De la difficulté à répondre à la question « qui est l’Acadien ? », certains écrivains ont su tirer la force d’exprimer cette part d’exil logée dans l’identité de tout contemporain, pour peu qu’il veuille faire face à la mouvance de sa condition. Vues sous cet angle, notre appartenance à un territoire, à une époque, notre inclusion dans une nation ne sont-elles pas les premières étapes d’une déportation continuelle ?
Nul plus qu’Herménégilde Chiasson ne peut sentir cette difficulté d’être de quelque part tout en cultivant l’ailleurs avec le cosmopolitisme instinctif propre au poète. À la fois tremplin et boulet, son rôle de rassembleur et de catalyseur pour la modernité artistique de l’Acadie le place dans une situation favorable mais tendue. Après vingt-cinq années passées à publier à Moncton – lieu des contradictions qui l’habitent – et à privilégier la poésie en lui faisant occuper la presque totalité de ses écrits, le voilà qui invite à plusieurs polémiques : Brunante, en plus d’être sa première publication exclusivement montréalaise, le rapproche plus que jamais du récit.
Chiasson, déjà un des plus fins poètes en prose au pays, marque par ce temporaire « exil » éditorial une nécessité pour l’Acadie d’assumer sa situation depuis longtemps extraterritoriale. Bien avant de se doter d’une littérature, l’Acadie était en effet déjà autre chose qu’un pays : communauté culturelle et spirituelle éparpillée dans tout l’Est américain, la diaspora acadienne est même une preuve que l’existence d’une collectivité peut très bien être détachée du concept de nation.
En tant qu’artiste, il applique quotidiennement la conscience de l’exil, non pas en l’utilisant comme thème, mais en se déplaçant d’un mode d’expression à l’autre et en évitant la cristallisation de sa personnalité. Profondément international, soucieux de « regarder entre les choses », il incarne tout de même la situation culturelle de l’Acadien, pour qui la réalité demeure constamment équivoque, trilingue, précaire.
Contrer l’Œdipe culturel
Le difficile parcours historique des Acadiens a produit deux tendances bien distinctes. L’une s’inscrit dans les traces laissées par les récits de la déportation, rappelant que c’est grâce à la parole que l’Acadie existe toujours. L’autre tendance, en réaction directe contre la nostalgie et l’isolationnisme culturel qui peuvent surgir de la première, clame la nécessité d’être moderne, au risque d’impasses insurmontables pour certains.
Même s’il est un peu mal à l’aise avec sa propre image, Chiasson représente pour beaucoup le début de la modernité acadienne. D’abord hostile à l’omniprésence du discours historique en littérature, il a voyagé un peu partout, étudié la peinture en Europe puis amorcé une carrière d’enseignant. Aujourd’hui, à 54 ans, après avoir entrecroisé le cinéma, l’écriture et la peinture pendant un quart de siècle, il se trouve à l’apogée de sa production littéraire, qui de Existences (1991) à Brunante a trouvé une forte cohérence et une originalité certaine. C’est la période où il raffine sa tendance à l’inventaire, au recensement curieux de l’essence des choses et des êtres dissimulée dans l’anecdote.
Débutant en filiation directe avec le symbolisme (avec Mourir à Scoudouc, 1974), Chiasson a tout fait pour éviter qu’on l’identifie à une seule discipline. Ce recueil insolite, qu’on aurait dit en contreplaqué, aurait très bien pu demeurer un accident de parcours : « Mourir à Scoudouc a été écrit rapidement et je n’ai jamais pensé que ça pourrait être publié. Pour moi, tout ce qui était moderne, c’était le formalisme, le minimalisme. Tout ce qui était de l’ordre du sentiment m’était étranger. »
Après un deuxième recueil, l’auteur traverse une période de dix ans sans publier, trouvant davantage d’utilité dans le voyage et la compagnie des peintres. « Ça n’avait plus aucun sens. Je considérais de façon très zen que la perte était ce qui était le plus valable, un peu par crainte d’être mis dans un tiroir précis au bout de quelques ouvrages. C’est aussi une des raisons de mon attirance vers la multidisciplinarité. Dès que les gens ont l’impression qu’ils vont me saisir, j’essaie de me déplacer ailleurs et de faire autre chose. Je voudrais qu’on regarde ce que je fais et qu’on oublie Herménégilde Chiasson. » Rêvant d’une reconquête mentale de l’Acadie par les Acadiens et ne pouvant se rallier à une visée passéiste, il travaillera donc à fonder, tel Miron chez nous, la possibilité d’habiter le territoire par une lente installation de son être dans la langue. Pour ce faire, il revient toujours à la poésie, avec une façon très picturale d’appréhender la matière verbale, mais où l’image demeure cependant imparfaite, partiellement brouillée afin d’accueillir le lecteur et son bagage de circonstances.
