Entre 1964 et 1985, le Brésil connaît plusieurs dictatures militaires qui, refusant toute opposition au régime, procèdent à des arrestations arbitraires, à des exécutions expéditives et qui vont même, en 1969, jusqu’à suspendre les droits politiques des citoyens.
C’est durant cette sombre période de l’histoire brésilienne, qui est néanmoins marquée par l’émergence d’une culture tant musicale que littéraire – pensons au mouvement musical tropicalismo, élaboré plus particulièrement par Caetano Veloso et Gilberto Gil –, que plusieurs artistes et intellectuels se retrouvent en prison ou contraints de s’exiler.
Rubem Fonseca et Ignácio de Loyola Brandão sont de ces écrivains qui ont subi les pressions du régime militaire. Loyola Brandão devra s’exiler quelques années et tous deux voient certaines de leurs œuvres interdites au Brésil.
Où se situe l’œuvre littéraire dans un tel contexte social ? Est-il raisonnable de penser que la répression d’un régime totalitaire influe sur l’élaboration d’une œuvre ? Et de quelle façon ?
Rubem Fonseca
Né en 1925 dans l’État du Minas Gerais, Rubem Fonseca, en plus de faire du journalisme, écrit des romans, des nouvelles ainsi que des scénarios de films. Arrivé à Rio de Janeiro à l’âge de sept ans, il a vu cette ville changer au fil des années et des régimes politiques. Témoin du quotidien, au fait des problèmes sociaux de la Ville Merveilleuse (pauvreté extrême, violence, etc.), il élaborera son œuvre autour de ces réalités. Il brosse des portraits fidèles, ultraréalistes et sans compromis de ce quotidien, prêtant sa voix aux laissés-pour-compte de la société brésilienne : les pauvres des bidonvilles, les agresseurs et les voleurs qui hantent les rues, les prostituées, les êtres rongés par la folie et, bien entendu, toutes leurs victimes. Là justement prend naissance l’opposition exprimée dans l’œuvre. Rubem Fonseca oppose constamment les deux pôles de la société : l’individu et le pouvoir.
Dans cette œuvre d’opposition et de contraste, de confrontation et de conflit, apparaissent de nombreuses figures dichotomiques.
L’œuvre et le pouvoir
En décembre 1976, le Département de la police fédérale, mandaté par le ministre de la Justice, interdit le recueil Bonne et heureuse année, lancé en octobre de l’année précédente, en alléguant que l’œuvre, qualifiée de violente et de pornographique, va à l’encontre des bonnes mSurs. Il est intéressant de remarquer comment le gouvernement condamne une œuvre de fiction pour sa violence alors qu’il est lui-même responsable d’atrocités commises contre les opposants au régime ! Dans ce cadre, l’œuvre devient un miroir de la situation politique et sociale dans laquelle le pays est plongé. Le gouvernement ne peut donc pas fermer les yeux : le recueil, frappé d’interdiction de publication et de circulation sur le territoire national, n’est autorisé qu’en 1989, quatorze ans après sa première publication.
Rappelons le commentaire du sénateur Dinarte Mariz, paru dans le Folha de São Paulo du 7 janvier 1977 : « Interdire Bonne et heureuse année n’a pas été suffisant. Celui qui l’a écrit devrait être derrière les barreaux et celui qui lui a donné refuge aussi. Je n’ai même pas réussi à en lire une page. Une demi-douzaine de gros mots m’ont suffi. C’est une chose si abjecte que le public ne devrait même pas en prendre connaissance1. »
Heureusement, le poète et essayiste Affonso Romano de Sant’Anna, dans la revue Veja du 5 novembre 1975, y allait d’une remarque un peu plus « nuancée » : « Pour Rubem Fonseca, la question fondamentale n’est pas le crime, la pornographie ni la violence, mais plutôt la démystification des concepts actuels de la violence, de la pornographie et du crime. »
Oui, Rubem Fonseca nomme et décrit avec les mots du quotidien ; il brosse de sombres tableaux réalistes ; bref, il dénonce. Voilà ce qui dérange. Il dérange parce que son œuvre met en scène les conflits présents dans un quotidien absurde, rendu presque irréel par sa violence et sa perversité.
