« Je suis arrivé dans ce monde comme un devoir de bonheur, non pas pour effacer la mort, mais pour lui succéder. » Chez Philippe Delerm, le bonheur est indissociable de la mémoire, de cette lutte de tous les instants pour échapper au vide, à l’anonymat.
Indissociable également du regard que nous portons sur notre vie, sur les gens qui la traversent, certains sans laisser de traces et d’autres qui en modifieront parfois le cours irréversiblement. Indissociable surtout de tous ces plaisirs minuscules, de la première gorgée de bière à l’amère volupté d’un naufrage complet.
Le devoir de bonheur fait ici écho à la mort tragique d’un enfant, comme nous le raconte Philippe Delerm dans Le bonheur/Tableaux et bavardages1. À la fin de la guerre, quand les bombardements devinrent plus intenses, ses parents, en compagnie de ses frères et sœurs, s’étaient un jour réfugiés dans l’une des nombreuses cavernes que l’on retrouve dans la région de Chaponval. Sitôt à l’abri, une bombe éclata, bloquant l’entrée de la grotte et les retenant prisonniers durant plusieurs heures jusqu’à ce que des villageois réussissent à les libérer. On loua le ciel de les retrouver sains et saufs. Mais un éclat de bombe, qu’on crut d’abord superficiel, se révéla fatal pour une sœur de Philippe Delerm, jeune alors, qu’il ne connaîtra jamais autrement qu’en feuilletant les albums de famille. « Je suis né d’un malheur étouffé par la terre », écrira-t-il, évoquant ce triste épisode qui ne cessera de lui rappeler que le bonheur « se doit de gagner ses couleurs. Lumière, transparence, chaleur qui fait croire en demain. J’ai reçu tout cela comme un héritage impalpable, comme une chance à garder, sans remords. Je porte le bonheur depuis, et je n’en ai pas honte. »
Le chant du monde
Le premier roman publié par Philippe Delerm, La cinquième saison2, se présente comme un journal intime tenu par le narrateur pour suppléer à la perte tragique de l’être aimé. Jamais cependant le narrateur ne s’apitoie sur son sort, ne quémande la compassion du lecteur. Retenue et pudeur caractérisent le ton de ce roman, comme en témoigne la description de l’accident qui agit comme déclencheur de l’action : « Un jour tu t’es laissée glisser vers un ailleurs qui te guettait de sa force tranquille et blanche Pour une raison inexpliquée la 2 CV a quitté et percuté est décédée dans la soirée » Au lecteur de combler les vides, de faire appel à sa propre mémoire, à son propre regard.
La force du roman tient au pouvoir évocateur des mots, dont le narrateur sait qu’ils sont son unique rempart contre l’oubli, la seule résistance qu’il puisse opposer à la mort. Tout devient prétexte à exorciser la douleur, à en appeler à la mémoire pour célébrer tous les instants de bonheur dont l’addition seule fait la différence entre le vide et le sentiment de plénitude qui se dégage de ces pages. Les modes verbaux, par l’empreinte qu’ils impriment sur notre perception de la réalité, par l’illusoire emprise temporelle à laquelle ils prétendent, revêtent ici toute leur importance. Tout l’art de l’écrivain s’y conjugue et s’y déploie au fil des pages de ce roman plus d’une fois troublant par l’atmosphère intime qui s’en dégage. Le lecteur est tour à tour amené à ressentir l’absence de l’être aimé et son inaliénable présence : « Tu passerais Je crois que tu viendrais Tu aurais ta robe framboise Je te parle au conditionnel, et n’en finis pas de creuser la saveur douce-amère de ce mode pour les enfants. […] Laisse mentir les mots. Je le sais bien. Si tu n’étais pas morte, ce serait si difficile de t’aimer. Mais j’ai le chant du monde enclos dans ma douleur, brûlante sur ce mode ami du rêve et de l’absence. Tu viendrais ce soir. La clé des premiers mots. Ensuite, le présent peut dire enfin l’ailleurs. »
Le premier tableau décrivant un déjeuner champêtre fait écho à la fragilité du bonheur que l’on retrouve d’un livre à l’autre. Tout concourt à rendre cet instant magique, la douceur du climat, la fraîcheur du vin, les pitreries de l’enfant. Puis le pain vient à manquer, il faut que quelqu’un s’extraie du tableau pour l’y en ramener. Là où nous nous empressons d’ordinaire à meubler le vide, à remplir la corbeille à pain, Philippe Delerm nous invite à nous immobiliser un instant, à prendre la mesure du temps, le pouls du bonheur. Oui, tout cela remue, bouge, vit, et mourra un jour. Mais avant que cela ne soit, pourquoi ne pas s’arrêter et goûter cet instant ? Voilà le propos de ce livre écrit non pas sur le mode de l’innocence, mais en toute lucidité : « Je sais. Je ne serai jamais plus heureux que maintenant. Je dis le nom de mon bonheur ; il me fait peur soudain, et je me donne la chair de poule. Tant pis. Vous êtes là, tout près, vous ne me voyez pas. Pourquoi est-ce si triste à prononcer, ces mots soudain désemparés, soudain si frêles et menacés ? Je les répète malgré moi, c’est le bonheur, et tu me vois soudain, ton regard me délivre. »
Parler de bonheur, de surcroît avec un tel enthousiasme, peut aujourd’hui paraître suspect, voire déplacé. Philippe Delerm avoue s’être maintes fois fait reprocher de ne pas faire écho à la violence de ce siècle, comme si le rôle de l’écrivain devait épouser, compléter, ou mieux, parfaire celui de l’homme politique et du pasteur, et nous rappeler que l’horreur appartient davantage à ce monde que l’idée même de bonheur. Mais, sans fermer les yeux sur les conflits qui se déroulent au cœur même de l’Europe, Philippe Delerm ne craint ni de paraître déplacé ni d’affirmer ses choix. Car c’est là une question de choix, et ce dernier est d’autant plus courageux, d’autant plus nécessaire qu’il est hors propos, démodé, dérisoire. « Si j’ose prononcer le mot bonheur, écrit-il, le siècle dit cocon, cucu, tout mièvre, tout fadeur. » Cela explique sans doute, relate Philippe Delerm, que l’éditeur à qui il avait soumis le manuscrit de La cinquième saison, qui avait retenu l’attention du comité de lecture, préféra publier un chanteur connu qui racontait comment depuis l’enfance il s’y prenait pour émettre des pets. Assurément, la parution de cet ouvrage fit davantage de bruit. C’est aussi cela la violence du siècle.