C’est en effet par le poème que l’Acadie a trouvé, sinon une large audience, une façon authentique d’exister tout en domestiquant ses vieux démons, les sentiments d’aliénation, d’impuissance, d’infériorité culturelle. « Antonine Maillet fut importante au plan de la récupération de la tradition orale, de même que par la fondation d’une œuvre sur place, en Acadie. Ensuite, au plan de l’écrit, je crois que c’est vraiment la poésie qui a fondé notre littérature, en s’appuyant sur toutes les institutions qui se sont déployées au début des années 1970. »
Pour mieux se trouver « sur place », Chiasson va non seulement effectuer quelques pèlerinages en Louisiane, mais s’attarder à investir une Amérique par où passe toute tentative d’imaginer une francophonie nouvelle, incorporant les fractures plutôt que de s’enfermer dans un repli défensif.
« J’ai toujours pensé que l’Amérique était fondée sur un génocide, ce qui nous permet d’en faire partie d’une certaine façon, en combattant la peur de disparaître en tant que francophones, confesse-t-il dans l’ambiance méditative de ce petit hôtel où se retrouvent les Acadiens lors de leurs passages à Montréal. Lorsque je suis allé pour la première fois aux États-Unis, je me suis acheté trois livres : Kerouac, Ginsberg et Borges, qui m’ont révélé le continent sous un nouveau jour. Les passages en français des livres de Kerouac évoquent beaucoup pour moi le chiac [équivalent acadien du joual] et Moncton. Sa perspective sur l’« américanité » avait une résonance très politique à l’époque. Mais Kerouac, c’est aussi un peu comme un saint. C’est quelqu’un qui a tout abandonné pour se consacrer à la littérature, à l’encontre du triomphalisme qui existait après la Deuxième Guerre mondiale. Il présente une Amérique qu’on ne voit pas souvent. »
Parmi ses nombreuses pièces de théâtre, Aliénor est probablement celle qui exprime le mieux son désir d’une Acadie qui s’arrache à elle-même pour conquérir sa place en Amérique, au lieu de se limiter au regard que les autres veulent bien lui porter. Dans cette pièce créée au Théâtre de l’Escaouette à Moncton en 1997, la figure du paradis perdu et une accusation d’inceste donnent lieu à une parabole qui met en scène le conflit où le destin d’un peuple s’ouvre à plusieurs dénouements. Le dramaturge ne s’y veut pas porteur d’une solution univoque, commençant même à s’interroger sur la possibilité de réintégrer la tradition à sa quête du moderne.
« Je voulais parler de l’Acadie, tout en faisant un drame plus universel où s’affrontent la tradition et la modernité, dit Chiasson à propos de cette pièce. Après m’être détaché de la vision entièrement folklorique de l’Acadie qui était promulguée à mes débuts, je me suis demandé si la rupture avec la tradition nous avait servi et j’ai voulu retrouver l’héritage acadien, même s’il est très modeste, pour essayer de le réarticuler. C’est d’ailleurs pourquoi dans Conversations je retourne vers l’oralité, le folklore en quelque sorte, mais comme matériau. »
Regarder entre les choses
Le Prix du Gouverneur général qui est venu récompenser Conversations a consacré la fin d’un cycle passionnant, où les détails du quotidien servent à élaborer un inventaire de l’âme aussi humble qu’émouvant. Si Miniatures et Climats, considérés individuellement, auraient davantage mérité ce prix symbolique, on ne peut qu’applaudir la reconnaissance d’un projet bâti au long des années sans crainte aucune de l’anonymat.
