Pour qu’il soit toujours aux yeux des jeunes un plaisir et une présence, le livre doit épouser souplement tous les états d’âme imaginables : rassurer quand le sentiment d’être à part devient trop douloureux, faire rire quand sonne l’heure de la détente, inquiéter juste assez pour que toutes les peurs s’enfuient. Bonne nouvelle pour les jeunes et pour ceux et celles qui aident à leurs choix, les derniers arrivages correspondent d’assez près à ce vaste programme.
Les adultes insistent tellement sur la logique et l’ordre que la fantaisie distillée par certains livres est un véritable cadeau. Ainsi, Mathilde n’en veut pas à son père de lui donner d’horribles souliers qui provoqueront les taquineries de toute la classe, mais elle va quand même au lit en redoutant le lendemain. Le rêve l’enveloppe, les étoiles interviennent auprès des souliers, la paix revient et le lendemain ne fait plus peur. Rêve et livre apaisants.
Les souliers magiques, par Christine Bonenfant et Roxane Fournier, Hurtubise HMH, 2000, 72 p. ; 8,95 $.
Avec Louise Leblanc1 et Sylvie Desrosiers2, la fantaisie puise dans des mondes imprévisibles. Dans le premier cas, c’est la triste vie d’un jeune vampire qu’il faut comprendre. Devoir garder tant de secrets, se sentir tellement différent, ne pas circuler aux mêmes heures que les autres, voilà amplement de quoi gâcher l’existence, à moins que, malgré tout, l’amitié s’en mêle. Si elle est là, qu’importent les différences ?
Dans le second cas, les héros familiers, depuis l’Anglais au vocabulaire boiteux jusqu’au très laid Notdog en passant évidemment par Jocelyne et Agnès, reprennent du service. Cette fois, cependant, le défi diffère, car, avant d’enquêter sur autrui, il leur faut d’abord innocenter Jocelyne sur laquelle pèsent d’injustes soupçons. Même si le chien Notdog étale une intelligence inattendue, surtout chez lui, il ne sera pas facile de séparer ce qui appartient à ce monde-ci de ce qui, peut-être, révèle la présence d’extraterrestres. Dans les deux cas, les auteures sont assez près des jeunes pour ne pas succomber au danger d’une conclusion trop claire.
1. Un vampire en détresse, par Louise Leblanc et Jules Prud’homme, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
2. Les extraterrestres sont-ils des voleurs ?, par Sylvie Desrosiers et Daniel Sylvestre, La courte échelle, 2000, 96 p. ; 8,95 $.
Sans négliger l’écriture
Deux auteurs aux talents multiples prolongent ce voyage fantaisiste, en lui conférant presque constamment une qualité de rédaction particulière. Jean-Pierre Davidts nous ramène le roi Léon. Gaffeur sympathique, monarque aux modestes pouvoirs, le roi Léon éprouve des difficultés qui, peut-être, l’apparentent à ses jeunes lecteurs : l’orthographe, en effet, l’embête… royalement. Mais un roi peut-il avouer pareil problème ? Parcours, comme d’habitude, ingénieux et drôle ; pédagogie désinvolte et efficace.
Les mésaventures du roi Léon (7) : L’ABC du roi Léon, par Jean-Pierre Davidts et Claude Cloutier, Boréal, 2000, 54 p. ; 8,95 $.
Sonia Sarfati, prolifique comme jamais, dans des textes aussi agiles qu’abordables, réussit à émouvoir, à renseigner, à amuser. Laurie1 apprend à la fois l’existence de Cupidon et les imprévisibles cheminements de l’amour. Lysandre2, dont les rêves tournaient aux cauchemars à cause de vilaines grosses bêtes, se rassure grâce à la présence d’un tout petit crocodile aux longues dents. Couché au pied du lit de Lysandre, il assurera la sérénité de ses rêves pendant de nombreux dodos. Enfin, dans un registre un peu plus avancé et avec un scénario plutôt mince, Sonia Sarfati aborde un thème récurrent dans la littérature destinée aux jeunes : celui des apparences trompeuses. Maude3 est irascible, coléreuse, allergique à l’amitié, mais il n’est pas dit que les trois amis ne viendront pas à bout de ce blindage apparemment invulnérable. Deux auteurs aux récits intelligents et à la langue soignée.
