À mesure que le quadrillage universitaire s’étend à des aspects moins connus du Québec, que l’envie vient à des vétérans de raconter leur parcours et que des regards étrangers se portent sur notre histoire et nos espoirs, l’image de ce pays se nuance, se précise, se rassérène.
Des mythes résistent à la relecture, d’autres en meurent. Des entêtements s’arc-boutent, d’autres renoncent. Les essais, lus en vrac, prouvent la maturation. Car ils sont rares (ils existent !) les ouvrages qui n’ajoutent rien à la réflexion. Mais la diversité aussi réconforte. Par exemple, les philosophes interviennent enfin avec force dans un débat que les historiens et les politologues dominaient jusque-là.
Ce Québec d’hier
Le travail collectif qu’a dirigé Micheline Cambron1 ressuscite l’époque des Patriotes. Ce n’est pourtant pas d’eux qu’il s’agit surtout, mais de leur temps. Leur société, à chaud, les juge avec sévérité, mais elle édifie autour d’eux, en déplorant leur impatience, l’utopie qui consolera le peuple québécois. Et c’est un journal, Le Canadien, qui jette un pont entre rêve et quotidien, entre poésie et dureté des temps, entre l’idéal et le possible. Par lui, l’utopie, qui aurait pu demeurer dans son olympe littéraire, entre dans le champ public et devient un repère commun et décodable. L’introduction, que signe Micheline Cambron, s’arrête à un doigt du longuet. Il fallait pourtant restituer au concept d’utopie sa richesse historique et littéraire avant d’y enter le journalisme pratiqué au Canadien. De même que l’époque exigeait qu’on rende Lamennais sinon familier, du moins vivant. Parfois alourdi par la propension universitaire à valoriser le nombre de références plutôt que leur pertinence, l’ouvrage a l’énorme mérite de cerner l’utopie, puis de la réinsérer dans une époque qui ne peut ni ne doit se résumer aux rébellions. À côté de cette nouveauté éditoriale, deux rééditions récentes, parmi les plus urgentes, viennent évoquer un passé utile : le Maurice Duplessis2 de Conrad Black et le FLQ3 de Louis Fournier. Dans le premier cas, la réédition réduit de beaucoup la version initiale. Dans le second, les retouches, sous réserve d’une comparaison bénédictine, respectent l’original. Conrad Black, qui fut avec Robert Rumilly l’un des très rares biographes de Duplessis à obtenir libre accès aux archives du « Chef », fut également l’un des seuls à ne pas réduire l’homme à un despote grossier. Certes, Conrad Black use assez volontiers d’arbitraire pour ne pas se scandaliser du style matamore de Duplessis. On remarquera quand même que le Duplessis que les historiens d’aujourd’hui en arrivent presque à réhabiliter ressemble davantage à celui de Black qu’à l’ogre auquel on devrait la grande noirceur. Le biographe, pourtant, n’avait pas ménagé Duplessis. En décrivant le « règne du cosaque », il avait étalé au grand jour les carences humaines de Duplessis sur lesquelles, bien sûr, Robert Rumilly avait jeté pudiquement le manteau de Noé. Il avait cependant loué le maître de l’Union nationale de sa gestion sans imprudence et d’avoir, à sa manière, ébranlé en son épiscopat le cléricalisme québécois. En ce sens, il évitait de juger Duplessis à travers le prisme anachronique de la Révolution tranquille. La version révisée, que signe un homme devenu depuis la première un magnat de la presse mondiale, est plus compacte que l’originale, mais aussi moins spontanée. Du FLQ de Louis Fournier, je ne puis que répéter ce que j’en ai dit maintes fois : il est l’irremplaçable. Parce que Louis Fournier était, dès la crise d’octobre, assez proche de la mouvance felquiste pour la sentir et assez bon journaliste pour en parler avec recul. Des années après les événements, son enquête remarquable conserve son sel et sa crédibilité. Depuis lors, beaucoup ont ausculté l’époque et les acteurs, tenté de départager militants et agents doubles, obtenu 20 sur 20 au test de la vision rétroactive ; personne, que je sache, n’en a dit autant que Louis Fournier, aussi vite, avec une justesse comparable.
