vers toutes les formes d’universalisme, qu’ils soient politiques ou spirituels. Quand le premier, lyrique, affirme qu’il a consacré son œuvre « à l’Ouverture de l’humain », le second, mille ans avant son temps ‘ le cœur mis à nu, plus lyrique encor’, au moment où il crée avec Walter Boudreau et quelques orignaux épormyables l’Infonie, groupe total de musique et de show total, moins les confusions bouddhistes de Wagner, aveuglé un moment par Schopenhauer et n’apercevant plus que le crépuscule des dieux –, avançait déjà, dès le début des années 70, deux idées, ou plutôt modes d’être, fondamentaux(tales) : « l’indéfini, c’est-à-dire l’ouverture au possible, et l’infini, la direction dans la splendeur vers la vastitude, qui comportent, l’une comme l’autre, une dimension spirituelle ». On voit bien en quoi, branché à la fois sur le zen macrobiotique, la méditation et les drogues, ce projet sans objectifs résonne et répond à Paul-Émile Borduas et Pierre Gauvreau : « […] alors que le Refus global tente de sortir la culture de son mutisme clérical et refuse les structures établies, l’Infonie tend plutôt vers une acceptation totale, une approche qui se veut plus démocratique, englobante et non dogmatique (bien qu’elle comporte aussi des éléments de révolte) ». Cet extrait d’un important texte (« Les culottes du bicycle dans le siège du journal », en date du 33 juillet 2000) de critique sociale signé Walter Boudreau montre que Raoul Duguay et ses acolytes, s’ils sont et furent des « tripeux », le sont et le furent souvent, pas toujours, en pleine conscience, mélangeant volontairement les règles de la réalité extérieure et de la réalité intérieure, de la réalité et de l’imaginaire, avec une grâce parfois lumineuse.
Le recueil de textes réunis par Raoul Duguay5 vient à son heure parce qu’il frappe aujourd’hui la porte du gigantesque marché de la pensée holistique, remarquablement soutenu par un marketing de plus en plus haut de gamme. Capteurs de rêves et mandalas se confondent avec les fétiches de toutes sortes, des jeux de cartes amérindiens aux vibrateurs liturgiques. On sourit au lever en vénérant le soleil, on saute dans un taxi pour se rendre au bureau en espérant sortir tôt pour courir à la méditation ou au Taï Chi et finir la soirée dans un club échangiste après avoir aidé les enfants à faire leurs devoirs. C’est ce que d’aucuns appellent aujourd’hui le métissage, sans pour autant que ce fatras sang-mêlé ne colle qu’à notre époque. Se souvient-on de ces jours radieux où nous lisions Fernand Ouellette et T. Lobsang Rampa entre deux petites pipées ou quelques tabs, fiers de pouvoir parler de La taupe ou de Harold et Maude ? Michel Louvain veillait au grain son 33 tours caché entre un Yes et un Grateful Dead sous un poster du Che
C’est cette société du spectacle et du new age fumeux que l’Infonie combattait paradoxalement en en acceptant copieusement les possibles et en multipliant les séquençages des génomes. Quelque critique universitaire, du haut de sa plus haute tour, a pu un jour écrire, parlant de ses Chansons d’Ô, que le travail de Raoul Duguay était « fort sympathique et aussi peu intellectuel que possible, malgré la métaphysique (bon marché) et la décision de coiffer tous les « o » d’un accent circonflexe »6. C’est que cela n’a justement rien à voir avec la métaphysique et que marcher sur un fil en tablant sur ses énergies de base est en effet aussi peu intellectuel que possible puisque le corps, le cœur, les reins, les poumons et tous les organes, tous les os, tous les fluides de l’existence sont mobilisés en vertu d’une intention. Une poésie sans corps est dépressive. La poésie, la musique, le théâtre et la danse infoniaques supposent un autre rapport au souffle, marqué graphiquement dans la trace de l’ici-maintenant.
Il y a de l’agit-prop, du Capra et du Winnicott chez Raoul et ses compagnons. Voilà ce que disent, chacun selon ses tons, les documents composant cet ouvrage. Que ce soit dans les photos et les œuvres visuelles, la filmographie, la rétrospective des œuvres musicales, les textes de Walter Boudreau et de Claude St-Germain, les témoignages de peintres (Albert Boivin, Jean De Heusch et autres), musiciens (Guy Richer, Michel Le François, Richard Provençal et autres) et amis de l’Infonie (Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Languirand, Cécile Cloutier, Julos Beaucarne et autres), dans le Manifeste de l’Infonie ou le rythme graphique de Lapokalipsô, on retrouve toujours cette force de l’amour et du cri, force ne prenant son élan qu’en chaque personne, chaque sujet venu au monde à travers la rencontre du futur. Un recueil qui nous rappelle donc la nécessité d’une harmonie supérieure, d’une brahmanique paix dadaïste.
