Le cycle arthurien, inspiré de personnages issus de l’Empire romain à son déclin, a alimenté la littérature orale pendant tout le Moyen Âge et a fourni la matière, au XIIe siècle, des premiers romans européens. Depuis, les figures légendaires qui gravitent autour de la Table ronde n’ont pour ainsi dire jamais cessé de nourrir la fiction.
Aujourd’hui encore, Merlin, Arthur, Lancelot et Guenièvre sont des personnages que la bande dessinée ou le cinéma nous ont rendus familiers dès l’enfance, que nous ayons lu ou non par la suite les romans de Chrétien de Troyes, à qui nous devons les premiers romans écrits en français.
Double décalage historique
Michel Rio, sans fausse modestie, a entrepris à son tour la narration littéraire de ces aventures dont les sources historiques remontent à la fin d’un monde (l’Empire romain) et dont les premières mises en récit écrites sont animées des valeurs des chevaliers du XIIe siècle, défenseurs de la foi chrétienne. Conscient du premier décalage, qu’il met en évidence dans ses romans par les références fréquentes aux dates et une toponymie détaillée, Michel Rio nous en propose un nouveau, pour faire en quelque sorte contrepoids. Tout en assumant et en revendiquant sa part de subjectivité et les prérogatives de son imagination, il situe les personnages dans le contexte de l’Empire romain décadent, où la chrétienté, loin d’être l’institution qu’elle deviendra à la fin du Moyen Âge, n’est encore qu’une superstition parmi d’autres. En cela, il veut se rapprocher de l’Histoire. Ce faisant, il nous propose également une vision plus humaine de ces traditionnels héros, que la légende nous a habitués à voir comme d’invincibles chevaliers.
Dans le contexte du Ve siècle finissant, où les Barbares ont raison de la civilisation romaine, la seule loi qui tienne est celle du plus fort. Merlin n’est plus, chez le romancier, un enchanteur ou un magicien qui règle les problèmes à coup de formules magiques, mais un philosophe qui tente avec méthode de mettre son savoir au service d’une humanité qu’il cherche à rendre meilleure pour qu’elle en finisse avec la guerre. Il n’a rien perdu, lui, de l’héritage gréco-romain, il est présenté comme un humaniste avant la lettre, un homme qui croit que la véritable force est celle de l’intelligence guidée par le savoir. Morgane – qui n’est pas ici davantage fée que Merlin n’est enchanteur – apparaît quant à elle comme le contrepoids de Merlin : intelligente et rebelle, elle se révolte contre sa condition de mortelle et refuse, comme le lui propose Merlin, de chercher un sens à son existence dans le dépassement de soi. Quant à Arthur, personnage formé par Merlin pour exercer le pouvoir avec équité, il nous apparaît profondément humain, c’est-à-dire vulnérable et tourmenté par ses passions sous son armure de fer et la lourdeur du symbole qu’il représente. Ces personnages, issus de quinze siècles de légendes et de récits, deviennent donc en quelque sorte nos contemporains par les questions qu’ils se posent et les choix qui s’offrent à eux.
Sur le plan formel, Michel Rio a brillamment relevé le pari au premier abord audacieux de raconter cette histoire à trois reprises, en concentrant chaque fois le point de vue sur l’une des trois figures légendaires : celui qui voulait créer un monde nouveau (Merlin1), celle qui a empêché ce nouveau monde de triompher (Morgane2), et celui sur qui reposait ce fragile équilibre (Arthur3).
Merlin ou l’utopie
À la base de cette légende telle qu’elle est revue par Michel Rio, il y a donc le projet utopique de Merlin. Narrateur de sa propre histoire, Merlin fait le bilan de sa vie. Né de l’inceste pour être roi, marqué par la violence du monde dans lequel il voit le jour, précocement sage et savant, il choisit de ne pas exercer le pouvoir lui-même mais d’éduquer un fils de roi pour qu’il allie au courage et à la force la sagesse et la connaissance. Son objectif est de former un roi qui imposerait le respect par son savoir et son intelligence et n’utiliserait sa force que pour défendre une nouvelle loi, non plus celle, impitoyable et précaire, du plus fort, mais une loi destinée à durer, à laquelle le roi lui-même devrait se soumettre et qui assurerait à tous la même justice. Ce roi, c’est Arthur ; le symbole de cette loi, la Table ronde.
Mais le projet de Merlin demeurera utopique parce que l’adultère, le meurtre, l’inceste, la trahison et la dissimulation en seront le ferment nécessaire, qu’ils seront les étapes obligées auxquelles Merlin devra consentir – la fin justifiant les moyens – pour faire triompher les bonnes intentions. Par exemple, c’est avec la femme d’un autre qu’Uther conçoit Arthur, plus tard amoureux fou de sa demi-sœur Morgane à qui il fera un fils dont il faudra taire la filiation pour ne pas nuire au roi… La corruption est donc au cœur même du projet : ne reste que quelqu’un pour faire éclater le scandale. Ce sera Morgane.