Art et littérature
Le Québec d’hier, même si certains le prétendent, ne se réduit pas à quelques censures sociopolitiques. Grande noirceur ou pas, la culture frayait sa voie en même temps que les vents de la modernité érodaient les monolithismes politiques. L’ouvrage remarquable de François-Marc Gagnon4 le démontre d’éclatante façon à propos du mouvement automatiste. De son côté, Paul-Émile Roy5 tente, avec un moindre succès, une démonstration analogue dans le champ proprement littéraire. François-Marc Gagnon procède avec une rigueur dont il faut admirer autant la méticulosité que la mesure. Rien ne lui échappe des gens et des gestes du mouvement automatiste québécois, mais il ne déroge guère aux règles contraignantes de la chronique. Les faits s’ajoutent aux faits, tandis que le chroniqueur résiste au virus de l’éditorial. Le lecteur achèvera ce long voyage avec la certitude que François-Marc Gagnon, dont la capacité critique s’est maintes fois manifestée ailleurs, a ouvert ses dossiers, mais n’a jamais imposé ses verdicts. Seule exception à cette réserve, le jugement porté sur les critiques d’art de l’époque qu’il trouve médiocres, sauf un, et il ose le faire savoir. Péché très véniel. Cette immense chronique remet en question, comme il fallait s’y attendre, bien des images mythiques de l’événement que fut le Refus global. Certaines signatures du célèbre manifeste proviennent, l’essayiste le montre, de personnes qui n’ont gravité que peu et tard autour de Paul-Émile Borduas. Dans d’autres cas, tel celui de Jean-Paul Riopelle, le paraphe ne signifie surtout pas que l’artiste adhère à une éthique. Le manifeste, loin de se réduire à un conflit entre Borduas et Duplessis, provoque l’ire des Gérard Pelletier, André Laurendeau, Yves Thériault, tous assez peu duplessistes. Quant à l’isolement primaire dans lequel la légende fait croupir le Québec de l’époque, les éléments d’appréciation fournis par François-Marc Gagnon obligent à le nuancer. D’une part, la guerre a conduit à New York, donc à deux pas du Québec, plusieurs sommités artistiques européennes. Pensons à Léger. D’autre part, les automatistes québécois n’avaient pas attendu le nihil obstat du pouvoir politique pour s’aboucher avec l’Europe et ses hauts lieux artistiques. Pensons à Breton. Certes, l’asphyxie menaçait, mais une saine délinquance se taillait un espace. François-Marc Gagnon, chroniqueur magnifique, renseigne avant de conclure. Chacun, selon ses biais, continuera de vilipender ou de regretter l’époque ; nul ne pourra maintenant s’autoriser le simplisme. À l’inverse, Paul-Émile Roy, indépendantiste convaincu, cède, mais sans ambiguïté ni contrition, à la tentation de l’éditorial. Ses appréciations confrontent deux jeux de critères : ceux de l’art, ceux de la fierté nationale. Tel qui trouverait grâce en raison de sa prose s’exposera quand même à la trique faute de montrer « patte souverainiste ». Félix-Antoine Savard ou Gabrielle Roy tomberont victimes de cette évaluation hybride. Paul-Émile Roy achèvera de se compliquer l’analyse en niant avec plus de sincérité que de réalisme les carences pédagogiques pourtant indéniables d’un certain clergé. C’est dommage, car l’essayiste sait lire. Ce qu’il tire, par exemple, de Nérée Beauchemin nous le révèle fin connaisseur et maître ingénieux. Il disait se refuser à la critique littéraire. C’est pourtant sur le terrain de la lecture intelligente qu’il séduit le mieux.
