« Pourquoi lisons-nous, demande Annie Dillard, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? »
L’œuvre d’Annie Dillard s’inscrit dans cette recherche d’absolu qui vise à dessiller nos yeux, à les écarquiller afin de nous amener à véritablement découvrir le monde dans lequel nous avons été miraculeusement déposés, à toucher pour ainsi dire la beauté. Depuis longtemps elle a fait siennes les paroles de René Char : Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer.
Née à Pittsburgh en 1945, Annie Dillard est l’aînée de trois filles. Ses parents, non conformistes à plus d’un titre, lui inculquent très tôt un inaltérable penchant pour la liberté de pensée et d’action, doublé d’une propension quasi génétique à ne jamais se prendre au sérieux (sa mère organisait des concours de blagues et trichait sciemment aux cartes lorsque le jeu versait dans l’ennui), à opposer aux conventions sociales un humour à toute épreuve. Cet apprentissage précoce de la liberté se transforme rapidement en un mode de vie, une exigence sans cesse renouvelée qui trouve sa pleine mesure dans l’exploration du monde et de l’écriture. Comment pourrait-on consacrer sa vie autrement qu’à explorer ses anfractuosités et ses limites ? Aux multiples questions que ne manque pas de susciter la simple observation des franges du réel, le moins que l’on puisse faire, répète inlassablement Annie Dillard, c’est d’explorer les environs. Simple question de bon sens.
Ancrer ses rêves
Une enfance américaine retrace l’éveil de conscience d’une enfant de dix ans qui découvre le monde par les livres, la magie du passage de l’un à l’autre, et ce désir à jamais inassouvi de vouloir tout connaître, tout embrasser du regard, d’être à la fois poète et exploratrice. « Ce qui compte, écrit-elle, c’est que nous prenions conscience de ce qui nous entoure, que nous découvrions un lieu, que nous trouvions un globe en orbite, sur lequel nous pencher, réfléchir et sauter. Ce qui importe, c’est le moment où une vie s’ouvre, où nous sentons qu’elle touche – avec un sifflement électrique et un cri – notre monde actuel, cette sphère minérale ocellée. »
Annie Dillard raconte comment les lectures de son père lui montèrent à la tête. Fasciné, obnubilé par le livre de Mark Twain La vie sur le Mississippi, son père décide un beau jour de tout laisser, femme et enfants, pour réaliser le rêve de sa vie et partir sur les traces de son héros. Mais le projet ne se révèle être que la poursuite d’une chimère. Après avoir navigué quelques semaines en solitaire sur un fleuve mythique, dont tous les repères ont depuis longtemps été radicalement transformés par l’industrialisation de la voie maritime, après s’être nourri de conserves jour après jour, la réalité le rattrape quelque part entre Pittsburgh et la Nouvelle-Orléans. Son rêve s’est échoué entre deux rives, entre deux âges. Il vend alors son bateau et regagne son foyer. « Mon père n’était pas libre, écrit-elle à son sujet, il était à la dérive. » Cette expérience marque profondément la jeune fille, et elle en retient l’importance d’ancrer ses rêves dans la réalité.
Un journal météorologique de l’esprit
À aucun moment Annie Dillard ne sacrifie la transparence de sa prose à la complexité de l’objet qui se trouve au bout de sa lorgnette. Tout paraît simple sous sa plume, aussi bien les phénomènes géo-climatiques les plus surprenants que les manifestations de vie les plus diverses. Le livre qui marquera brillamment son entrée en littérature, Pèlerinage à Tinker Creek, tient à la fois du journal de bord d’une naturaliste, de l’observation minutieuse de la vie terrestre et aquatique, d’une quête métaphysique, de l’essai sur la découverte des mécanismes de notre esprit qui guident et balisent la compréhension que nous avons du monde dans lequel nous vivons, d’un hymne à la vie au sens le plus fort du terme. L’ouvrage, sur lequel plane l’esprit de H. D. Thoreau et qu’elle qualifie de journal météorologique de l’esprit, lui vaudra le prix Pulitzer en 1975. Craignant un moment la réaction du public devant la portée métaphysique d’un tel livre, de surcroît écrit par une femme âgée d’à peine 30 ans, elle songe d’abord à faire paraître l’ouvrage sous un nom d’emprunt. Mais les germes de son éducation libérale portent fruit et elle publie finalement Pèlerinage à Tinker Creek sous son nom.
