L’usage du français au Liban a franchi largement les frontières de la littérature proprement dite. Par goût sans doute, par nécessité politique aussi, de nombreux Libanais se sont illustrés comme essayistes. La presse a connu au Liban un essor considérable. La dissidence a beaucoup gagné à cette contribution résolue des élites.
Après la publication de son recueil La maison des champs1, Michel Chiha (1891-1954) abandonne la poésie pour se consacrer à son quotidien, Le Jour, dont il est le fondateur et l’éditorialiste. Poète, journaliste, moraliste et banquier, il s’impose surtout comme essayiste. Sept ouvrages (Essais I et Essais II, Plain-chant, Palestine, Visage et présence du Liban, Politique intérieure, Propos d’économie libanaise2) disent sa pensée qui se nourrit de tradition et de raison, car le rédacteur de la Constitution libanaise ne tait pas son aversion pour les tentations révolutionnaires. Son dessein, celui d’un homme tout à la fois idéaliste et réaliste, témoigne de son souci permanent de réaliser un syncrétisme heureux mais complexe dans un pays qu’il qualifie lui-même « de rêve et de réalité », « petit pays assurément : très petit pays ; petite nation peut-être, mais non point petit peuple ». Il avait bien perçu la sensibilité à fleur de peau des diverses communautés religieuses et prônait, peut-être pour tenter de rendre la situation moins explosive, l’ouverture du Liban sur le monde : « Toute la législation libanaise, toute la politique économique doivent tenir compte d’un facteur fondamental, d’un facteur congénital : l’activité libanaise à l’étranger et avec l’étranger », soulignant encore cette prédisposition qu’auraient les Libanais pour le commerce.
De manière plus poétique, il sut décrire cette sensation étrange et fascinante que ressentent les étrangers en se rendant au Liban : « La présence du Liban, on la découvre d’abord dans son cœur. L’étranger qui a vécu dans ce pays veut y revenir car il l’aime. Peu de rivages suscitent tant d’amour, peu de visages ; c’est pour le voyageur comme un signe dans le ciel. Tandis que nous nous plaignons du désordre dans lequel politiquement nous vivons, l’étranger envie tant de douceur, tant de lumière. Le pouvoir de séduction du Liban, d’autres pays l’ont sans doute, mais pour d’autres attraits. Le témoignage du passant, pour instinctif qu’il soit, a quelque chose de décisif. Il y a ici une joie de vivre qui persiste quand on s’éloigne parce qu’elle entretient et parfume le souvenir ». Michel Chiha est de tous les intellectuels libanais celui dont les œuvres ont eu les plus importantes répercussions sur la vie politique, économique et intellectuelle de son pays.
Charles Hélou : du Jour à la présidence
Charles Hélou, journaliste au Jour aux côtés de Michel Chiha, avocat, ambassadeur du Liban auprès du Saint-Siège, poursuivra une carrière politique et diplomatique qui le mènera en 1964 à la présidence de la république et, plus tard, à la tête des plus hautes instances francophones internationales : il dirigera ainsi l’Association internationale des parlementaires de langue française de 1972 à 1979, et l’agence de Coopération Culturelle et Technique, qui regroupe quarante États, dont six États arabes, de 1983 à 1985.
Son œuvre compte notamment plusieurs essais : Mélanges3, Liban : cette part de Dieu4 et Liban, remords du monde : carnet, 1976-19875. Christian Lochon, avocat québécois du Centre des Hautes Études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM, organisme sous tutelle du Premier ministre français) lui a consacré un article très complet, publié dans la Revue du Liban6 ; trois mots résumeraient fidèlement l’uvre et la pensée de Charles Hélou : humanisme, francophonie, patriotisme : « Par la francophonie, le Liban se répandait : nous fûmes plus connus et mieux aimés à Dakar, à Bruxelles, à Maurice7. » À un sens aigu de la formule – « On n’est jamais chrétien, on tente de le devenir » –, Charles Hélou allie celui de l’humour : « La diplomatie, je serais tenté de dire qu’elle est l’art de se taire avec modération. Mais ce serait ainsi définir l’éloquence ». Lors d’une entrevue avec Jacques Chancel8, il dit à ce dernier : « Vous commentez mes textes d’une manière qui me console de les avoir écrits ».