La culture dans la sphère privée
Deux petits livres, présumément écrits loin du lecteur, qui appartiennent à des époques différentes, viennent préciser l’image et le parfum d’un Québec qui s’estompe, l’un de Jacques Ferron, l’autre de Jean Marcel. Dans ses lettres à ses sœurs, le tout jeune Jacques Ferron6 manifeste déjà les dons et les travers qu’il promènera sa vie durant. Rien ne semble capable, pas même les pudeurs et les doutes de l’adolescence, de brimer sa fantaisie, de contenir sa gouaille, d’émousser les flèches de son humour. À peine a-t-il treize ans que déjà il se retourne paternellement vers ses sœurs cadettes pour les noyer sous les conseils. Deux ans plus tard, sa grammaire se sera civilisée, mais pas ses verdicts. Si, du frère, on passe à l’écrivain, l’évidence saute aux yeux : en deux ou trois ans à peine, Jacques Ferron apprend à lire, à écrire, à vagabonder mentalement avec l’imprévisible liberté qui sera sa gloire. Montrer la rapidité vertigineuse de cette évolution justifiait-il un livre ? Quelques paragraphes d’une biographie globale auraient-ils suffi ? Chose certaine, le monument que mérite Jacques Ferron gagne peu à l’examen d’une loupe. Jean Marcel7, bien sûr, intervient plus tard. Il n’était pas né que Jacques Ferron cessait de morigéner ses sœurs. Ce qui m’incline à le rattacher à un Québec en voie d’effacement, ce n’est donc pas son âge, mais, qu’il me pardonne, son classicisme un peu (?) nostalgique. Jean Marcel aime la beauté, sa pédagogie met un jeune public en contact direct avec les maîtres, ses voyages cherchent l’équilibre entre les essentiels contacts humains et le choc esthétique des musées, la télévision alimente son indignation, il fulmine quand le commentaire s’interpose entre lui et le livre… En faut-il davantage pour montrer que Jean Marcel, qui remercie la vie de tout ce qu’elle lui a valu, se situe, bien que contemporain, à la marge d’une société souvent amnésique et, plus souvent encore, bêtement mercantile ? De la méthode qu’il applique dans ces carnets-ci comme dans les précédents, j’avoue avoir douté. L’idée de brasser, puis de publier sans ordre aucun les fragments et les notes accumulés pendant trente-cinq ans, voilà qui me paraissait relever du jeu plus que de la cohérence. Venant d’un classique comme Jean Marcel, le procédé m’étonnait. Après lecture, je lui donne raison : une pensée dont les charnières et les références survivent à l’abolition de tout contexte n’en est que plus forte. Regards croisés Signe des temps, le Québec s’adonne plus souvent qu’autrefois au jeu des regards croisés. Il soutient le regard de l’autre sans y chercher à tout prix l’approbation. Il observe autrui sans non plus bénir tout ce qu’il voit. Preuve peut-être d’une assurance nouvelle. Indice, en tout cas, d’une insertion dans le monde. Le titre qu’avait donné Carl Dubuc8 à son livre il y a 30 ans, Lettre à un Français qui veut émigrer au Québec, et que maintient la nouvelle édition est gentiment trompeur. Peut-être l’est-il encore plus aujourd’hui. L’écrivain, en fait, ne s’invente un correspondant français que pour mieux se payer la tête des Québécois. Il y parvient d’ailleurs fort bien. Carl Dubuc a le don de la formule, le flair pour lever les petits travers, la façon de taquiner sans s’appesantir, la finesse qui permet à la victime aussi de s’amuser. Le livre de 1968 reçoit une deuxième vie. Elle sera difficile à assumer, car au défi d’hier s’en ajoute un autre. L’auteur décrivait son Québec à des contemporains ; il décrit aujourd’hui à de très réels jeunes Québécois un Québec qu’ils n’ont pas connu. Luc Bureau9 s’amuse lui aussi, mais il ne triche pas. Il mène son interrogatoire avec humour et détermination, avec le flair de l’humaniste qui en sait assez long sur la géographie pour y débusquer l’histoire et ses mensonges. Ceux qui ont vu ou imaginé le Québec au cours du dernier siècle lui disent ce qu’ils ont pensé du Québec et de ses habitants. Et Luc Bureau, pour notre plus grand plaisir, plaisir qu’il veut bien nous octroyer de diverses manières, joint le propos senti à l’anecdote, relie le péremptoire à la pirouette, tempère l’olympien par l’empathique. La cueillette surabonde, les enchaînements sourient. Luc Bureau enseigne, sans crispation aucune, à recevoir « d’un même front », comme aurait dit Kipling, l’éloge