Chaque jour, l’habitude d’être, pour reprendre le titre qui coiffe la correspondance regroupée de l’une de ses compatriotes, Flannery O’Connor, à qui certains critiques l’ont déjà comparée, nous coupe de l’essentiel. « Nous nous éveillons, écrit Annie Dillard, mais nous éveillons-nous jamais vraiment, au mystère, aux rumeurs de la mort, à la beauté, à la violence » Tel est le projet qu’elle entreprend avec l’écriture de ce livre, nous éveiller à nous-mêmes autant qu’au monde qui nous accueille, lever les voiles, un à un, avec modestie et pudeur, avec respect. Cela explique sans doute, du moins en partie, l’importance accordée par l’auteure à tout ce qui touche la vision, qu’il s’agisse d’instruments d’optique, de lunettes d’approche, de microscopes, sans lesquels nous n’aurions pas accès à certaines franges du réel. Mais le regard que nous posons sur le monde est en quelque sorte domestiqué, transformé par le langage. Annie Dillard relate à cet égard l’expérience vécue par des gens ayant recouvré la vue après qu’une intervention chirurgicale eût permis de corriger une anomalie congénitale. Une fois la vue recouvrée, le regard de ces gens s’apparente à celui de jeunes enfants qui, du fait qu’ils ne maîtrisent pas encore le langage, perçoivent les formes et les couleurs de manière beaucoup plus impressionniste. Rapidement toutefois, l’enfant apprend à parler, à décrire, à s’approprier le monde à l’aide des mots sans qu’il soit encore à même de se douter, voire d’imaginer qu’il s’agit là d’un prisme qui lui permet certes d’appréhender le monde, mais qui forge et modèle la perception qu’il en aura sa vie durant.
La chenille en fil de fer
Au delà des manifestations de vie qui persistent malgré des conditions climatiques extrêmes, de l’ingéniosité des grenouilles et des tortues qui s’enfouissent dans la vase pour survivre, de la fascination qu’exercent sur elle les oothèques des mantes religieuses, les papillons qui se réfugient sous l’écorce des arbres, cette étude minutieuse du monde ambiant est le plus souvent prétexte à une réflexion de nature métaphysique qui emprunte à la métaphore naturaliste pour rendre plus accessible un propos qui pourrait paraître à d’aucuns sibyllin par moments. Tout pèlerinage, quel qu’il soit, s’inscrit dans la durée et la dimension temporelle revêt ici une dimension des plus importantes. Partie intégrante d’un univers en constante mutation, nous n’avons d’autre prise sur le réel que cet instant présent auquel, paradoxalement, nous nous efforçons constamment de nous soustraire, de nous réfugier dans les mirages, à l’image de ce père dérivant sur le Mississippi, pour échapper à l’implacable loi de la durée que clôt la non moins implacable finalité de toute existence. Après avoir dessillé notre regard, Annie Dillard cherche maintenant à nous ancrer corps et âme dans l’ici-maintenant, cet instant présent qui peut seul assurer notre salut. L’attrape qui pourra, nous redit-elle constamment : « Le voilà, me dis-je, aucun doute, c’est bien lui, à cet instant même, le présent, cette station d’essence déserte, ici, ce vent qui vient de l’ouest, ce goût vif du café sur la langue, et moi qui suis en train de caresser ce chien, de regarder cette montagne. Et à la seconde même où je formule cette prise de conscience qui vient de parvenir à mon cerveau, je cesse de voir la montagne, de sentir la présence du chiot. Me