Discours prononcé dans le Grand Temple réformé de Debrecen (Hongrie) le 27 juillet 1995.
Dans le creux de vague que connaît notre histoire, aux dangers graves qui nous menacent, nous avons le devoir de trouver une issue sans encourir de nouvelles hontes et souillures nationales, toujours guidés par les paroles de Petõfi1 : « Car celui qui accepte le joug à son cou, mérite aussi de le supporter »
À l’intention de ceux qui, à Bucarest, sont si sûrs d’eux qu’ils ne veulent pas comprendre de quel joug je parle, je répète donc qu’il s’agit de cette privation de droits qui menace jusqu’en son existence la communauté hongroise de Roumanie, de cette loi sur l’enseignement qui vient de recevoir la bénédiction et la signature du président roumain, et je soulignerai simplement que ses parties discutables prouvent une fois de plus qu’aucune loi n’est parfaite. Mais, à vrai dire, la nouvelle loi roumaine sur l’enseignement convient parfaitement à tous ceux qui, après avoir décimé les Juifs et la population germanophone, veulent en finir à présent aussi avec la communauté hongroise. Le projet d’Endlösung, d’extermination, conçu par notre Dictateur2, et mis à exécution, n’a pas pour autant été enterré avec lui.
La chose est si claire qu’on ne peut même pas parler d’un quelconque retour en arrière en matière de politique des nationalités, mais plutôt du développement et de l’application des idées de Ceausescu, fût-ce au prix de la crédibilité internationale du pays. Il est maintenant tout à fait évident que, sur le chemin de Damas du fameux Noël sanglant, les Pauls fraîchement consacrés sont redevenus des Saüls et persécuteront désormais les démocrates, qu’ils soient roumains ou hongrois.
Je souligne cela parce que tous les Roumains ne sont pas complices de ce crime et que, sans ces démocrates roumains, la vraie démocratie européenne n’a aucune chance en Roumanie.
Mais nous non plus, nous n’avons aucune chance de retrouver nos droits si nous n’agissons pas ensemble contre ceux qui les foulent aux pieds, si nous ne mettons pas un terme à notre propre veulerie opportuniste, si nous concédons qu’il serait encore prématuré de parler d’une université hongroise autonome à Kolozsvár3 sous prétexte que, justement, nous ne serions pas encore mûrs. Vraiment ? C’est en 1581 que notre prince Etienne Báthori a transformé en université le collège des jésuites de cette ville, nous avons donc été assez mûrs pendant plus de quatre siècles pour y exercer nos facultés. Mais de nos jours, à en croire ceux qu’atteint le rayonnement de la peur, nous devrions attendre encore. Et jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que les forces ténébreuses de l’assimilation nous chassent définitivement de notre pays ? Jusqu’à ce que l’actuelle infamie du système d’éducation oblige nos enfants à déserter sans retour leur langue maternelle ?
Cette question n’a rien de rhétorique, puisque nous sommes effectivement victimes d’un exode tragique et perpétuel. Si, dans un proche avenir, nous n’arrivons pas à recouvrer nos droits à un réseau d’enseignement autonome de langue hongroise, des maternelles aux facultés universitaires, nous pouvons d’ores et déjà préparer les funérailles de notre culture, pour la plus grande joie de nos Funars4 et funéraires. Car on ne réalise pas de rêves en rêvant. « Car celui qui accepte le joug à son cou, mérite aussi de le supporter » Jusqu’à sa mort !
Que se passe-t-il donc ici ?
Notre représentation au Parlement, l’Alliance des démocrates hongrois de Roumanie, a tenté de faire voter une loi sur l’éducation acceptable par les voies de la discussion politique, de la contestation ou des recours portés devant le Conseil de l’Europe. Ce fut évidemment peine perdue. Comme si l’on avait voulu convaincre les abeilles de fabriquer leurs alvéoles non plus hexagonales, mais, disons, carrées.
D’une part donc, une machine à voter bien huilée, et de l’autre un ergotage théorique sans fin, contraignant des hommes parfois fort intelligents à patauger dans des discussions doctrinaires, souvent proches de celles des scolastiques du Moyen Âge, s’efforçant de trancher la question capitale de savoir combien d’anges tiendraient debout sans se pousser ni se bousculer sur la pointe d’une aiguille.