immérité et la caricature d’une grinçante justesse. Il faut savoir gré à l’ami Bureau de ce parcours neuf sur un terrain que l’on disait quadrillé à jamais ; il a ignoré, en effet, les textes connus pour dénicher et rassembler du différent. Ma préférence ? Elle va, n’en déplaise aux princes et aux philosophes qui défilent à la barre, à la substantielle et agile préface que signe Bureau lui-même. Elle baigne, du titre à la signature, dans le plaisir, celui de l’auteur, vite partagé par le lecteur. Le meilleur texte d’un auteur qui en a rédigé de fort beaux. Ma seule réserve concerne l’ordre d’entrée en scène. L’ordre alphabétique manque de pertinence et force le lecteur à suspendre, pour vérification, le plaisir de sa lecture. L’ordre chronologique, soit dit en toute amitié, aurait été préférable. Avec Patrice Dallaire10, le croisement des regards devient équivoque. On ne sait, en effet, à quoi l’auteur tient le plus. Il était utile de dire aux Québécois qu’ils ignorent tout de l’Acadie, mais c’est autre chose de presser les Acadiens d’accorder plus de place au Québec dans l’accouchement de leur avenir. Départager les messages s’imposait d’autant plus que Patrice Dallaire fut, de 1991 à 1998, le délégué officiel du Québec dans les provinces atlantiques. Ce que l’ami des Acadiens, ami d’ailleurs apprécié, pouvait dire, peut-être l’ancien délégué devait-il s’abstenir d’en faire, bon gré mal gré, l’équivalent d’une ingérence politique. Patrice Dallaire, qui parle net et qui connaît l’Acadie infiniment mieux que moi, a misé sur la franchise. Un paradoxe persiste cependant, que l’essayiste contourne. S’il regrette les propos démoralisants de tel ou tel grand Québécois sur les francophonies moribondes, il avalise les chiffres de Charles Castonguay sur l’assimilation galopante des mêmes minorités. La franchise devient énigme. Cette section consacrée aux « regards croisés » doit-elle inclure l’ouvrage qui résulte des entretiens entre Alain Finkielkraut et Antoine Robitaille11 ? Le titre serait-il davantage à sa palce quand il sera question de citoyenneté et de nation ? Les deux hypothèses se défendent. J’opte pour la première à cause, malgré tout, du lien qu’a voulu établir l’analyste québécois avec le maître européen. Car ce lien ne se noue pas vraiment. Comment parler d’une conversation quand, de l’aveu même d’Antoine Robitaille, Alain Finkielkraut a retiré tout à coup sa primauté à l’oral pour l’accorder à l’écrit, qu’il s’est embarqué dans la réécriture du verbal, qu’il a reformulé des questions « en partie » et qu’il a « négocié » certaines formulations ? De la part d’un homme rompu comme Alain Finkielkraut aux exigences d’une conversation à chaud, cela étonne. Cela, en tout cas, interdit d’entendre l’ouvrage comme une conversation. D’ailleurs, si l’on en doutait encore, qu’on fasse l’exercice de dénombrer les références que le philosophe apporte au soutien de ses thèses : plus de 200 en guère plus de 200 courtes pages, auxquelles s’ajoutent à peu près autant de citations sans référence. Conversation ? Plutôt dense… Substituant donc un texte retouché à l’entretien à vif, Alain Finkielkraut manifeste, une fois encore, son immense aptitude au réexamen des modes. Les orthodoxies, d’où qu’elles descendent, le trouvent peu complaisant, la nuque généralement rebelle. Finkielkraut est un indispensable antidote à la rectitude politique. Certaines certitudes, pourtant, lui semblent plus chères que nécessaire. Quand, par exemple, Antoine Robitaille insiste sur le fait que la France, après avoir moqué le recours québécois aux polices linguistiques, a voulu s’en servir à son tour, Alain Finkielkraut passe à un cheveu, peut-être même plus près encore, d’attribuer à la démocratie la volte-face des autorités françaises. Avec la même agilité, qui confine parfois au sophisme, et sous l’œil un peu incrédule de Robitaille, il dirige vers le sionisme des critiques qu’il interdit aux autres de formuler. Heureusement, Alain Finkielkraut persiste dans son audacieuse défense des petites nations, peut-être aussi, parfois, de leur nationalisme. Le Québec lui en sait gré. Personnage stimulant, écrivain richissime en dons littéraires autant qu’en lectures éclatées, polémiste retors, Alain Finkielkraut a néanmoins refusé de jouer à fond le jeu de la conversation. C’est à l’honneur