Une fois n’est pas coutume Il eût été astucieux, pour inaugurer une rubrique dédiée à l’insolite, de préluder avec un article sur le mouton à cinq pattes. Mais cela ne se vend pas à la livre. Et d’ailleurs, honni soit qui dégoterait la moindre corrélation entre cette pécore et la littérature Quel animal aurait plus sa place dans un magazine littéraire que le greffier, vous demandé-je ?
Dans le bestiaire littéraire, il ne fait plus aucun doute que le chat occupe le haut du panier. Il incarna tour à tour la duplicité chez La Fontaine, la ruse chez Perrault, le savoir mystique chez Nerval, la justice implacable chez Poe, et fut plus souvent qu’à son tour le héros des œuvres de Baudelaire, de Colette, de Huysmans, de Simenon Une chronique ne suffirait pas pour évoquer les multiples liens qui unissent chats et littérature. D’ailleurs, nous pourrions étendre cette problématique aux relations privilégiées souvent observées entre chats et gens de plume, ainsi qu’à l’intérêt manifesté par les petits félins pour l’écrit, que ce soit la feuille sur laquelle son bipède d’élection est en train d’écrire, le dictionnaire qu’il aura transformé en griffoir, ou encore le livre broché – plus confortable, semble-t-il – promu au rang d’oreiller. Le lexicographe lui-même pourrait se pencher durablement sur une question plus difficultueuse qu’il ne paraît de prime abord : si le mot « greffier » équivaut en argot à « chat », c’est par rapprochement – le subodore-t-on – avec « griffe », les mots « greffe » et « griffe » étant sémantiquement reliés dans le sens d’« égratignure » De là à conclure qu’un coup de greffe peut être aussi redoutablement assassin qu’un coup de griffe, il n’y a qu’un entrechat.
Le chat, auxiliaire militaire ? Que nenni, le chat n’a pas de maître. Encore qu’il faille très sérieusement s’interroger sur l’injustice du sort réservé aux assiégés de la ville égyptienne de Péluse qui se laissèrent submerger sans combattre par l’armée du roi Cambyse II et de son fils Cyrus pour ne pas risquer de blesser un animal vénéré ; les stratèges perses avaient fait précéder leurs troupes de centaines de chats domestiqués. Libre à chacun après cela de prétendre que le chat est un animal fourbe
Nul n’ignore que dans le règne animal il est des espèces plus faciles à dompter que d’autres. L’utilisation des animaux à des fins militaires ne comporta plus celle des félins. Objet de haine au Moyen Âge, le chat, qui ne laissa aucune civilisation impassible, occupa ainsi une place singulière dans les superstitions. Les présages funestes, qui lui furent souvent attachés, eurent la vie dure. Le caractère indépendant, la ruse, l’indolence ou la vanité supposés du chat, ce « domestique infidèle » selon Buffon, ne furent pas de nature à le réhabiliter. Et pourtant, l’homme ne se résigna pas à se passer des services de ce chasseur inégalable quand il s’est agi de protéger ses biens.
« Là où le chat n’est, la souris se révèle »
Bientôt le minuscule félin fut promu souricier. Du temps de la marine à voile, la Royale1 embarqua sur chacun de ses navires un chat censé protéger les réserves alimentaires et les cordages de l’appétit féroce des rongeurs. On ne sait si c’est un marin qui en eut l’idée, mais quand l’Armée française décida la création de bibliothèques militaires, on songea à s’adjoindre les services de matous, de préférence beaux et forts, chargés de faire passer l’arme à gauche, sans le moindre « ver rongeur », à des bataillons de muridés voraces. Un paragraphe du Règlement de service intérieur dans les corps de cavalerie et d’infanterie stipulait alors que les « colonels devaient encourager les officiers assez instruits [ ] à faire des théories appuyées sur la lecture et l’analyse des meilleurs ouvrages militaires » et à « s’attacher, autant que possible, à former une bibliothèque à l’usage des officiers ». Les fondements de la création des bibliothèques militaires devinrent la vivante illustration du principe gaullien : « La meilleure école du commandement, c’est encore la culture générale ».