L’opposition dans la thématique de l’œuvre
Des figures dichotomiques s’opposent également dans la thématique de l’œuvre. D’un côté, nous avons les représentations du pouvoir – les agresseurs, les bien-nantis, les représentants de la justice –, et de l’autre, les représentations du peuple – les victimes, les démunis et les opprimés. De plus, au-delà du manichéisme, Rubem Fonseca met souvent en contraste, toujours avec une grande objectivité, le « bien » et le « mal ». Cette opposition conduit à un état de tension extrême la plupart des personnages qui oscillent entre des comportements socialement inacceptables (meurtre, torture, abus de toutes sortes) et des comportements socialement valorisés. Songeons à la nouvelle « Promenade nocturne » de Bonne et heureuse année, où le père de famille, à la fois tendre époux et travailleur honnête, renverse, pour se divertir en soirée, au volant de son élégante Jaguar noire, des passants. Serait-ce exagéré d’affirmer que cette ambivalence pulsionnelle est à l’image du gouvernement totalitaire ?
L’opposition dans le langage
Cette opposition s’inscrit également dans le langage. Bien entendu, au premier coup d’œil, l’opposition est flagrante en ce qui concerne les niveaux de langue. Le texte explore à fond les possibilités de la langue populaire, conférant ainsi aux dialogues une vraisemblance remarquable (je ne parle pas ici de la traduction française qui, malheureusement pour nous, Québécois, a opté pour l’argot qui nous est étranger). Le vulgaire côtoie l’érudition, que ce soit par une épigraphe ou une référence à Dostoïevski, à Kierkegaard ou encore en évoquant quelque mythe grec. C’est d’ailleurs ce que Boris Schnaiderman2 nomme, en se référant aux catégories de bakhtine de dialogisme et de polyphonie, la présence de plusieurs voix : des « voix de barbarie » et des « voix de culture ».
Ignácio de Loyola Brandão
Né en 1936 à Araraquara, dans l’État de São Paulo, Ignácio de Loyola Brandão s’installe dans la capitale et devient très tôt journaliste pour payer ses études. En 1963, il se rend à Rome pour y faire du cinéma. Son premier roman, Bebel que a Cidade Comeu, publié en 1968, connaîtra une adaptation cinématographique.
Outre quelques recueils de nouvelles, Ignácio de Loyola Brandão publie plusieurs romans et des livres pour la jeunesse. Son œuvre, élaborée dans une perspective populaire, est d’une grande accessibilité et rejoint un lectorat très large. Les intrigues sont simples, le langage non hermétique et souvent familier. Alimentée par une réalité décevante et des conditions de vie difficiles – la dictature militaire et l’exil –, l’œuvre se constitue en critique amère de la société brésilienne. À sa façon, Ignácio de Loyola Brandão met également en scène l’opposition dans ses textes : le citoyen confronté à l’absurdité du quotidien. Ce quotidien est ici vu comme une métaphore de la toute-puissance du pouvoir totalitaire auquel est assujetti l’individu qui ne peut que constater son impuissance et l’aliénation de ses droits les plus fondamentaux.
Un second roman, Zero, fut d’abord refusé par les éditeurs brésiliens ; il est publié en Italie en 1974, puis en portugais au Brésil un an plus tard. À l’instar de Bonne et heureuse année de Rubem Fonseca, Zero est interdit en 1976 par le ministre de la Justice sous le gouvernement Geisel ; l’arrêt ne sera levé que trois ans plus tard.
L’opposition dans la thématique de l’œuvre
L’opposition, chez Ignácio de Loyola Brandão, comme chez Rubem Fonseca d’ailleurs, peut se lire autant dans le langage que dans la thématique. Les personnages sont souvent aux prises avec l’absurdité des entreprises du gouvernement (les citoyens doivent par exemple effectuer le recensement de tout ce qui les entoure : automobiles, étoiles, fleurs, oiseaux, sans oublier leurs cheveux, leurs dents, etc., dans Cadeiras proibidas3) ou tentent de se libérer d’un quotidien insatisfaisant, comme le personnage de la nouvelle « L’homme qui désirait devenir amnésique ». Pensons également à l’homme qui se voit banni de la société parce qu’il a simplement un trou dans la main.
Chez Ignácio de Loyola Brandão, le surréalisme s’oppose au réalisme le plus terre à terre. En fait, cette explosion de fantastique se présente comme une porte de sortie, une façon de transcender l’aliénation du quotidien, d’échapper à l’emprise de la réalité par l’imaginaire.
Comme dans l’œuvre de Rubem Fonseca, mais par un procédé différent, les personnages se retrouvent en confrontation, en conflit, bref, en opposition avec le pouvoir.
L’opposition dans le langage
L’opposition dans le langage prend forme chez Loyola Brandão par l’utilisation des deux niveaux de langue du portugais du Brésil. L’auteur utilise la langue de l’élite (portugais correct ou recherché) dans les narrations faites à la troisième personne et la langue du peuple (portugais populaire, allant même jusqu’à la vulgarité) dans les dialogues, très représentatifs de la réalité. Cette utilisation du langage ainsi que l’influence du reportage journalistique dans sa fiction (à l’exemple de Rubem Fonseca) témoignent que l’auteur demeure toujours conscient de son destinataire.