d’Antoine Robitaille d’avoir haussé ses exigences suffisamment pour que ce refus ait eu à s’avouer. Ont également écrit… Un mot, avant de revenir à ce qui mérite d’être lu, à propos de trois livres récents. Dans le premier, Gérard Étienne12 revient sur l’émission de Denise Bombardier où il est apparu la chemise rougie. Il prend l’univers à témoin des injustices dont tous l’accableraient. Pas plus qu’il n’a convaincu le tribunal, le plaidoyer échevelé de Gérard Étienne ne convaincra le lecteur. Un deuxième livre, signé Bruno Bouchard13, mérite presque le même oubli. Le vocabulaire, ici encore, excède la preuve. Que les chefs du Parti libéral du Québec aient tous failli à élaborer un programme défendable en matière constitutionnelle, c’est possible, peut-être même probable, mais cela ne constitue pas la preuve d’une imposture. Bruno Bouchard, visiblement, ignore le principe selon lequel « il ne faut pas invoquer le noir complot quand la bêtise suffit ». Un troisième ouvrage sacrifie lui aussi à la mode des titres de type Molotov. André Néron14, qui a roulé sa bosse d’une mouvance politique à l’autre, tire une conclusion de ses vagabondages dans les coulisses : « Ces gens-là sont des hypocrites. » Ce qu’André Néron prouve, beaucoup plus que le cynisme des chefs de partis qu’il a fréquentés, c’est leur naïveté. Ils auraient dû évaluer avec plus de rigueur la sincérité et la discrétion des « bonnes volontés » qui s’offraient à eux… Enjeux majeurs et permanents Qu’il soit permis, le temps d’un article, de qualifier d’enjeux majeurs le féminisme, le syndicalisme et l’énergie. Sitôt l’article lu, chacun de ces dossiers reprendra la place qui lui revient, évidemment la première. Le féminisme change, mais il n’a encore rempli qu’une part de sa mission. Les deux affirmations cohabitent dans l’introduction de l’ouvrage collectif dirigé par Diane Lamoureux, Chantal Maillé et Micheline de Sève15. On savoure le travail accompli, mais comment ne pas sentir l’inquiétude dans un passage comme celui-ci : « Les intellectuelles critiques sont toujours présentes, mais elles côtoient désormais des techniciennes et des professionnelles de formation nettement positiviste » ? À cette question s’en greffe une autre : les liens sont-ils toujours aussi solides entre le féminisme et le projet social dont le Parti québécois se prétend toujours porteur ? Et le doute s’exprime. À ce double questionnement, que l’on pourrait ramener au risque d’un même embourgeoisement, s’ajoutent d’autres coups de sonde. Le féminisme s’y fait, sans sacrifier son mordant, plus interrogatif, plus ouvert aux diverses coexistences, plus préoccupé de résultats tangibles. Visiblement, l’intention ne suffit plus. L’écriture féministe sera-t-elle nomade plutôt que migrante ou exilée ? Francine Noël, en bifurquant vers une affirmation féministe plus feutrée, révèle-t-elle plus que sa seule évolution ? La revendication d’une assemblée législative également partagée entre hommes et femmes comporte-t-elle des risques ? Autant de questions qui révèlent l’érosion des certitudes et conduisent à la définition de nouvelles cibles. Manon Tremblay16 prolonge cette réflexion féministe, mais de façon plus pointue et, malheureusement, peu convaincante. Chiffres et sondages, desservis par une écriture abrupte et déficiente, prennent le relais du raisonnement. Les questions de Manon Tremblay aux femmes parlementaires sont si mal formulées qu’on hésite entre l’hypothèse du piège délibéré et celle du biais aveugle. Comme si cette carence ne suffisait pas, s’en ajoute une autre de même gabarit : l’auteure emmêle de façon inextricable faits et opinions, information et commentaire. Comme, enfin, l’auteure semble croire que le mal devient bien à condition de se mettre au service du féminisme, il n’est guère de conclusion qui convainque. Si, par exemple, la détestable discipline de parti, que l’auteur semblait abhorrer, s’intégrait à une stratégie féministe, il faudrait la louer ! La cause féministe ne se grandit pas à de tels sophismes. Le cheminement de Jean-Marc Piotte17, cheminement syndical lourd de sincérité et d’acuité intellectuelle, fait de lui l’un de ceux à qui chacun aimerait demander, curieux et empathique : « Que sont nos marxistes devenus ? » Un peu partout, en effet, universitaires ou moins glorieux, les créneaux