Instants d’éternité
Dans une entrevue qu’il accordait à un magazine français, Philippe Delerm avouait ne pas se considérer comme un romancier, qu’il écrivait plutôt des textes sur des petits moments de vie. La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules3 illustre à cet égard merveilleusement bien les propos de l’auteur. Tout est ici prétexte à traquer la douceur que la vie offre parfois sous le couvert d’un Laguiole qui épouse parfaitement la paume de la main, d’une religieuse au café dans le présentoir du pâtissier, de la noblesse du porto, de l’odeur des pommes ou tout simplement de la montagne de bonheur que peut parfois représenter un banana-split. Chez Philippe Delerm, « un épluche-légumes à la main, on se dit des choses profondes et naturelles ».
Sa dernière parution, Il avait plu tout le dimanche4, s’inscrit d’emblée dans la poursuite de ces instants d’éternité. Encore une fois, le titre traduit fort éloquemment la couleur et l’esprit de ce livre qui met en scène un couple, Arnold Spitzweg et Paris. La symbiose est à ce point réussie que le lecteur ne peut les imaginer l’un sans l’autre une fois la lecture terminée. Arnold Spitzweg est seul au monde, mais il n’y a pas là matière à s’attrister. Pour cet employé des postes originaire d’Alsace qui vit à Paris depuis bientôt trente ans, la solitude est inhérente à la condition humaine. Prétendre ou vouloir le contraire n’y changera rien. Pour ce Parisien converti, que le narrateur appelle affectueusement « monsieur » Spitzweg, chaque homme n’est qu’un grain de sable. Plutôt que de le déplorer, monsieur Spitzweg y puise au contraire la confirmation quotidienne de ses choix et il « éprouve un profond réconfort à sentir qu’on ne décide rien, que des forces nous mènent, nous dépassent, au mieux nous abandonnent sur la plage ». Le regard qu’il porte sur ses semblables en est un d’étonnement constant, voire de compassion à certains moments devant leur comportement si peu rationnel, et s’il consent à l’occasion à mimer leurs actes, par souci de solidarité, il ne met jamais longtemps à réaffirmer ses choix initiaux. Arnold Spitzweg n’a choisi qu’une chose dans la vie : vivre à Paris. Tout le reste n’est qu’accessoire, illusion, voire cauchemar lorsqu’il s’agit de la banlieue. Aux embruns de la mer du Nord, monsieur Spitzweg préfère humer « les couloirs du métro comme un jardin d’essences rares ».
Il avait plu tout le dimanche se lit comme une suite de petits tableaux d’un Paris intemporel avec ses vies de quartier, ses conciergeries d’une autre époque, ses boucheries-charcuteries, ses foires à la ferraille et aux jambons de Chatou, sans oublier la douceur des soirs d’octobre accoudé au parapet du pont Louis-Philippe. L’habituel bruit qui assourdit nos existences fait place ici au ton feutré de Philippe Delerm qui n’est pas sans rappeler celui de Henri Calet, la mélancolie étant toutefois broyée au creuset d’une douce ironie, question de garder le bonheur dans le ton du siècle. « Un Français moyen, dans un quartier populaire de Paris voilà ce qu’il faut pour goûter le monde à la Spitzweg. À quoi bon vouloir autre chose ? »
On ressort d’un livre de Philippe Delerm comme d’une salle de cinéma après la projection d’un film qui nous a plu. Cosmonaute pataud, on demeure enveloppé d’un sentiment de bien-être dont on retarde à s’expliquer les raisons pour en goûter le plus longtemps possible la magie, pour garder quelques secondes cette étrange apesanteur.
1. Le bonheur/Tableaux et bavardages, du Rocher, 1998.
2. La cinquième saison, du Rocher, 1997.
3. La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Gallimard, 1997.
4. Il avait plu tout le dimanche, Mercure de France, 1998.
Outre les titres mentionnés, Philippe Delerm a publié, aux éditions du Rocher :
Un été pour mémoire, Le buveur de temps, Le miroir de ma mère (en collaboration avec Marthe Delerm), Autumn, Les amoureux de l’hôtel de ville, Mister Mouse, L’envol, Sundborn ou les jours de lumière, Panier de fruits ; aux éditions Champ Vallon : Rouen ; aux éditions Stock : Les chemins nous inventent (avec photographies de Marthe Delerm).