Ainsi, Ignácio de Loyola Brandão prête la parole à ceux dont le langage est ignoré (ou refusé) par la société brésilienne bien-pensante : sans-abris, batailleurs, prostituées, démunis, névrosés, etc. Ces personnages, prenant place au sein du monde par le biais de la fiction, dénoncent les injustices du système et les abus de pouvoir au quotidien, attribuables en l’occurrence à la dictature. Cette mise en scène, toujours renouvelée par l’ironie, la fantaisie ou le fantastique, échappe heureusement au stéréotype.
Le texte vise à transcender la lourdeur du quotidien et la réalité de la répression par le biais de l’imaginaire, de la mise en lumière de l’absurdité, de la satire et du sarcasme. Les personnages cherchent à décoder et à comprendre la complexité du monde dans lequel ils évoluent. Le lecteur, confronté aux conditions sociales exposées, lit, par identification, son propre Brésil. L’auteur réussit à ouvrir une brèche sur le réel, à faire prendre conscience de l’aliénation sociale, ce qui incite le lecteur à s’en libérer (du moins par la lecture).
L’opposition : la voix des laissés-pour-compte ?
L’opposition au pouvoir que l’on retrouve partout alimente donc les actions de tous les personnages créés par les deux auteurs dont nous parlons. Remarquons, cependant, que leurs procédés sont tout à fait opposés. Ignácio de Loyola Brandão tente de transcender le quotidien par l’absurde, par des explosions de fantastique. De son côté, Rubem Fonseca plonge si profondément dans les affres du quotidien que celui-ci tend à disparaître sous ses propres manifestations de violence, de pornographie et de perversité.
Témoins de leur époque, ces écrivains ont dénoncé, chacun à sa façon, l’absurdité de leur société et l’injustice d’un système politique cruel qui a sans doute – paradoxalement – contribué à l’éclosion de leurs œuvres et alimenté leur imaginaire.
Cependant, même si leurs œuvres peuvent théoriquement rejoindre, par leurs thèmes et leur langage, un lectorat très large, la réalité est tout autre. L’institution littéraire brésilienne est dans une situation difficile : les coûts de production sont élevés, le prix des livres est exorbitant, la distribution, déficiente et les librairies, rarissimes. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y aurait, selon l’écrivain Deonisio de Silva4, qu’un peu plus de 500 librairies dans tout le Brésil, un pays de près de 160 millions d’habitants.
Cela dit, si l’on considère le taux élevé d’analphabétisme, nous sommes en droit de nous poser deux questions fondamentales : qui achète des livres au Brésil ? qui les lit ?
Si l’on tient compte du fait que les laissés-pour-compte de la société brésilienne ne savent probablement ni lire ni écrire ou n’ont pas suffisamment d’argent pour s’acheter des livres, n’est-il pas condescendant d’affirmer que ces deux auteurs leur prêtent la parole ? Paradoxe intéressant. Ne les voit-on pas exclusivement comme des personnages imaginaires, de pures fictions, les simples acteurs d’un divertissement littéraire réservé à l’élite économique (ce qui ne rime pas nécessairement avec « intellectuelle ») du pays ?
1. Dans cet article, les traductions sont de Daniel Pigeon.
2. Dans « Vozes de barbarie, vozes de cultura : Uma leitura dos contos de Rubem Fonseca » dans Contos reunidos, par Rubem Fonseca, São Paulo, Compahnia das Letras, 1994, p. 773-777.
3. Cadeiras proibidas, par Ignácio de Loyola Brandão, Global Editora, São Paulo, 1988.
4. « …já que há pouco mais de quinhentas livrarias em todo o país » dans Os melhores contos, par Ignácio de Loyola Brandão, Global, São Paulo, 1993, p. 16.
Ouvrages de Rubem Fonseca traduits en français :
Le cas Morel/Bonne et heureuse année, trad. par Marguerite Wünscher, Flammarion, 1979 ; Du grand art, trad. par Philippe Billé, Grasset, 1986 ; Bufo & Spallanzani, trad. par Philippe Billé, Grasset, 1989 ; Vastes émotions et pensées imparfaites, trad. par Philippe Billé, Grasset, 1990 ; Un été brésilien, trad. par Philippe Billé, Grasset, 1993 ; Le sauvage de l’opéra, trad. par Philippe Billé, Grasset, 1998.
Malheureusement, aucune des œuvres de Ignácio de Loyola Brandão n’est traduite en français.
Daniel Pigeon est traducteur et écrivain. Il a publié deux recueils de nouvelles, Hémisphères et Absurderies chez XYZ.