Pendant ce temps, les autorités compétentes de l’État déploient des efforts extraordinaires pour :
– tromper le peuple roumain en brandissant le spectre du révisionnisme hongrois ;
– berner le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et d’autres organisations internationales ;
– dévaloriser, les qualifiant de préjugés, les droits élémentaires des nationalités ;
– faire apparaître comme autant de dispositions démocratiques ce que même les plus naïfs perçoivent comme des privations de droits ;
– et, en se référant à des normes européennes inexistantes, en nier de bien réelles comme les modèles finlandais, sud-tyrolien, belge, espagnol, et surtout comme le modèle suisse, qu’il est aujourd’hui très irrévérencieux d’évoquer, puisque les fanatiques de l’État-nation se trouvent mal à la seule mention de ce pays.
Le président de notre pays se réfère souvent à l’exemple français, selon lequel un Ougandais s’établissant à Paris devient automatiquement Français, que nous devrions comprendre. Seulement, nous ne sommes pas plus Ougandais et nous n’avons pas davantage choisi Paris comme résidence que Monsieur le Président n’est Louis XIV. En revanche, il devrait savoir qu’à l’intérieur des frontières d’un État hongrois millénaire, nous n’avons jamais quitté la terre natale à laquelle nous tenons, comme à notre nationalité, même si nous nous retrouvons citoyens de l’actuel État roumain.
Une communauté nationale essaie d’éviter les situations contraignantes et ne perd jamais de vue l’étoile de la liberté qu’est l’auto-détermination. Prenons un exemple. Un Parlement traitait de nouvelles lois constitutionnelles. Lorsqu’ils entendirent prononcer les mots État-nation et nation politique, des députés nationaux entamèrent une protestation à l’issue de laquelle ils quittèrent la salle. Qui étaient ces protestataires ? Sûrement les représentants de l’Alliance des démocrates hongrois, me direz-vous. Hélas, ce n’est pas tout à fait vrai, puisque c’étaient des députés roumains qui quittèrent les lieux d’une délibération, non pas à Bucarest, mais à Budapest. Cet incident n’est pas récent mais a eu lieu en 1868, quand il fut question des droits des nationalités et que les représentants de la plus importante d’entre elles, la roumaine, quittèrent la salle parce que deux de leurs principales revendications, l’autonomie territoriale roumaine et la création de régions linguistiques, ne figuraient pas dans la loi sur les nationalités. Ironiquement, ces députés roumains citaient pour l’occasion ces mots de Petõfi : « Car celui qui accepte le joug à son cou, mérite aussi de le supporter »
Depuis lors, en Transylvanie ou ailleurs, leurs descendants politiques sont à juste titre fiers de leur détermination. Mais ils entrent en colère aussitôt que, cent vingt-cinq ans plus tard, les députés hongrois protestent contre la légitimation constitutionnelle de la nation politique et de l’État-nation roumains. Sur le plan de la réalité, le pays est plurinational ; au niveau des lois, c’est l’inverse.
Voici un autre exemple : « Entière liberté politique pour tous les peuples vivant ensemble ! Chaque peuple a droit de s’instruire et de se gouverner dans sa langue maternelle, par sa propre administration et par des individus élus en son sein. Chaque peuple a droit de participer, selon le principe de proportionnalité, aux assemblées constituantes et au gouvernement de son pays. »
De qui est-ce, et où a-t-on prononcé ces phrases ?
Kossuth5 déjà parlait en ce sens, mais seulement lorsqu’il était en exil. Károlyi et Jászi6 parlaient également en ce sens, après une guerre perdue. Mais ce furent surtout les politiciens roumains qui tinrent ce langage, au chapitre III de leurs Résolutions de Gyulafehérvár7, prononçant, le 1er décembre 1918, l’union de la Transylvanie avec la Roumanie.
