Quel livre, quel auteur n’ai-je pas lu ? Envers lequel de mes illustres prédécesseurs ai-je commis ce crime de lèse-culture qui consiste à ignorer une œuvre vraisemblablement capitale, dont la lecture aurait peut-être eu pour effet de me faire renoncer à mes vaines prétentions ? La liste est longue. Longue ? C’est un peu court, jeune homme ! Faire le compte de mes lacunes relève de la somme ! Pour un tel inventaire, il faudrait un Prévert Flagelle-toi, Engel (prononcer à la française) ! Avoue ! Confesse ! Pitié murmure le coupable.
Songez que j’ai des étudiants ; mon ignorance est vaste, il est vrai, mais moindre que la leur. Voulez-vous, me discréditant, compromettre un enseignement dont vos critiques attestent par ailleurs l’impérieuse nécessité ? Mais la voix s’élève, péremptoire : à genoux, vile créature ! Rappelle-toi l’injonction de Rilke (tu l’as lu, celui-là) : « On ne peut ouvrir un livre sans s’engager à les lire tous » !
Soit, je veux bien passer aux aveux. Mais je plaiderai aussi, votre Honneur. Prenons le problème par le début, car il n’y a de contrition possible que si le mea-maxima-culpa est complet. J’ai lu le Serment de Strasbourg, et n’y ai trouvé ni mérite ni plaisir. Dante ? De bonnes pages, plus que Cervantès et qu’Homère, moins de Boccace. Tous ces livres, pourtant, une éducation bien faite et le cinéma nous dispensent de leur lecture tout en nous fournissant les moyens d’en parler avec suffisamment d’intelligence à des gens qui n’en savent pas davantage. Goethe, Shakespeare, Molière, ça va, et vous ? Stendhal ? Le rouge et le noir, qui m’a ennuyé, et Les chroniques italiennes qui m’ont fait rire. La chartreuse attendra. Balzac ? Le lys dans la vallée, quelques nouvelles. Zola ? L’assommoir m’a assommé. L’œuvre est restée sur le plancher. Je n’ai découvert Hugo qu’à vingt-six ans, et me réjouis d’avoir attendu : le plaisir n’en fut que plus grand. Mallarmé ? Je préfère lire un journal en turc : je ne me sens pas bête si je n’y comprends rien.
Je biaise, sous prétexte d’exhaustivité. Plus on approche de la période pour laquelle je suis supposé être compétent, plus j’ai envie de prendre la poudre d’escampette. Au demeurant, j’ai un certificat de lecture complète de Proust, avec mention : « Beaucoup de plaisir ». Proust, malheureusement, il ne suffit pas de le lire ; il faut le relire. Dans trente ans, la retraite Bon, courage, je plonge. Je n’ai rien, mais alors rien lu d’Anatole France. Ni de Roger Martin du Gard. J’aurais même des difficultés à citer une de leurs œuvres.
Par chance, j’ai l’Universalis sur mon Mac. Je pourrais vous bluffer, mais on ne trompe pas un confesseur avisé. Rien de Giono non plus, mais l’adaptation cinématographique du Hussard m’a convaincu de le lire. Quand, je n’en sais rien Pour ma défense, j’ai lu les deux tiers de Jean-Christophe de Romain Rolland Cela dit, votre Honneur, j’ai une bonne excuse : j’ai charge du cours de littérature française contemporaine. Quelques centaines de nouveautés par an Bien entendu, je ne lis pas tout. Impossible. Les journées n’ont que vingt-quatre heures, et les livres ont tellement de pages Après tout, la liste de mes lectures devrait suffire, que diable, à me disculper largement ! (L’avocat retrouve de sa hargne, beaux effets de manche sur fond de prétoire admiratif.) Que celui-ci qui a tout lu me jette la première pierre ! Quoi ? Rien ? Même vous, monsieur Rilke, vous restez silencieux ? Ah ! Facile de jouer les moralisateurs quand on ne doit pas donner l’exemple ! Et vous ne viviez pas à notre époque délirante ! Permettez-moi, malgré toute l’admiration que je vous porte, que je vous adresse cette lettre à un vieux poète : de nos jours, on ne peut ouvrir un livre qu’en sachant que ce geste nous conduit à n’en pas ouvrir des dizaines d’autres.