Mouvements journaliers
Or le monde dans son chaos produit ses mélodieuses cadences en tout lieu par la vie, le rêve, les passions. Que Patrice Desbiens publie dans la revue du Steak haché ou qu’il s’exprime par la musique et la scène, à Toronto comme à Québec, c’est chaque fois en situation qu’il agit le poétique, sa nourriture d’aujourd’hui. Dans Sudbury7, qui relate son aventure de 1979 à 1985, la beauté fait l’épreuve de la réalité. Un passage de « Cornwall » offre cette expérience à qui la souhaite : « Il est maintenant / 3 h 38 et / j’ai écrit trois / poèmes sur / Cornwall. / C’est-à-dire un / poème à toutes les / quinze minutes / depuis / 2 h 46. // Pas pire. » Gymnastique du cynisme ou recherche de l’exactitude au plus près de l’existence ? Un jean, un chat, un cul, Artaud, la blonde à Charles Bronson, l’épilepsie, le vide, l’amour en Scott Towels et tout le reste, ce qu’on perçoit et ce qu’on ne perçoit pas. Qu’on juge cette sensibilité : « dans l’après-midi du / premier beau dimanche / ensoleillé / un homme tue un / oiseau // ma journée est ruinée ». À mes yeux, à mon pouls, la sensibilité de Patrice Desbiens perturbe parce qu’elle n’évite jamais la rudesse, l’ardeur et la tendresse de vivre.
Quoique l’émotion paraisse moins sensible chez Roger Des Roches, elle n’en est pas moins intensément présente, actualisant chaque miette de quotidien. Alors qu’il vient de publier Nuit, penser aux Herbes rouges, on vient de réunir dans Le cœur complet8 presque tout son rigoureux travail de quelque vingt ans. Sous l’opacité, le tremblement et le frémissement du fantasme. Sous l’explosion formelle de la forme, la libido et l’extase de l’avenir. Adolescente, sa poésie ? Franchement, c’est bien ce qui me la fait goûter. Truffée d’humour et de facéties, elle demeure fidèle à elle-même, avançant toutes voiles dehors, le langage et le sexe bien en vue : « je suis un vivant, le corps baissé, je suis un vivant et j’ai payé mes organes de quelques indiscrétions (la parole soufflée), de même le style où les voix caverneuses et rudes ». Roger Des Roches travaille à grande échelle avec un microscope. Que ce soit dans le magnifique L’imagination laïque, pétri des souffles de la chair, ou dans Reliefs de l’arsenal, voyage intersidéral gothique procédant par montages érotico-elliptiques, le corps et l’écriture jaillissent de concert, empreintes de l’actuel dans leurs jeux de réflexion. C’est parce que chaque ligne nous place au plus près de la parole fondatrice que l’anthologie se voit d’ailleurs ponctuée par un détail ‘ nul besoin de préciser lequel ‘ de L’Origine du monde, de Gustave Courbet. Dangers et chances du corps inventé et connu par le toucher, voilà en définitive ce que nous réserve le dépassement de l’histoire personnelle et des récits qui la façonnent : « d’exhiber ainsi une théorie de l’émotion ou quelque chose de pareil, comme le fonctionnement des désirs », risquerait cependant de nous plonger en pleine catalepsie si la recherche de Roger Des Roches, inlassablement poursuivie malgré quelques périodes d’aridité, d’aspermie, n’avait avec le temps autorisé à entrevoir un aspect du monde inédit : celui de la force tranquille, tenace, grosse de l’absence d’illusion.
Ce matin la poésie
Ainsi que le donnent à lire les recueils proposés ici, la poésie québécoise est désormais libre de toutes attaches, y compris dans ses langues et ses discours. Souhaitons qu’elle le reste et poursuive son chemin sans oublier les traverses. Désormais habitée par les grandes marées des imaginaires de tous horizons, elle s’installe dans la présence sans se replier sur de chimériques centres de paroles, sans revenir aux identiques. C’est dans cette perspective que la publication des anthologies et des collectifs recensés fournit les mémoires nécessaires pour que notre poésie continue à augurer chaque jour l’aube du soleil.
1. Collectif, La vérité se passe un doigt, Steak haché anthologique, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2000, 259 p. ; 24,95 $. (Les soirées du Steak haché ont d’ailleurs toujours lieu.)
2. Collectif, textes réunis par Stefan Psenak Le poème déshabillé, L’Interligne, Hull, 2000, 123 p. ; 11,95 $.
3. Guy Marchamps et Jean-Pierre Gaudreau, Bestiaire, Éditions d’art Le Sabord, Trois-Rivières, 2000, sans pagination ; 12 $.
4. Claude Péloquin, Une plongée dans mon essentiel suivi de Les décavernés (inédits), Varia, Montréal, 2000, 128 p. ; 18,95 $. L’ouvrage avait déjà paru en 1982 aux éditions HMH puis chez Guernica en 1985.
5. Raoul Duguay, L’Infonie, le bouttt de touttt !, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2000 ; 37,95 $.
6. André Brochu, Tableau du poème, XYZ, Montréal, 1994, p. 186.
7. Patrice Desbiens, Sudbury (poèmes 1979-1985), Prise de parole, Sudbury, 2000, 348 p. ; 24,95 $.
8. Roger Des Roches, Le cœur complet, Poésie et prose 1974-1982, Les Herbes rouges, Montréal, 2000, 352 p. ; 24,95 $.