Ceux qui nous destinent à une vie de colonisés, puisqu’ils tiennent absolument à la loi de la subordination jusque dans les écoles, soutiennent sans rougir qu’ils ont déjà réalisé depuis longtemps les Résolutions de Gyulafehérvár. Ils ne sont pas superstitieux et ne craignent pas la colère de leurs ancêtres ! Ils parlent, au contraire, de leur amour et de leur sollicitude à notre égard, alléguant qu’avec nos revendications, c’est nous qui nous causons le plus grand tort, et que ce serait une erreur de notre part de ne pas nous corriger. La communauté hongroise, avec sa propre université, avec des écoles de langue hongroise, courrait à sa perte, puisque ses enfants prendraient du retard dans l’apprentissage de la langue roumaine, et qu’ainsi ils ne pourraient jamais, par exemple, devenir ministres. Il est vrai qu’actuellement, il n’y a aucun ministre hongrois dans le gouvernement roumain, mais en principe cela n’est pas exclu : n’importe quel Hongrois peut devenir ministre, il lui faut simplement comprendre ce qu’il doit faire
Et pendant tout ce temps que nous perdons, où notre détérioration linguistique s’accélère, les milieux gouvernementaux, eux, ne tardent pas à revenir sur leurs promesses. L’une d’entre elles était ainsi formulée lors des événements de 1989 : « Le Front du Salut National condamne la politique du précédent régime dictatorial envers les minorités nationales, et déclare solennellement qu’il réalisera et garantira les droits nationaux individuels et collectifs. » Le coq n’eut même pas le temps de crier trois fois, que cette promesse solennelle, enrubannée de tautologie, est devenue mensonge quotidien. Le chef de notre État, après avoir consolidé son fauteuil grâce, notamment, à des votes hongrois, s’est empressé de se corriger, prétendant que les droits collectifs n’existent pas plus que les sorcières. Étant donné ses conséquences prévisibles en matière d’émigration, et imprévisibles sur le plan des conflits sociaux, la nouvelle loi roumaine sur l’enseignement est, depuis soixante-dix ans, l’attaque la plus grave contre notre langue et notre culture nationales, et elle dérive du rejet de nos droits collectifs. C’est là une nouvelle preuve du principe et de la pratique du nettoyage ethnique, malgré son caractère byzantin, et sans effusion de sang. Ceux qui nous ont destinés à cette vie savent que l’enfance est le rêve de l’esprit. Pour assurer notre survie collective, il nous faut donc maîtriser le système scolaire. Souris blanches d’une expérience d’assimilation qui dure depuis des dizaines d’années, nous avons appris que qui possède l’école, possède aussi l’enfant. On nous prive ainsi de notre système scolaire, de niveau européen et fruit de cinq siècles de labeur, comme on nous prive de tout le reste.
Gardons néanmoins espoir ! La conjoncture en Europe semble apporter une aide à notre cause amère.
Les Hongrois de Roumanie, après avoir contemplé sans mot dire leur condition, choisissent maintenant l’action politique, la lutte collective. Ils se reconnaissent de nouveau en cette Alliance qui affiche enfin un programme clair, à long terme, capable de mobiliser notre communauté nationale, que certains théoriciens, beaux esprits de salons, politologues à la mode, voulaient naguère éloigner de toute action individuelle et collective. Il est pénible de reconnaître que nous avons perdu des années dans l’élaboration stratégique de nos objectifs fondamentaux.
Néanmoins, l’Alliance des démocrates hongrois de Roumanie peut déjà porter à son crédit, pour se consoler, le fait que récemment, dans un quotidien parisien, on n’a pas confondu la Transylvanie avec la Transjordanie (comme on le fit en 1947), et que l’on ne considère plus les Hongrois comme les descendants des Huns d’Attila, se nourrissant, en bons barbares, de viande macérée sous leurs selles et de chrétiens d’avant le christianisme. Protestons donc, calmes et décidés, sans jurer ni prêter de serment tapageur, contre ce nouveau joug qu’on destine à notre cou et que d’aucuns qualifient de loi moderne, d’inspiration européenne, sur l’enseignement.
Et puisque les mots ne suffisent plus, agissons de sorte que, devant la mémoire de Petõfi, nous ne devions pas rougir de honte.
1. Sándor Petõfi (1823-1849), un des plus grands poètes hongrois, héraut de la Révolution de mars 1848 et de la Guerre d’indépendance nationale qui l’a suivie, est mort sur le champ de bataille le 31 juillet 1849.
2. Nicolae Ceausescu.
3. Ville la plus développée de l’ancienne Hongrie, centre culturel et artistique de la Transylvanie (Cluj-Napoca en roumain).
4. George Funar, maire roumain ultra-nationaliste de la ville de Kolozsvár, récemment limogé.
5. Lajos Kossuth (1802-1894), le Papineau hongrois, dirigeant politique de la Guerre d’indépendance de 1848-1849 contre l’Autriche, a vécu en exil après la défaite.
6. Mihály Károlyi (1875-1955), premier ministre, puis président de la république à l’issue de la Première Guerre mondiale, a transmis le pouvoir aux communistes en mars 1919, et est parti en exil. Oszkár Jászi (1875-1957), ministre sans portefeuille chargé des affaires des minorités nationales dans le gouvernement de Károlyi, s’exila également en 1919.
7. L’actuelle Alba Iulia, qui était l’ancienne capitale administrative de la Transylvanie. C’est en raison de ce statut qu’elle fut choisie par les Roumains, en 1918, comme lieu symbolique de leur première assemblée nationale.