Arabe-français ou arabe-anglais : le bilinguisme est « extrême » au Liban puisque les deux langues utilisées sont totalement différentes, l’une étant indo-européenne et l’autre sémitique. Doués pour les langues, les Libanais sont d’ailleurs très souvent trilingues.
Si l’on considère l’histoire du Liban, on remarque que le multilinguisme n’est pas chose récente, qu’il remonte même aux origines linguistiques connues. La période phénicienne se caractérise déjà par une ouverture aux autres langues de la région, suivie par une période où différentes langues sémitiques puis langues sémitiques et indo-européennes se côtoient. Il est intéressant de constater la réceptivité du lexique arabe moderne, qui compte aujourd’hui plus de trois cents mots français, soit trois fois plus que de mots gaulois passés en latin Avec les conquêtes d’Alexandre, s’impose le grec, qui laisse au Liban quelque cent cinquante toponymes. Quand la Provincia Syriae est incorporée à l’empire romain (Ier s. av. J.-C.), un trilinguisme araméo-gréco-latin s’installe, l’araméen étant langue de terroir, et dans sa variante syriaque ‘toujours utilisée’, langue liturgique ; le grec, langue de culture littéraire ; le latin, langue administrative. Cette situation perdurera jusqu’à la conquête musulmane du VIIe siècle et l’avènement de l’arabe, qui se maintient jusqu’à nos jours. L’apport des croisades, majeur en architecture, est en revanche quasiment inexistant dans le domaine linguistique. C’est même l’inverse (l’emprunt) qui se produit : le héros de la fable médiévale Aucassin doit ainsi son nom à un patronyme alors largement répandu au Moyen-Orient, Al-Qâsem.
Au XIXe siècle, le concile maronite, en créant des collèges, est à l’origine du formidable essor scolaire libanais. Les missions religieuses enseignent, à l’arabe et au syriaque, les langues anciennes (grec et latin) et vivantes (français, anglais, et, dans une moindre mesure, russe, allemand, italien). La période du Mandat donne au français une avance considérable. En 1943, lors de l’indépendance, et malgré la pression de la moitié chrétienne de la population, l’arabe est, seul, déclaré langue officielle de l’État. La Constitution, toutefois rédigée conjointement en arabe et en français, précise : « Une loi spéciale déterminera les cas où il sera fait usage de la langue française » (art. 11), loi qui ne fut jamais déterminée mais qui donna néanmoins une base constitutionnelle à la francophonie.
Questions sociales et politiques
Les Libanais francophones se recrutaient essentiellement parmi les maronites et les grecs orthodoxes (chrétiens). Les sunnites s’opposaient à l’influence française pour des motifs nationalistes et pro-arabes. Les druzes étaient placés depuis un siècle sous l’influence culturelle anglaise ; et les chiites se trouvaient majoritairement relégués dans la misère et l’analphabétisme. Selon Sélim Abou, on ne peut toutefois pas parler au Liban de clivage « confessionnel » des langues. Si la maîtrise des langues occidentales est plus importante chez les chrétiens que chez les musulmans, cela serait dû à une raison historique. L’enseignement du français et de l’anglais remonte au siècle dernier dans les régions majoritairement chrétiennes (Mont-Liban) tandis que les régions périphériques majoritairement musulmanes n’ont été rattachées au Liban qu’en 1920. Un seconde raison, et non la moindre, pourrait être qualifiée de psychologique. Le chrétien se sent naturellement plus proche de la culture occidentale que son compatriote musulman, affectivement lié à la culture arabe. Le choix de la langue marque de plus une divergence d’options politiques ; si les chrétiens souhaitaient l’indépendance de leur pays, les musulmans prônaient plutôt le panarabisme et se mirent à l’anglais, langue seconde totalement dénuée de valeur symbolique et considérée sous le seul aspect de l’instrumentalité. La tendance s’inversa à la fin des années 1970, en grande partie parce que l’accès à l’université était compromis par le coût prohibitif des études et la sélection pratiquée par l’université américaine de Beyrouth. Enfin, l’animosité à l’égard des États-Unis dont la politique était jugée hostile aux Arabes provoqua sans doute une défiance de la communauté musulmane à l’égard de la langue anglaise.