Écrit à partir du présent pour éviter la nostalgie qui lui semblait le guetter, Conversations est constitué de 999 répliques attribuées à des Il et des Elle réellement observés, puis transformées en écriture avec le don qu’a Chiasson de saisir en quelques lignes la substance intime d’une existence en mouvement. En greffant ainsi le présent sur la page, il transposait une expérience vécue autrefois avec la drogue : fixer son attention sur la mécanique du discours plutôt que sur le sens véhiculé. « Non pas, tel qu’il le dit lui-même, éliminer le sujet, mais le réduire le plus possible pour que ça ne devienne que de l’écriture. »
« Souvent dans la vie, les incidents qui n’ont aucune importance sont peut-être les moments où nous sommes le plus près d’atteindre l’essence de nous-mêmes. Car on s’oublie, dans une espèce de mécanisme où finalement on développe un style, dit-il en manipulant constamment les objets qui se trouvent à la portée de sa main. J’ai toujours aimé regarder ce que les gens ne regardent pas. C’est un peu ça, la poésie, regarder entre les choses. » Car malgré l’impression que peut laisser une première lecture, le présent proposé n’a plus rien de l’anecdote qui sert pourtant de source à ses poèmes en prose. Tout comme ses tableaux faussement kitsch, faussement naïfs, sa peinture des voix suscite un sentiment d’ambiguïté qui nécessite une lecture productrice, la plus aléatoire possible malgré les balises proposées. Chiasson propose ainsi une mise en forme de la perception directement issue du collage et du fragment qui conditionnent tout le siècle qui s’achève.
« C’est curieux que le collage, apparu au début du XXe siècle avec le cubisme, revienne en force à la fin du même siècle. Il y a là quelque chose qui, comme souvent, a été initié d’abord par les arts visuels. Dans ce cas, je crois que c’est lié à la vitesse, à l’apparition de l’automobile qui change la perspective en la rapprochant beaucoup du collage : un instant on voit quelqu’un, puis très rapidement une affiche, et ainsi de suite. »
De la pâte de mots
L’entièreté de Brunante révèle, à la manière d’une autobiographie poétique, le caractère premier des arts visuels dans l’œuvre d’Herménégilde Chiasson. Chacun des 34 textes aborde sous un angle ou sous un autre cette apparition de l’écriture sur fond de pigments et de ciseau, ou encore sur celui des remises en question initiées par l’art conceptuel. On entre dans ce livre par le Louvre, on y rencontre les portraits très particuliers qu’il fait de Picasso, de Duchamp, d’Herman Nitsch, pour finalement quitter l’auteur au moment où il soutenait, en 1985, une thèse sur la photographie américaine à la Sorbonne, non sans que ces sujets ne s’accompagnent de détails de l’enfance. Une enfance passée à découvrir tranquillement le lointain, sur une route de campagne qui n’était pas toujours déblayée l’hiver, où la petitesse des perspectives aurait facilement pu étouffer le soupçon que le futur écrivain, fasciné par l’apprentissage de l’alphabet et de la lecture, commence à porter sur ce qu’on nomme réalité.
« Ce que j’ai fait en littérature a souvent été une adaptation de ce que j’avais appris en arts visuels. Je suis fondamentalement un visuel et pour moi la musique va toujours demeurer un mystère, même si j’ai composé des paroles pour quelques chansons. »
Misant, qu’il tourne un film, écrive ou prenne des clichés, sur les isomorphismes qui existent entre chaque forme d’expression, sur les correspondances qui se développent constamment entre les différents langages, Chiasson oblige à entrer dans le geste qui fait osciller les mosaïques entre la deuxième et la troisième dimensions.
« Je pense qu’on peut tout faire, mais en comprenant parfaitement une base dans un domaine précis, puisque comme le disait Barthes, tout signe est traduisible. Pour moi, cette base a été la peinture, le seul domaine où ma culture n’a pas de trou majeur et où je me sens parfaitement à l’aise. Entre poésie, musique, peinture et cinéma, il ne s’agit que de faire des rapports. »
Admirant Proust, Duras et Alessandro Baricco pour leur capacité à poétiser le roman ou le cinéma, il veut son écriture comme une sorte de « voix off », où l’idée, en retrait de la représentation, garde sa part approximative, demeurant ainsi fidèle à la vie intérieure. C’est pourquoi la poésie demeure le centre de toutes ses créations, alors qu’il amincit l’écart entre un genre démodé pour certains et les nouvelles voies qui monopolisent l’intérêt du public. Loin de célébrer une hypothétique coupure avec les précédents âges esthétiques, Herménégilde Chiasson est un de ceux qui ont le courage de rechercher le lien entre Michel-Ange, Marcel Duchamp, Ronsard, Tzara et Prévert, route hasardeuse qui peut mener autant à une indigeste bouillie qu’à un authentique postmodernisme.
Œuvres d’Herménégilde Chiasson (à jour en 2000) :
Mourir à Scoudouc, Les éditions d’Acadie, 1974 ; Rapport sur l’état de mes illusions, Les éditions d’Acadie, 1976 ; Prophéties, Michel Henry éditeur, 1986. Existences, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1991 ; Vous, Les éditions d’Acadie, 1991 ; Vermeer, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1992 ; Miniatures, Perce-Neige, 1995 ; Climats, Les éditions d’Acadie, 1996 ; Aliénor, Les éditions d’Acadie, 1998 ; Conversations, Les éditions d’Acadie, 1998 ; Brunante, XYZ, coll. « Hiéroglyphe », 2000.