Objection, votre Honneur ! L’avocat général Lessard s’avance, grave et menaçant. L’accusé ne répond pas à la question ! Il tente de confondre mes témoins sur des points qui ne relèvent pas de l’affaire en cours ! Objection accordée : Engel, ne vous défilez plus, ou le tribunal vous soumettra à la question ! On vous enfournera les livres à l’entonnoir, jusqu’à vous faire rendre gorge de votre orgueil et de votre ignorance ! On vous écartèlera comme une couverture de piètre qualité, on fera un autodafé de vos opuscules que tant de gens ont eu la chance de ne pas lire ! Soit. J’ai lu Diderot, Rousseau, Voltaire, Lamartine, Musset, Hugo, Proust, Tolstoï, Gogol, Pouchkine, Lermontov, Tourgenuiev, Flaubert, Maupassant, Mérimée, Villiers de l’Isle-Adam, Barbey d’Aurevilly, Rimbaud, Baudelaire, Poe, Gautier, Dostoïevsky, Boulghakov, Hesse, Mann Thomas, Rilke, Jünger, Camus, Sartre, Vian, Beauvoir, Wiesel, Tristan, Petit, Haddad, Sollers, même Sollers ! Pellerin, Girard, Bourneuf, Daviau, Castaneda, Satprem (qui peut en dire autant dans cette assemblée ? hein ? qui a lu Satprem ?), Ginsberg, Burroughs, Kerouak, Baillon, Salducci, Harpman, Mertens, De Decker, Lamarche, Toussaint et les autres, presque tous les autres, j’ai lu, j’ai lu, mon Dieu quel temps perdu, pas vrai Marcel ? J’ai même lu La doctrine du fascisme de Mussolini, excellente plume sur du fumier, comme Céline (encore que, mis à part Le voyage, cela ne vaut pas tripette, si on me permet ce jugement de valeur), mais je n’ai pas dépassé la deuxième page de Mein Kampf, la conscience professionnelle a ses limites, et je n’ai pas lu Sand, Colette, Sade (quelle tristesse, very sad indeed), ou si peu, en cachette dans les toilettes, pietà signori, pietà ! Mais surtout, surtout, voilà c’est ici, branchez vos micros, braquez vos caméras, l’accusé va craquer, c’est la vraie vérité toute nue, remords et regrets plus que honte, je n’ai pas lu, alors qu’il eût fallu – étant donné mon amour pour Camus – je n’ai lu ni Faulkner ni Hemingway ni Fitzgerald
(Silence pesant dans la salle d’audience.)
Ça y est, je l’ai dit. Je ne croyais pas que j’en aurais la force. C’est vrai. Je le regrette. Chaque jour que Dieu fait (par chance, il n’en fait plus beaucoup, l’homme, depuis Nietzsche que j’ai lu également, a lancé une OPA sur la fabrique). J’en ai envie. Une terrible envie. Comme de retrouver un psaume de Benedetto Marcello, perdu depuis la disparition des 33 tours et dont j’attends impatiemment, depuis quinze ans, la réédition sur CD. Je n’ai pas le temps, me dis-je, des lectures obligées m’attendent, qui finiront peut-être par me dégoûter de la lecture à tout jamais. Mais je repousse l’échéance. Par stratégie épicurienne peut-être, pour accroître le plaisir. L’attente accroît le plaisir, prétend-on. Leurs titres me font rêver ; Tendre est la nuit Gatsby le magnifique Pour qui sonne le glas L’Adieu aux armes Le vieil homme et la mer Le bruit et la fureur Requiem pour une nonne (sinon l’adaptation de Camus) To have or have not the time, the will When there is a will, there is a way, comme on dit près de chez vous. Ce chemin, cette voie, Sainte-Foy de lecteur, je vous jure, votre Honneur, sur mon honneur et pour mon plaisir, je l’emprunterai, un jour, promis, avant de mourir, à l’est ou à l’ouest d’Eden, sans quoi, juré, j’emporterai au paradis (ou en enfer, comme il sied aux lecteurs lacunaires qui aiment avoir chaud pour purger leur peine joyeuse) les œuvres intégrales de ces trois grands Américains. En espérant qu’ils ne me décevront pas d’avoir été si longuement fidèle, de cette fidélité par absence et abstinence qui nourrit tant d’histoires d’amour. Hé oui, j’ai lu Tristan et Yseut, Héloïse et Abélard, etc. etc. Mais c’est une autre histoire.