voilà opaque, de l’asphalte noire, une fois de plus. Mais en ce même instant, pendant cette même seconde où je sais que je l’ai perdu, je m’aperçois aussi que le chiot est toujours là, en train de se tortiller sur le dos sous ma main. Pour lui, rien n’a changé. Il allonge les pattes pour étirer sa peau qui se tend, éprouvant ainsi sur le pelage de son dos arqué, sur son flanc, sur sa gorge renversée, le moindre contact du bout des doigts qui le caressent. [ ] Non, l’important n’est pas seulement que le temps s’enfuie et que nous mourions, c’est surtout que nous parvenions à vivre dans de pareilles conditions d’insouciance, et qu’il nous soit accordé, à l’occasion de certains moments inexplicables, d’en prendre conscience. »
Avec une passion qui ne se dément jamais, Annie Dillard s’intéresse au lieu où elle se trouve, qu’il s’agisse, comme c’est le cas ici, d’un étang en Virginie que n’a pas encore rejoint la civilisation, ou de ces autres lieux où ses pérégrinations l’ont conduite, des îles Galapagos aux rives du Napo en Équateur. Partout, c’est la vie et ses multiples manifestations qui l’intéressent, le passage d’un vol d’outardes comme celui des saisons, une éclipse totale comme la crue d’une rivière qui emporte tout sur son passage, tout ce qui est visible à l’œil nu, puisque la vie ne fait jamais complètement table rase. Ce n’est là que simple question de bon sens : quand on aménage dans un nouveau lieu, explorer les environs tombe sous le sens. Annie Dillard sait replacer les choses dans une perspective qui nous rappelle à juste titre que nous faisons partie de ce tout. « La toute première question, écrit-elle, – la seule question cruciale – celle de la création de l’univers et de l’existence comme désignant le néant en lui faisant affront, est une question vide de sens. C’est pour moi quelque chose d’inconcevable. C’est donc aux franges de la question que je porte mon attention, aux contours de la nageoire de poisson, à l’inextricable complication des petits points et des infimes mouchetures qui sont le détail du monde. »
On voit et l’on comprend tout l’attrait qu’a pu exercer Annie Dillard sur un écrivain comme Robert Lalonde qui, à sa façon, cherche aussi à traquer le monde sous toutes ses coutures. Le monde sur le flanc de la truite, dans lequel Robert Lalonde rend maintes fois hommage à Annie Dillard, s’inscrit dans cette volonté autant que ce désir de vouloir tout voir et tout comprendre, d’embrasser du regard le vol d’un aigle et éprouver dans le même instant le frisson de terreur que ressentira la fouine lorsqu’elle sentira les serres du rapace se refermer sur son cou. Les infimes mouchetures qui sont le détail du monde ne cesseront jamais d’éblouir le spectateur attentif à ses manifestations. Ce qui amène Annie Dillard à avouer, sur ce ton humoristique qui désamorce son propos de toute propension à se prendre au sérieux, à s’ériger en prêtresse des lieux, qu’elle a souvent l’impression que la nature l’a dotée d’un organe supplémentaire, « une espèce de machine à débiter des vétilles ». Car si elle ne s’étonne de rien, elle s’efforce en contrepartie de rendre compte du prodigieux spectacle qui se déroule sous ses yeux, et d’une manière tout aussi prodigieuse, pour qu’à notre tour nous puissions éprouver le caractère et la nature indomptables de la vie dont les manifestations dépassent parfois l’entendement.