marxistes se sont dégarnis plus vite encore que ne s’effritait le mortier du mur de Berlin, si vite que le commun des mortels ne sait pas encore que mondialisation n’est qu’un terme rajeuni pour camoufler le même vieux capitalisme sauvage… Et que répond Jean-Marc Piotte ? Il dépose, en vrac, une masse de textes rédigés au fil des ans et qui témoignent, oui, de son engagement à gauche de l’échiquier, mais aussi de sa persistante répugnance à la langue de bois. S’il constate que le socialisme n’existe nulle part, il l’écrit, que cela plaise ou non aux milieux syndiqués qu’il fréquente. Si le Parti québécois se drape dans la mythologie social-démocrate tout en gouvernant à tribord, Jean-Marc Piotte le dira. Piotte est-il le meilleur sismographe qui soit ? J’en doute. Il avoue ne pas l’avoir toujours été. Je ne crois pas qu’il ait aujourd’hui raison contre Louis Favreau dans l’analyse de l’économie sociale. Je suis, en revanche, assuré d’une chose : Piotte mérite le respect. Et la lecture. Passons à l’énergie. Il était temps, grandement temps, que l’opinion publique soit enfin renseignée sur les plus récents efforts québécois pour accoucher d’une politique de l’énergie18. En ce sens, le collectif qu’ont coordonné Corinne Gendron et Jean-Guy Vaillancourt répond à un besoin. Il fallait, par exemple, que tous sachent qu’existe désormais une Régie de l’énergie et que le marché de l’énergie se modifie de façon rapide et peut-être inquiétante. L’électricité, dont on sait l’importance dans la mythologie québécoise, méritait rappels et précisions. Quand, en outre, le Québec possède des observateurs du calibre de Pierre Dansereau et de Jean-Pierre Drapeau, la nécessaire évaluation devenait possible. Le collectif tient-il donc ses promesses ? Pas complètement. Plusieurs des auteurs écrivent comme s’ils déversaient leur thèse sur une salle de cours ou ignorent totalement ce que les autres membres du collectif ont pu dire déjà. Par contre, l’ouvrage établit nettement que la nouvelle Régie de l’énergie a reçu à son baptême une camisole de force, qu’Hydro-Québec considère toujours la transparence comme un risque excessif, que la philosophie du développement durable ne pénètre que péniblement dans les mentalités. C’est beaucoup et utile.
Nations, citoyenneté et modernité
Si le débat constitutionnel traverse une phase de flottement, la réflexion québécoise sur la citoyenneté progresse, elle, à un rythme étonnant. D’une part, le clivage traditionnel et un peu simpliste entre le nationalisme dit ethnique et la société purement civique perd de l’importance au profit de critères et de valeurs plus nuancés. D’autre part, les souverainistes ont renoncé à faire l’économie d’un projet de société ostensiblement conforme aux exigences de la citoyenneté moderne. On notera, dans l’afflux des réflexions visant cette stimulante mise au niveau, l’entrée en scène des philosophes.
Le petit livre que Jacques Parizeau19 consacre aux effets de la mondialisation sur l’avenir québécois ne passera pas à l’histoire. Il dit des choses importantes, puis les laisse dans leur gangue. D’un côté, les USA n’ont jamais accepté et n’accepteront jamais l’exception culturelle. Cela ne rassurera personne. D’un autre côté, mieux vaut, puisque mondialisation il y aura de toute manière, que le Québec s’assoie lui-même à la table des nations au lieu d’y être représenté par un État qui ne lui veut pas que du bien. Cela est juste, mais nous limite aux seules propositions du libéralisme économique.
Gérard Bouchard20, qui inscrit son livre dans la même collection, liquide lui aussi pour cause d’anachronisme l’opposition classique entre nation ethnique et nation civique. En affirmant que l’« ethnicité zéro » est impossible, il ouvre la porte à un possible amalgame des conceptions rivales. Il en déduit aussi que l’identité doit s’édifier désormais sur des fondements symboliques auxquels adhéreraient les diverses composantes de la société. Comment les enfanter ? En soumettant l’histoire ou la mémoire nationale à une série de « déplacements », autant dire à diverses réécritures. Selon Gérard Bouchard, on réussirait ainsi une conjonction heureuse : l’immense fatigue des pierres dont parle Régine Robin rejoindrait l’impatience des racines… Cela séduit sur papier. Que sur papier. Depuis Orwell, remodeler le passé indispose.
