Je souffre de cette tare pour certains inavouable : je n’ai pas lu Proust, et si je ressens parfois quelque mélancolie à n’avoir su me plonger dans l’univers feutré de La recherche, comme on nomme entre initiés le grand œuvre de cet écrivain, je n’en éprouve aucune honte, même lorsqu’on me dit, sur le ton de la confidence et m’intronisant par le fait même dans le saint des Saints : « Vous avez lu Proust, bien entendu ? ».
Il fut une époque où je m’esquivais devant cette question qui n’en était pas une – puisqu’on n’osait imaginer que la réponse fût négative –, évoquant de mauvaise grâce des passages que je connaissais par cœur pour les avoir tant et tant entendus, de peur d’être frappée d’un ostracisme sans recours dont les effets rejailliraient jusque sur l’œuvre bien humble, en comparaison de la cathédrale proustienne, que j’essayais et essaie encore de construire moi-même.
Aujourd’hui je ne m’esquive plus, je ne louvoie plus, et si je suis devenue pour ainsi dire insensible au snobisme entourant le patient travail de ce magistral écrivain, la mélancolie ne m’a pas quittée, car le peu que je connais de cette œuvre a toujours suscité chez moi un sentiment de douce tristesse, pareille à celle qui s’empare de moi lorsqu’un lointain souvenir, que je sais inaccessible, fait trembler la lumière du mois d’août. J’ai la nostalgie de l’univers de Proust comme j’ai la nostalgie des années 1950, que je n’ai pas vécues mais dont j’ai l’impression de retrouver l’essence dans certains films d’Elia Kazan ou de Vincente Minnelli, qui représentent en quelque sorte à mes yeux cet âge d’or à jamais révolu où le bonheur aurait été possible.
Je me souviens encore du jour où j’ai acheté mes premières madeleines. Je croyais alors, un peu naïvement, que ces pâtisseries n’existaient et ne pouvaient exister que dans la fiction. Je me souviens de mon étonnement, puis de mon ravissement devant ces petits gâteaux dont la banalité ne savait pourtant rivaliser avec l’opulence des babas au rhum et des éclairs au chocolat étalés près d’eux. Qu’à cela ne tienne, j’ai ramené chez moi avec toute la délicatesse de qui vient de découvrir un fragile trésor, dans leur sac de papier brun froissé, les deux minuscules madeleines que j’avais achetées, puis je les ai dégustées avec une ferveur quasi religieuse, comme si j’entrais dans le secret du souvenir, là où se trouve la vérité de toute chose.
Pourquoi alors, devant cette force d’attraction, n’avoir jamais pu aller au-delà de la cinquantième page du Côté de chez Swann ? Écrivant ces lignes, je me le demande plus que jamais, d’autant plus que l’été m’a toujours semblé la saison propice à ce genre de lecture qui demande que l’on s’assoie tranquille à l’ombre d’un arbre pour se laisser doucement envahir par la musicalité de la nostalgie. Peut-être est-ce là l’un des effets pervers de ces cours de grammaire générative pendant lesquels un professeur dont j’ai oublié le nom – mais non la ferveur proustienne ni la suavité de la voix lorsqu’il nous affirmait que « longtemps, il s’était couché de bonne heure » –, nous faisait décortiquer jusqu’en leurs plus petits éléments les interminables phrases que parcouraient les noms d’Albertine, d’Odette, de Mme de Saint-Loup ou des Verdurin. Que d’heures passées à reconstruire l’édifice de chacune de ces phrases dont le diagramme s’étalait sur des pages et des pages, de subordonnées relatives en subordonnées participiales ou conjonctives. Si je n’avais d’abord dû me confronter au squelette de la phrase, peut-être aurais-je pu en apprécier la rondeur, tâter la douceur de certaines chairs et de là m’imprégner du parfum d’Odette, d’Albertine, de Gilberte ou de Charlus, dont les spectres désincarnés hantaient mes nuits de jeune fille studieuse. Rien ne me fut peut-être plus fatal que ce travail de fossoyeur, alors qu’il m’aurait fallu, avant d’exhumer leurs cadavres, faire connaissance avec ces personnages et savoir où ils avaient posé les pieds.