Si la discrimination n’est donc pas confessionnelle dans le domaine de l’apprentissage des langues occidentales, elle est en revanche sociale. Dans la complexe mosaïque scolaire du Liban, seuls les élèves des classes aisées ont accès aux écoles libres, nationales et étrangères, qui dispensent un enseignement d’excellent niveau et forment d’authentiques bilingues. Mais comment un élève ayant suivi ses études primaires en arabe pourrait-il accéder sans difficulté à des études supérieures en français ou en anglais dans un établissement réputé ? Certains y voient une injustice flagrante qui atteste une collusion entre bourgeoisie libanaise et impérialisme occidental, contre laquelle il faut lutter en imposant, à l’instar des pays voisins, une arabisation totale et systématique de l’éducation. Question éminemment complexe et toujours sans réponse officielle. D’autres justifient l’impossibilité de recourir à l’arabisation par des raisons linguistiques. « Le bilinguisme demeure fondamental Même si l’arabe parvenait à être cette langue susceptible d’exprimer les ultimes nuances du savoir et de la technologie, cette promotion ne pourrait se faire dans la solitude. Elle nécessiterait précisément l’interaction avec d’autres langues d’expression universelle. »
Le grand Salah Stétié, seul écrivain libanais francophone de confession musulmane avec Nadia Tuéni, confie sa position : « L’important est de ne jamais trahir ses valeurs d’origine au profit des valeurs de l’autre mais d’apporter à l’autre, dans la langue de l’autre s’il le faut, le témoignage de ses propres valeurs…1 »
Quelle que soit l’opinion que chaque communauté est en droit de défendre, l’arabe est aujourd’hui la langue maternelle de la majorité, dans sa version vernaculaire régionale, le libanais parlé mais non écrit ; le français et l’anglais sont langues secondes, avec une tendance nettement culturelle pour la première, technique et commerciale pour la seconde. On constate toutefois une tendance croissante chez les Libanais francophones à apprendre aussi l’anglais, qui concurrence de plus en plus le français au Proche-Orient. L’émigration massive des chrétiens francophones pendant la guerre civile, les encouragements financiers considérables donnés à l’enseignement en langue anglaise et les orientations politiques du régime issu des accords de Taëf tendant à privilégier l’arabisation, expliquent largement l’étiolement du français.
« Assieds-toi de travers mais parle droit ! » (proverbe arabe)
Un savant mélange
Paul Coron, jésuite français qui vécut longtemps au Liban, donne une très bonne définition du « franbanais », phénomène spécifique à ce pays que tout visiteur francophone goûte avec plaisir : « C’est une expérience fort amusante que de prêter l’oreille aux conversations, dans l’une de ces réceptions beyrouthines… Si vous arrivez de Paris, on vous parlera naturellement par courtoisie en français. Mais quelqu’un, rapportant un fait local ou cherchant à mieux traduire sa pensée, emploie-t-il une expression arabe aussitôt la réplique lui vient dans la même langue et tout le monde se met à parler arabe. Si un mot anglais affleure, la société se trouve instantanément transformée en club londonien, jusqu’à ce que le français reprenne ses droits, ce qui ne tarde guère… Tout se passe le plus naturellement du monde. Les Libanais, qui ont un sens aigu de l’humour, s’amusent volontiers de cette makhlouta (mélange). On rappellera les enfants à l’ordre quand ils la pratiquent eux-mêmes : Parle une langue, n’importe laquelle, mais pas les trois à la fois !2 »
1. Entretien avec Salah Stétié, Lettres et cultures de langue française, n° 21, périodique publié par l’association des écrivains de langue française (ADELF).
2. Paul Coron, Liban, souriante splendeur, Beyrouth, 1972.
*Sources : Abdallah Naaman, Le français au Liban, Naaman, Sherbrooke, 1979 ; Sélim Abou, Le bilinguisme arabe-français au Liban, Essai d’anthropologie culturelle, PUF, Paris, 1962.
LE FRANBANAIS
Les quelques exemples qui suivent donnent un aperçu d’un mode d’expression qui relève le plus souvent de calques de l’arabe dialectal et de variantes qui, pour peu académiques qu’elles soient, sont une illustration pleine de charme de l’évolution d’une langue au delà de ses frontières natales.
Débrouiller un travail : trouver un travail.
Faire un accident : avoir un accident.
Faire du visage à quelqu’un : se familiariser avec quelqu’un.
Perdre la figure : avoir honte.
Faire réciter un poème : interroger.
Il tombe de l’eau : il pleut.
Manger des coups : prendre des coups.
Estiver : passer l’été.
Faire cent livres : gagner.
Faire soldat : s’enrôler dans l’armée.
Parenter à Georges : s’apparenter à Georges.
Toucher la main : Serrer la main.