Hymne à la vie, Pèlerinage à Tinker Creek l’est à plus d’un titre. Non seulement Annie Dillard cherche-t-elle à secouer notre indolence, à piquer notre curiosité, à replacer nos drames quotidiens dans une plus juste perspective, mais elle nous rappelle que nous sommes partie prenante de ce monde. « Je suis une survivante râpée, écrit-elle au bout de son propre pèlerinage, grignotée, dans un monde déchu, et ça ne va pas si mal que ça. Je prends de l’âge, je suis dévorée, je n’ai pas mal dévoré non plus. Je ne suis pas toute propre, toute belle, à la tête d’un monde rutilant dans lequel tout serait parfait ; au lieu de cela, j’erre, terrorisée, sur une épave disloquée qui m’est devenue chère, dont les arbres rognés respirent un air délicat, dont les créatures sanglantes et balafrées sont mes compagnes les plus chères, dont la beauté palpite et resplendit, non pas dans ses imperfections, mais, irrésistiblement, malgré elles, sous les nuages déchirés par le vent, avec ou contre le courant. Simone Weil dit simplement, – Aimons ce pays d’ici-bas. Il est réel ; il offre une résistance à l’amour –. »
Un filet pour attraper les jours
Les thèmes développés dans Pèlerinage à Tinker Creek seront repris dans les ouvrages qui paraîtront par la suite. Comme elle le souligne elle-même en exergue de Apprendre à parler à une pierre, ses réflexions sur l’écriture et sur son propre travail d’écrivain ne s’inscrivent pas en marge de l’œuvre, mais en constituent l’essence même. À cet égard, En vivant, en écrivant appartient à ces livres qu’on range soigneusement à portée de la main une fois qu’on en a terminé la lecture. L’écriture est ici dépouillée de tout artifice et n’a d’autre but que de forer l’impalpable, d’extraire le sens de ce qui peut, à première vue, en paraître dénué. Annie Dillard y aborde la question de l’écriture, de ses rapports à la vie sans jamais chercher à pavoiser sur sa condition personnelle. Elle y parle de son travail avec le respect de celle qui sait qu’elle doit tout à son métier, que c’est ce dernier qui l’a forgée et non l’inverse. Le lieu de l’écriture revêt une grande importance et, à cet égard, Annie Dillard rappelle qu’il faut éviter les lieux de travail séduisants qui distraient l’écrivain de l’essentiel. Ce dernier doit être en mesure de se retirer du monde pour mieux le recréer. Ainsi, elle qui accorde tant d’importance à la vision, au regard que nous portons sur le monde, préfère écrire dans une pièce sans vue « pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité ».
Annie Dillard s’intéresse également aux emplois du temps et nous rappelle que « nous vivons notre vie [ ] comme nous passons nos journées. Ce que nous faisons de cette heure, et de cette autre, est ce que nous faisons tout court. Un emploi du temps protège du chaos et du caprice. C’est un filet pour attraper les jours ». Pour l’écrivain, le temps c’est avant tout l’échafaudage sur lequel il construit son œuvre et qui lui permet, lorsqu’il risque un regard par derrière, d’entrevoir un sens à sa vie, cette lente avancée dans l’inconnu. À cet égard, Annie Dillard rappelle avec justesse que l’œuvre à construire exige une présence de tous les instants dès lors qu’on s’y consacre. Pour cela, à aucun moment il ne faut craindre de plonger dans le vide en plein vol. Devant de telles exigences, Annie Dillard ne cesse de s’interroger sur ce qui pousse une personne à vouloir écrire, à tout consacrer à une entreprise qui jamais n’offre la moindre garantie de réussite ou de succès. Comment doit-on se préparer à faire face à un tel choix ? La réponse, nous rappelle Annie Dillard, demeure toujours la même : « Qui m’apprendra à écrire ? désirait savoir un lecteur. La page, la page, cette blancheur éternelle, la blancheur de l’éternité que tu couvres lentement, affirmant le griffonnage du temps comme un droit, et ton audace comme une nécessité »
En vivant, en écrivant, comme son titre l’indique, se présente comme un livre sur l’écriture, sur les raisons secrètes qui motivent une personne à s’éloigner de ce qui paraît à première vue la vie réelle pour mieux s’en rapprocher, pour mieux s’y agripper à l’aide des mots comme un alpiniste s’accroche à la surface lisse de la paroi rocheuse. Il se dégage de ces pages une grande modestie, une grande humilité à l’égard de l’écriture. Une sérénité apaisante.
La plupart des ouvrages d’Annie Dillard ont été traduits en français, dont :
Pèlerinage à Tinker Creek, traduit de l’anglais par Pierre Gault, Christian Bourgois éditeur, 1990, 393 p. ; Une enfance américaine, traduit de l’anglais par Claude Grimal et Marie-Claude Chenour, Christian Bourgois éditeur, 1990, 350 p. ; Apprendre à parler à une pierre, traduit de l’anglais par Béatrice Durand, Christian Bourgois éditeur, 1992, 213 p. ; Les vivants, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 1994, 476 p. ; En vivant, en écrivant, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 1996, 143 p.