LA LITTÉRATURE ACADIENNE, REPÈRES HISTORIQUES
1604 : Fondation de l’Acadie par les Français. Ce territoire recouvre alors une partie des Maritimes actuelles.:
1609 : Marcc Lescarbot (1575?-1642), qui a séjourné quelque temps en Acadie, publie L’histoire de la Nouvelle-France et donne naissance à une Acadie mythique, sorte de Terre promise française. Les récits d’explorateurs fournissent d’autres témoignages sur cette période.
1710 : Conquête de l’Acadie par les Britanniques.
1755 : Le « Grand Dérangement » : déportation d’une grande partie de la population dans différentes régions. L’absence d’institutions autonomes et la précarité de l’enseignement en français vont pour un bon moment freiner le développement de la culture acadienne.
1756-1911 : Période peu productive sur le plan de l’écrit, mais où le récit de la déportation s’inscrit par contre solidement dans la tradition orale.
1815 : Les francophones du Nouveau-Brunswick obtiennent le droit de fonder leurs propres écoles.
1847 : Publication du long poème Evangeline par l’Américain Henry W. Longfellow, qui n’a jamais mis les pieds en Acadie. Ce texte épique a pour thème l’exil acadien et engendre une tradition fertile, quoiqu’il soit fortement marqué par la nostalgie. Le livre est traduit en français en 1865 et connaît un succès instantané sous forme de feuilleton. Pendant ce temps, les écrits acadiens se limitent surtout à des essais de généalogie et de linguistique, de même qu’à des contes et des poèmes dispersés dans les journaux.
1911 :Publication des premiers recueils de contes, puis de récits régionalistes.
1948 : Publication du premier recueil de poésie, La vie en croix d’Eddy Boudreau, suivi l’année suivante par Poèmes de mon pays de Napoléon Landry. La comparaison entre les deux auteurs témoigne d’une oscillation entre la souffrance individuelle et les enjeux collectifs qui marquera les générations suivantes.
1958 : Début de la carrière littéraire d’Antonine Maillet avec Pointe-aux-Coques.
1972 : Essor impressionnant de la littérature acadienne. Fondation des Éditions d’Acadie, enseignement de la littérature acadienne à l’Université de Moncton et attribution du Prix Goncourt à Antonine Maillet pour Pélagie-la-Charrette.
EXTRAITS
« Nous mourons et pourtant nous avons mangé la nuit comme un grand gâteau avec des sucreries d’ennui et des nuits d’amour à chaque étage. »
Mourir à Scoudouc, p. 24.
« peut-être vous en doutez-vous
vous êtes mon seul et unique jardin d’ecchymoses
le seul endroit où ça fait vraiment mal
et j’ai peut-être choisi d’y habiter
si le métro pouvait sortir de ses gonds
se décider à passer par là
la décision ne nous revient peut-être plus
nous avons peut-être perdu la raison
soudainement
il y a longtemps jadis »
Vous, p. 29.
« l’implacable désespoir d’être suspendu dans le vide en chute libre dans l’absence irrésorbable d’où je vous voyais émerger par bribes
par moments imprévisibles asthmatiques dans la convulsion de vous perdre et de me perdre à votre poursuite
l’univers était devenu un lieu malsain peuplé de fantasmes et de bêtes malencontreuses d’où votre visage émergeait parfois »
Vous, p. 144.
« 999. Elle Cette insistance, cette prière, cet aveu, ce besoin, cette anecdote, un profil qui se dessine, une main qui se lève, la volonté insubmersible, le moment où la couleur se répand à la grandeur, cette prétention à vouloir s’emparer du monde pour en faire de l’amour, un glissement étrange comme la naissance, une journée pluvieuse, c’est le printemps, le soleil répand sa lumière sans égard, je ne veux rien dire, quelqu’un insiste pour qu’il y ait une suite.1000. »
Conversations, p. 154.
« Il faudrait avoir le courage de partir pour toujours et le reste ne serait plus qu’une transe qui nous habite en sachant bien qu’il n’y a que l’errance qui puisse nous contenir. Un destin rugueux comme celui des bêtes et un cœur grinçant de souvenirs pour se lever à chaque matin et refaire le même tableau avec la même rage. »
Brunante, p. 39.