Ils me sont néanmoins devenus familiers, ces hommes et ces femmes que je ne connais pas, mais dont les noms résonnent à mes oreilles comme ceux de lointains cousins qui seraient venus nous visiter, lorsque nous étions enfants, et pour lesquels nous aurions sorti le service à thé en porcelaine, les cuillères d’argent, les nappes de dentelle. C’est ainsi que m’apparaît cet univers, drapé dans la douceur des rituels désuets, quand le temps pouvait encore se mesurer avec lenteur et qu’il était possible d’évoquer le temps perdu à l’infini, afin de se retrouver, soi, puisque rien ne nous constitue que le passé. Il est possible que la perfection que je prête à cet univers ne soit qu’illusion, et que je sois amèrement déçue le jour où je découvrirai, si je parviens à lire enfin ne serait-ce que deux tomes d’À la recherche du temps perdu, les petites trahisons, les petites vilenies qui s’y tramaient assurément, et que tout n’était pas rose à l’ombre du clocher de Combray. Je persiste malgré cela à croire que se trouve là, au creux de ce microcosme bourgeois, une forme de pensée qui n’échappe pas à l’innocence.
J’ai devant moi un exemplaire du Côté de chez Swann, qui jaunit dans ma bibliothèque depuis cette époque où j’écrivais encore mon nom sur une des pages de garde des livres achetés, accompagné de la date de la précieuse acquisition, croyant peut-être que cette manie me permettrait de m’approprier plus facilement le monde inconnu se déployant sous la couverture, ou que celui-ci demeurerait ainsi mien, comme l’objet le contenant. Proust est donc entré chez moi le 8 juillet 1977, alors que je n’avais pas tout à fait vingt ans et qu’on pouvait me considérer comme une jeune fille en fleurs, bien que la vie ait déjà pris soin de m’étioler quelque peu, avec ses drames et ses morts, qui vous font tôt mesurer l’interminable étendue de l’enfance. Peut-être ai-je eu tort de vouloir goûter la nostalgie alors que je n’étais pas encore revenue de la tristesse, et peut-être ai-je ainsi laissé passer à jamais mes chances de retrouver le temps perdu ?
Moi qui n’ai pourtant pas peur des œuvres difficiles, qui vais même jusqu’à les rechercher en me délectant par avance du plaisir que je trouverai à sombrer dans le dédale de phrases sans fin ou d’esprits se plaisant à me perdre, je n’ai jamais pu déterminer ce qui m’empêchait de lire cette œuvre dont je m’émerveille pourtant chaque fois que j’ouvre une page au hasard, que ce soit du côté de Guermantes ou de chez Swann.
J’ai dernièrement refait le test, après avoir visionné un vieux documentaire où des survivants de Proust, la fidèle Céleste en tête, nous parlaient de l’homme, de ses manies, de sa générosité et de sa maladie, de tout ce qui constitua son œuvre. Peine perdue, les phrases se délitent sous mes yeux comme des pierres dont les strates s’effriteraient alors même que je tenterais de percevoir à travers elles les traces d’un temps n’ayant aucune commune mesure avec ma brève durée. Chaque fois cela se passe ainsi, les phrases fuient, s’estompent à mesure que je m’y aventure, et je me trouve plongée dans une rêverie immédiate, spiroïdale, qui me ramène au début d’une phrase que je ne parviens jamais à achever et qui m’aspire en ces lieux de mon souvenir où des petites filles en robe d’organdi se rient de mon essoufflement.
Il est possible que je ne lise jamais Proust, que mon intention de le faire ne soit qu’un vœu pieux qui s’ajoutera à tous ceux ayant jalonné ma vie. Il est aussi possible que je ne sois pas encore prête, car il est des œuvres qui ne se laissent apprivoiser que lorsque vous vous êtes débarrassé d’une certaine impatience. Je crois, pour ma part, que je n’ai pas encore atteint le degré de lenteur nécessaire, et que je ne lirai Proust qu’au jour où j’aurai la possibilité de m’asseoir tranquille dans un jardin semblable à celui de Combray, sous un arbre au large feuillage dont l’ombre me retiendra du désir de la fuite, avec le temps, enfin le temps derrière moi.