Sur le thème « Ethnies, nations, sociétés », la revue Possibles21 regroupe de façon magistrale une brochette de textes d’une étrange sérénité. Étrange parce que jamais les questions les plus délicates, qu’il s’agisse de l’islam, de nostalgie nationale ou de vie poétique, ne dispensent l’échange de sa civilité.
Notons, pour en remercier Possibles, son aptitude à analyser sous une même couverture une large gamme d’événements et de tendances. Pendant que Claude Bariteau souligne l’importance d’intégrer la préoccupation internationale au débat présent, Gabriel Gagnon invite le Québec à réfléchir aux vertus du scrutin à la proportionnelle et Guy Bourassa pointe du doigt la fragilité de la démocratie montréalaise. Les textes ont du nerf, les auteurs le sens de la synthèse, l’équipe le don d’éliminer bien des illusions sans humilier personne. Superbe.
Mais place aux philosophes. Daniel Jacques22, auquel on devait déjà une fascinante étude de Tocqueville23, élargit sa réflexion et porte un regard proprement philosophique sur la nation. Il passe en revue les penseurs auxquels on doit, consciemment ou non, valeurs, structures et évidences d’aujourd’hui. Locke, Hobbes, Rousseau, Constant, Kant, Nietzsche, Tocqueville assurément, tous témoignent. Clairement, synthétiquement, avec sens. Au fil des années et des siècles, deux politiques se précisent, puis s’opposent : l’une, dite de Conquête, l’autre de Concorde. La deuxième, en dépassant le stade guerrier, entend rendre la communauté politique acceptable et significative pour tous. C’est elle qui, malgré les aléas du parcours, persiste à croire la réconciliation possible entre l’enracinement de chacun, à l’intérieur d’une « clôture », et l’ouverture moderne sur la citoyenneté et l’universel. Elle, toujours elle, construit un esprit politique qui répudie avec une égale vigueur « le nationalisme belliqueux et le cosmopolitisme naïf ».
Daniel Jacques manie avec élégance et doigté des concepts explosifs. Il n’a que faire d’une rectitude politique qui, récemment encore, jetait l’anathème sur toutes les incarnations du nationalisme. Il substitue d’ailleurs, pour accroître la sérénité du débat, le terme de nationalité à celui de nationalisme. Il n’en réussit que mieux à redonner à la nationalité le droit de paver elle aussi la voie à la modernité.
Philosophe lui aussi, Michel Seymour24 tient magnifiquement un double et même un triple pari. Il soumet d’abord à un examen critique six auteurs qui, dit-il, « ont fait avancer l’analyse conceptuelle des notions de peuple et de nation au Québec ». Tâche déjà ambitieuse puisqu’ils ont noms Jacques Brossard, Jean-Pierre Derriennic, Claude Bariteau, Neil Bissoondath, Fernand Dumont et Charles Taylor. À chacun Michel Seymour emprunte ; de chacun il rejette quelque chose. Seymour passe ensuite à la reconstruction : sa nation sera sociopolitique. Le troisième défi consistera à faire subir à ce concept la nécessaire confrontation avec les autres : nations autochtones, minorité anglophone du Québec, majorité anglophone du Canada. En 200 pages, Seymour aura éliminé beaucoup des obstacles conceptuels qui pouvaient séparer souverainistes et tenants de la société civique.
Si on lit ensuite l’énorme et excellent Nationalité, citoyenneté et solidarité25, on comprend mieux comment Michel Seymour s’est préparé à la synthèse personnelle dont je viens de parler. Du fait qu’il jouait un rôle majeur dans l’organisation d’un colloque tenu à Montréal en 1998 et portant sur ces thèmes, du fait aussi que l’ouvrage collectif qui en découle lui doit beaucoup, Michel Seymour était en bonne posture pour prendre une vue d’ensemble des tendances, litiges et convergences.
Le livre semble, en effet, un fidèle microcosme. Des analystes étrangers y font état des tendances ressenties mondialement et des particularités liées à des contextes spécifiques. Tel atelier porte tout entier sur les nations autochtones, tel autre sur le sort fait par la nation aux minorités. Tel spécialiste enseigne la philosophie, son voisin dirige les activités de recherches d’un CNRS. Les universités, depuis McGill et Calgary, depuis Tel-Aviv et Lincoln au Nebraska, depuis Waterloo jusqu’à René-Descartes, comparent, évaluent, proposent ou rejettent. Que tel participant abuse de son temps de parole et que tel autre préfère le rase-mottes à l’examen des principes, on ne s’en scandalisera pas, tant l’ensemble est révélateur de l’essentiel. Quel est-il ? À mes yeux, celui-ci : dans le débat éminemment moderne sur la citoyenneté et la nation, le discours québécois le plus typique n’a rien de passéiste, de xénophobe, de marginalisant.