Morgane ou la révolte
Morgane est la plus belle femme d’Occident et la plus intelligente : peau blanche et cheveux noirs, elle est un vivant contraste. Capable du meilleur, elle choisira le pire en exploitant la faille qui est au cœur du projet de Merlin. Très tôt, elle a conscience du temps qui passe, terreur qui se concrétise bien sûr dans la peur narcissique, mais qui lui fait surtout concevoir comme absurde tout projet visant à construire un monde meilleur puisqu’on ne lui survivra pas.
Avide de connaissances, elle deviendra très rapidement encore plus savante que Merlin lui-même, son père spirituel et la seule personne qu’elle se sera autorisée à aimer. Scandalisée par l’inéluctabilité de la mort et la corruption ambiante, bannie de Logres à cause du fruit incestueux de ses amours avec Arthur – ce qu’elle ressent comme une profonde injustice –, elle utilisera son intelligence et ses connaissances pour élever un culte à sa propre personne et forger l’instrument de sa vengeance, qui entraînera la perte d’Arthur et de la Table ronde : la ruine du projet de Merlin. Cet instrument sera Mordred, le fils qu’elle a eu d’Arthur.
Elle élèvera son fils sans amour, cultivant chez lui le fanatisme, une obsession maladive de la pureté, dépourvue de compassion. Il sera d’abord l’un des meilleurs chevaliers de la Table ronde ; mais, scandalisé par l’adultère de la reine Guenièvre qu’il condamne à mourir, il dévoile publiquement les origines de sa naissance, blâme Arthur pour sa coupable passion et provoque la guerre civile où il périra, non sans avoir eu raison d’Arthur. Ce sera l’absurde triomphe de Morgane qui, au moment où son frère et son fils s’entretueront, était depuis longtemps seule dans son île, rattrapée par les années.
Arthur ou l’exercice du pouvoir
Au cœur du dernier récit de la trilogie, consacré à Arthur, il y a le drame que représente son amour pour Morgane. Un amour dont il ne guérira jamais, ce qui le détourne de l’orgueilleuse Guenièvre, laquelle se venge en séduisant Lancelot, le champion du roi. Naît le scandale, dont la révolte de Mordred prend prétexte pour éclater. L’amour piège donc doublement Arthur, parce qu’il s’accompagne de compassion. Même si la reine est coupable d’adultère, Arthur sait qu’elle agissait ainsi à cause de sa propre froideur et se sent incapable de la condamner au châtiment que Mordred réclame au nom de la loi. De même, il sait que Morgane est une menace pour lui, mais il ne fera jamais rien pour la neutraliser. Des sentiments du même ordre avaient d’ailleurs empêché Merlin d’éliminer froidement Mordred et Morgane, qu’il savait pourtant contre lui. Arthur est ainsi le volet de la trilogie qui insiste le plus sur les contradictions de l’être humain, dont la grandeur – la générosité de certains sentiments – est aussi parfois, paradoxalement, le point faible, ce que l’exercice du pouvoir, en l’occurrence un pouvoir qui veut se fonder sur l’équité, permet d’illustrer de façon remarquable.
Dès le début de Merlin (premier des trois récits), nous savons que tout est révolu. Merlin est seul et son projet a échoué. Il n’a pas réussi à vaincre le mal, concrétisé par la guerre et nous devons reconnaître que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que lui. À cet égard, que les deux autres romans reviennent sur les mêmes événements, les soumettant à des éclairages différents, ne leur enlève pas leur intérêt. Au contraire, ils enrichissent le propos et permettent de nuancer la complexité des motifs et des causes, si bien que l’on ne cherche plus à identifier le coupable de l’échec de Merlin, que l’on comprend la nécessité de son projet, même si l’on saisit du même coup pourquoi c’était une utopie. Malgré le doute, l’apparente vanité des actions humaines, les deuils imposés par le temps qui morcelle la vie et condamne à mourir, malgré la violence parfois au cœur des meilleures intentions, il est possible à la conscience individuelle de donner un sens à la vie, pour peu que l’on accepte que le monde ne finisse pas avec soi.
1. Merlin, Seuil, Paris, 1989, 160 p. ; 9,95 $.
2. Morgane, Seuil, Paris, 1999, 203 p. ; 29,95 $.
3. Arthur, Seuil, Paris, 2001, 169 p. ; 24,95 $.
Michel Rio a publié, entre autres :
Merlin, Seuil, 1989 et 1998 ; Mélancolie Nord, Balland, 1992 et Seuil, 1999 ; Les oiseaux-fruits, en collaboration, Seuil, 1996 ; Alizé, Seuil, 1997 ; La statue de la liberté, Seuil, 1997 et 2000 ; Les oiseaux-fruits et le serpent de mer, en collaboration, Seuil, 1998 ; Les oiseaux-fruits et les oiseaux-ferraille, Seuil, 1998 ; Les oiseaux-fruits et les oiseaux-pommes-de-terre, Seuil, 1998 ; Archipel, Seuil, 1998 ; Faux pas, Seuil, 1998 ; La mort, Une enquête de Francis Malone, Seuil, 1998 ; Les jungles pensives, Seuil, 1998 et 1999 ; Morgane, Seuil, 1999 ; Le perchoir du perroquet, Seuil, 1999 ; Tlacuilo, Seuil, 2000 ; La remise au monde, Seuil, 2002.