J’ai abordé le roman de Jean Echenoz Je m’en vais1, Prix Goncourt 1999, avec l’intérêt que j’éprouve dès qu’il est question du Nord. Dans l’univers nordique, je suis plus qu’ailleurs en quête, à l’écoute de ceux et de celles qui rêvent et acceptent de s’étendre en toute écriture sur le sujet.
Un dénommé Ferrer se rend en Amérique (il atterrit à Montréal) pour récupérer un chargement d’objets d’art inuit abandonné dans une épave de bateau, dans le Grand Nord. Ferrer s’embarque sur le Des Groseilliers, brise-glace assez semblable à celui sur lequel Pierre Perrault a concocté Le mal du Nord, son si beau testament littéraire.
Sur le brise-glace, en mer, pas très loin des côtes de Terre-Neuve, l’attention de Ferrer est attirée par quelques oiseaux de passage. L’eider et le fulmar, oui, c’est plausible, le pétrel, ça va, mais le « ptarmigan » !, le lagopède des neiges au-dessus de l’eau !, alors là, je me dis qu’il y a erreur, ou imprécision. Les lagopèdes sont des oiseaux de la taïga et de la toundra. On les déniche dans les bosquets de bouleau nain.
Je continue ma lecture pour arriver au passage suivant : « Deux ou trois fois on aperçut des villages désertés sur les rivages du Labrador, construits à l’origine par le gouvernement central pour le bienfait des autochtones et, de la centrale électrique à l’église, parfaitement équipés. Mais, inadaptés aux besoins des locaux, ceux-ci les avaient détruits avant de les abandonner pour aller se suicider » (p. 22). J’avale ma salive un peu de travers. Certes, plusieurs villages demeurent inadaptés pour les Inuits ; certes, il existe un problème de suicide dans bien des communautés. Mais peut-on effleurer une réalité aussi complexe, celle des nomades, de leur sédentarisation, de leurs relations malheureuses avec l’univers occidental, d’une façon aussi cavalière, dans une seule phrase, lancée un peu comme on se débarrasse en mer d’un kleenex qui a servi ?
Ferrer parvient aux environs de Port Radium. À la page 55, c’est « l’été boréal », mais, quelques jours plus tard, page 83, c’est « le printemps polaire ». Seule chose précise, c’est le temps du soleil de minuit. Ferrer engage deux Inuits pour qu’ils le conduisent jusqu’à l’épave. Il fait froid : « Des glaçons s’étaient agglomérés à demeure sur tous les poils du visage de Ferrer : cheveux et cils, barbe et sourcils, orée des narines » (p. 67). Pourtant, les moustiques sont nombreux, ils piquent les humains à travers leurs vêtements d’hiver, les mouches sont partout extrêmement détestables ! Et l’on se déplace en traîneau tiré par des chiens, sur la glace, alors que c’est l’été (ou le printemps). Quelques pages plus loin, au premier arrêt après Port Radium, on abandonne les chiens qu’on troque contre des « skidoos » qui, « dérisoires dans le silence arctique, émettaient de brèves pétarades de Vélosolex ». Je relis : « de brèves pétarades de Vélosolex » ! Je n’en reviens tout simplement pas. On a beau invoquer les pouvoirs de l’imagination ou les beautés du littéraire, le grondement continu d’un moteur de motoneige lancée sur la piste n’a rien à voir avec une « brève » pétarade.
On apprend aussi qu’il existe « cent cinquante mots qui concernent la neige en idiome iglulik » (p. 67). En réalité, il y en a une vingtaine, bien que plusieurs mots en inuktitut servent à nommer la glace. (Y aurait-il des dizaines de langues différentes parlées en Espagne ces années-ci sur lesquelles je pourrais divaguer au cours d’un roman donquichottesque ? Mais je ne devrais pas m’énerver ainsi. Après tout, Je m’en vais n’est qu’un roman. Et peut-être que je ne saisis rien de rien, que tout est sur le point de s’éclairer. Si l’on m’a monté un beau grand bateau, dois-je en perdre mon sens de l’humour ? Décidément, je prends les choses du Nord trop au sérieux. Mais je ne suis pas au bout de mes peines.)
À la fin du chapitre 10, on me sert un cliché bien connu, la rencontre avec un ours. Toujours problématique de croiser un tel prédateur ! Il ne faut apparemment pas se mettre à courir, tout le monde sait cela, mais je devrai sans doute demander aux Inuits s’il faut vraiment jeter à la ronde des morceaux de tissu coloré quand Nanuq, l’ours polaire, en quête de phoques partage avec un humain la banquise.
À Port Radium, Ferrer se retrouve dans un village qui compte « trois fois plus de chiens que de personnes et vingt petites maisons aux couleurs suaves ». On s’entend, c’est petit. Toutefois, lorsque le personnage se dirige vers le débarcadère, il découvre « des rangs de skidoos » ; dans le port, « d’autres rangs de bateaux sur cale attendaient une saison plus clémente ». Des rangs de bateaux pour un village de vingt maisons !
Mais le pire reste à venir. À la page 99, il est écrit : « Ferrer fraternisa donc avec toute la famille Aputiarjuk. À table, il eut un peu de mal à comprendre la profession du père avant de comprendre que celui-ci n’en avait pas. Bénéficiaire d’allocations, il préférait chasser le phoque au grand air plutôt que suer dans un petit bureau, dans une grande usine ou sur un gros bateau. […] Ferrer comme les autres y allant de son toast, on but généreusement à la chasse au phoque, on but affectueusement à la santé des chasseurs de phoques, on but avec enthousiasme à la santé des phoques en général et bientôt, l’alcool exaltant les affects, voici qu’on l’invitait même à passer la nuit là s’il le souhaitait, il partagerait sans aucun problème la chambre de la fille et l’on se raconterait ses rêves le lendemain comme ont coutume de faire, sous ces climats, toutes les familles tous les matins. »
Je suis écœuré ! À la fin de ce siècle, et dans un roman qui a remporté le Goncourt, on écrit noir sur blanc que le premier Inuit rencontré est prêt à donner sa fille pour la nuit au premier Qallunaaq (étranger) qui trinque avec lui ! C’est insignifiant, tout à fait éloigné de la vérité, irrespectueux et insultant pour les Inuits, pour les femmes en général ! Cette histoire n’a rien à voir avec l’univers autochtone et nordique d’aujourd’hui.
Me faut-il admettre que tout est permis, en littérature plus particulièrement ? Ne peut-on s’opposer au n’importe comment, à l’invraisemblance ? Je le fais et je ne donne pas une cote très élevée à ce roman.
1. Je m’en vais, par Jean Echenoz, Minuit, Paris, 1999, 252 p. ; 24,95 $.