Fondation du quotidien L’Orient
Georges Naccache occupa des fonctions ministérielles et fut ambassadeur du Liban à Paris de 1966 à 1968. Il a surtout fondé et dirigé le quotidien L’Orient. Le 10 mars 1949, il publie à la une de son journal un article qui fera date : « Deux négations ne font pas une nation ». Cette phrase mythique vaudra à Naccache trois mois d’emprisonnement. Il écrit en effet : « Ni Occident, ni arabisation : c’est sur un double refus que la chrétienté et l’Islam ont conclu leur alliance. Quelle sorte d’unité peut être tirée d’une telle formule ? Ce qu’une moitié des Libanais ne veut pas, on le voit très bien. Ce que ne veut pas l’autre moitié, on le voit également très bien. Mais ce que les deux moitiés veulent en commun, c’est ce qu’on ne voit pas. Telle est l’indécente gageure dans laquelle nous vivons. Le Liban qu’on nous a fait est une patrie composée de deux cinquièmes colonnes. […] Le Liban, par peur d’être simplement ce qu’il est, et à force de ne vouloir être ni ceci ni cela, s’aperçoit qu’il risque maintenant de n’être plus rien du tout. […] Un État n’est pas la somme de deux impuissances – et deux négations ne feront jamais une nation. »
Présence parisienne
Salah Stétié, essayiste, critique et diplomate installé à Paris, a collaboré au Mercure de France, aux Lettres nouvelles, ou encore à Europe. Touche-à-tout de génie, il est l’auteur d’un brillant recueil de critiques littéraires au style très épuré, Les porteurs de feu et autres essais9. Poète lui-même, il y excelle à présenter ses compagnons de plume.
Robert Abirached, quant à lui, a signé régulièrement des chroniques remarquées dans le Nouvel Observateur et la NRF.
Et si Fouad El-Etr fonde à Paris une revue de poésie, La Délirante, deux autres Libanais, Antoine Sfeir et Joseph Maila, parviennent à imposer un titre qui jouit d’une excellente réputation et qui fait désormais référence, Les cahiers de l’Orient, fort justement sous-titré Revue d’étude et de réflexion sur le Liban et le monde arabe.
Georges Corm, diplômé de sciences politiques, publie un ouvrage remarquable, Le Proche-Orient éclaté10, qui a fait l’objet de nombreuses rééditions augmentées, et qui demeure une référence incontournable pour ceux qui souhaitent se familiariser avec l’histoire et les enjeux politiques et socio-économiques du Proche-Orient.
L’édition francophone, bien qu’ayant beaucoup décliné quantitativement pendant la guerre, arbore néanmoins une vigueur prodigieuse : on compte encore une cinquantaine de maisons très actives et audacieuses.
La presse libanaise : d’hier à aujourd’hui
Évoquons enfin la presse libanaise : depuis la parution du premier journal libanais en 1858, et jusqu’en 1975, deux mille cinq cents périodiques en arabe, en français, en anglais, en grec et en arménien ont vu le jour, ce qui constitue sans doute un record si l’on songe que la population de ce pays n’a jamais dépassé quatre millions d’habitants. À l’inverse des journaux occidentaux, les quotidiens sont plus commentateurs qu’informatifs. Il suffit pour s’en convaincre de constater la profusion d’éditoriaux, de débats, de chroniques dont l’analyse, sur une période assez longue, indiquerait sans doute assez fidèlement une histoire des idées au Moyen-Orient. L’essai n’est d’ailleurs très souvent qu’une reprise d’un ensemble d’articles déjà publiés dans la presse quotidienne.
Le seul quotidien francophone du Liban qui subsiste, L’Orient-Le Jour11, est né en 1970 de la fusion entre L’Orient, fondé en 1924 par Gabriel Khabbaz et Georges Naccache, et Le Jour, fondé en 1934. Il a ouvert ses colonnes aux plumes les plus prestigieuses et dispose d’une large audience dans les milieux universitaires et parmi les intellectuels. De tendance libérale, L’Orient-Le Jour est demeuré une référence pour tout le Moyen-Orient. Fait admirable, il a réussi à maintenir sa parution pendant toute la durée de la guerre avec une rédaction composée de représentants de toutes les confessions (chrétiennes, musulmanes, druze) qui coexistaient autrefois en paix. Dernier quotidien en langue française, le journal a vu son tirage chuter mais il incarne encore, après l’avoir farouchement défendue, la cause de la démocratie libanaise.
1. Michel Chiha, La maison des champs, La Revue phénicienne, 1934.
2. Ouvrages publiés aux éditions du Trident et aux éditions de la Revue Phénicienne, Beyrouth, aujourd’hui introuvables…
3. Charles Hélou, Mélanges, Dar el-Machreq, Beyrouth, 1970.
4. Charles Hélou, Liban : cette part de Dieu, préface de François Mitterand, Librairie Antoine, Beyrouth, 1993.
5. Charles Hélou, Liban, remords du monde : carnets, 1976-1987, préface de François Mitterrand, Cariscript, Paris, 1987.
6. « Le Président Charles Hélou : un professionnel, un humaniste », Revue du Liban, Beyrouth, n° 1967 (18-25 octobre 1997).
7. Liban, remords du Monde.
8. Dans le cadre de l’émission française Radioscopie, en 1971.
9. Salah Stétié, Les porteurs de feu et autres essais, Gallimard, Paris, 1972. Prix de l’Amitié franco-arabe, 1973.
10. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, dernière édition en date, revue et augmentée, Gallimard, Paris, 1999.
11. L’Orient-Le Jour a obtenu au Québec, en 1995, la Médaille d’or du Mondial de la publicité francophone.