C’est Louvois qui créa le Dépôt de la Guerre, dont l’héritier naturel fut le SHAT (Service historique de l’armée de terre – prononcer « chatte » !), dépositaire actuel des archives produites par l’administration de la Défense nationale et gardien tutélaire du patrimoine écrit du fait militaire. Cette unité assure notamment la conservation d’un fonds de plans et de cartes unique au monde, dans le cadre prestigieux du château de Vincennes où des catéchumènes, maîtres ès arts du chassepot, fourbissent des archives plutôt, journaux de marche, cartes anciennes qu’il fallut préserver du mulot !
À la manière d’un officier de marine connu pour ses Japoneries d’automne, Pierre Loti, qui faisait graver des cartes de visite pour ses « minettes », « Madame Moumoutte blanche, première chatte chez Monsieur Loti », le ministère de la Guerre français fit donc imprimer le plus sérieusement du monde le matricule de chats sur le Journal officiel. Et pour reprendre la formule de Deng Xiaoping, peu importait dans le fond que le « chat soit gris ou noir pourvu qu’il attrape les souris ». Désigné officiellement gardien des manuscrits et des archives, notre chat justifiera amplement sa solde de fonctionnaire : défendre sa place forte en échange du gîte et du couvert. D’où un glissement sémantique qui n’est pas dénué de charme : il ne s’agit pas ici d’évoquer les rats mais les « chats de bibliothèque », la présence des seconds se justifiant néanmoins largement par celle des premiers
Sans savoir si l’anecdote est vraie, on prétend que le chat de Vincennes affectionnait particulièrement la Salle des inventaires, assurément la plus belle. Peut-être parce qu’elle était la moins fréquentée par les visiteurs et les appariteurs. Le chat, on le sait désormais, est un animal qui dort les trois quarts de son temps et qui rêve plus de quatre heures par jour (signe d’intelligence selon les scientifiques !) et rien n’aurait pu justifier qu’il travaillât dès potron-minet. C’est la nuit, dit-on, que mistigri officiait. À son ministère, il se consacra sans faiblir, et même avec une dextérité si consommée que je serais tentée de la qualifier de chafouine. Le rongeur, à son advenue, fut prompt à détaler pour quérir ailleurs une moins docte pitance. Et la guerre cessa, faute de combattants. Si la tradition perdura quelque peu d’entretenir pour la gloire un chat dans le Pavillon du Roi du château de Vincennes, elle disparut quand le dernier titulaire de la charge rendit l’âme.
Comme je ne saurais le moindrement justifier la rumeur, je vous livre cette information avec toutes les réserves d’usage : certains ressortissants du ministère de la Défense français – je dois à l’honnêteté de dire qu’ils étaient convaincus d’ailurophilie2 galopante – m’ont confié qu’un des membres de cette dynastie de la noblesse de rapière fut surnommé « Le Tigre » (en référence bien entendu à Clemenceau, alias le « Père la victoire »), car il avait pour habitude de dormir sur un fauteuil tout de velours cramoisi tapissé, dans l’allée des archives de la Première Guerre mondiale
Convaincre les sceptiques des mérites félins eût ressemblé à « un nid de souris dans l’oreille d’un chat ». Autant dire illusoire Soyez néanmoins avisés, si vous êtes les heureux propriétaires d’une bibliothèque, qu’un minuscule félin est – par goût autant que par octroi – un chartrier hors pair. Bien qu’il n’empêchât point les billevesées imprimées, il les peut protéger, et avec chatoiement !
1. Terme qui désigne la Marine nationale française, non comme on le dit habituellement parce qu’elle est l’héritière de la Marine royale mais bien à cause de l’implantation de son état-major rue Royale, à Paris
2. Vous donnez votre langue au chat ? Ailurophilie : création lexicale d’inspiration hellénique venant du grec ailuros « chat » et de l’élément-philie, de philos « ami »