L’essai, en ces temps propices à la désinvolture et en ce Québec qui se cherche entre deux référendums, se porte, on l’admettra, assez bien merci.
1. Le journal Le Canadien, Littérature, espace public et utopie, 1836-1845, sous la dir. de Micheline Cambron, Fides, Montréal, 1999, 421 p.
2. Maurice Duplessis, par Conrad Black, de l’Homme, Montréal, 1999, 549 p.
3. FLQ, Histoire d’un mouvement clandestin, par Louis Fournier, Québec Amérique, Montréal, 1999, 509 p. ; $.
4. Chronique du mouvement automatiste québécois, 1941-1954, par François-Marc Gagnon, Lanctôt, Outremont, 1998, 1 031 p.
5. Lectures québécoises et indépendance, par Paul-Émile Roy, Du Méridien, 1999, 205 p.
6. Laisse courir ta plume, Lettres à ses sœurs, par Jacques Ferron, Lanctôt, Outremont, 1998, 1 218 p. ; 14,95 $.
7. Fractions 2, Carnets, par Jean Marcel, l’Hexagone, Montréal, 1999, 159 p. ; 21,95 $.
8. Lettre à un Français qui veut émigrer au Québec, par Carl Dubuc, Boréal, Montréal, 1999, 143 p.
9. Pays et mensonges, Le Québec sous la plume d’écrivains et de penseurs étrangers, par Luc Bureau, Boréal, Montréal, 1999, 400 p.
10. Regards sur l’Acadie et ses rapports avec le Québec, par Patrice Dallaire, d’Acadie, Moncton, 1999, 221 p.
11. L’ingratitude, Conversation sur notre temps avec Antoine Robitaille, par Alain Finkielkraut, Québec Amérique, Montréal, 1999, 227 p.
12. L’injustice ! Désinformation et mépris de la loi, par Gérard Étienne, Humanitas, Brossard, 1998, 145 p.
13. Trente ans d’imposture, Le Parti libéral du Québec et le débat constitutionnel, par Bruno Bouchard, VLB, Montréal, 1999, 167 p. ; 17,95 $.
14. Le temps des hypocrites, par André Néron, VLB, Montréal, 1998, 217 p. ; 19,95 $.
15. Malaises identitaires, Échanges féministes autour d’un Québec incertain, sous la dir. de Diane Lamoureux, Chantal Maillé et Micheline de Sève, Remue-ménage, Montréal, 1999, 204 p. ; 19,95 $.
16. Des femmes au Parlement, Une stratégie féministe ?, par Manon Tremblay, Remue-ménage, Montréal, 1999, 315 p. ; 25,95 $.
17. Du combat au partenariat, Interventions critiques sur le syndicalisme québécois, par Jean-Marc Piotte, Nota bene, Québec, 1999, 273 p.
18. L’énergie au Québec, Quels sont nos choix ?, sous la dir. de Corrine Gendron et Jean-Guy Vaillancourt, Écosociété, 1998, 184 p.
19. Le Québec et la mondialisation, Une bouteille à la mer ?, par Jacques Parizeau, VLB, Montréal, 1998, 46 p. ; 6,95 $.
20. La nation québécoise au futur et au passé, par Gérard Bouchard, VLB, Montréal, 1999, 159 p.
21. Possibles, « Ethnies, nations, sociétés », vol. 23, no 2, printemps 1999, 206 p.
22. Nationalité et modernité, par Daniel Jacques, Boréal, Montréal, 1999, 269 p. ; 27,95 $.
23. Tocqueville et la modernité, par Daniel Jacques, Boréal, Montréal, 1995.
24. La nation en question, par Michel Seymour, l’Hexagone, Montréal, 1999, 207 p.
25. Nationalité, citoyenneté et solidarité, par Michel Seymour, Liber, Montréal, 1999, 508 p. ; 35 $.