1. Laurie l’intrépide (1) : Le prisonnier du donjon, par Sonia Sarfati et Jacques Goldstyn, Boréal, 2000, 56 p.; 8,95 $.
2. Le crocodile qui croquait les cauchemars, par Sonia Sarfati et Caroline Merola, La courte échelle, 2000, 12 p. ; 6,95 $.
3. Panthère, civière et vive colère, par Sonia Sarfati et Pierre Durand, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
Avec tout le courage requis
Avoir peur de l’eau alors que les rivales égalent les dauphins, c’est le grand chagrin de Calembredaine qui maîtrise pourtant bien le métier de sorcière. La guérison viendra lorsque Calembredaine comprendra qu’on peut avouer sa peur et qu’elle n’est d’ailleurs pas seule à la ressentir. Cela risque de devenir lourd et moralisateur ? Non, car les plaisirs de la ruse font aussi partie du scénario. Il le fallait pour que Calembredaine et sa complice tiennent tête à un génie redoutable et à une vague au nom prédestiné de Mascaret.
Calembredaine, par Anne Silvestre et Béatrice Favereau, Hurtubise HMH, 2000, 80 p. ; 8,95 $.
Sylvain Trudel, dont les œuvres pour adultes méritaient les plus grands éloges, multiplie depuis quelque temps les récits destinés aux jeunes. Il s’adresse à eux dans un style nerveux, qui substitue l’action aux épithètes et le geste à la phrase complète et qui ne laisse jamais au temps le temps de s’alanguir. Dans ce récit, Yan affronte la force brutale et la cruauté. Il ose, court des risques, démasque un Max Denferre peu sympathique et ne trouve qu’après son exploit le temps de regarder le ciel et de rêver. Tout cela vite et bien.
Yan contre Max Denferre, par Sylvain Trudel, La courte échelle, 2000, 64 p. ; 8,95 $.
Quand disparaît la poupée de Christina1, les deux sœurs concluent au vol. Qui plus est, elles savent d’instinct qui soupçonner. Comment, en effet, un tel individu ne serait-il pas coupable du vol de la poupée et sans doute de bien d’autres crimes répugnants ? L’affronter va exiger une bien grande audace. Mais Joséphine mérite cela. D’ailleurs, l’individu…
Avec Jiro Taniguchi, la bande dessinée intervient sur des terrains délicats. Il n’est d’ailleurs pas dit que ce soit très heureux. La séparation2, par exemple, vise à expliquer aux enfants qui vivent la séparation de leurs parents, comment une telle évolution a pu se produire. Intention sans doute louable, mais qui réunit contre elle trop de facteurs négatifs pour parvenir au résultat recherché. Le dessin est fade, les bulles peu conformes aux usages occidentaux, les sentiments trop profondément immergés dans des visages impénétrables et la psychologie sommaire, en tout cas inexprimée. Le thème sort de ces difficultés en piteux état.
1. Joséphine a disparu, par Moka, L’école des loisirs, 2000, 62 p. ; 11,95 $.
2. Le journal de mon père (2) : La séparation, par Jiro Taniguchi, Casterman, 2000, 96 p. ; 17,95 $.
L’histoire, toujours l’histoire
Ils sont nombreux, les récits qui expédient les jeunes lecteurs en d’autres lieux et dans des temps révolus. Parfois d’heureuse façon, d’autres fois sans susciter l’intérêt.
La Martinique, par exemple, ne gagne pas grand-chose à servir de décor à une autre aventure du jeune Thibault. Le récit, certes, bénéficie d’une base historique et le vocabulaire exotique présente un charme incontestable, mais ni l’écriture ni surtout les illustrations ne sont à la hauteur. Tenons cependant compte du besoin de ménager les jeunes lecteurs.
Le monstre de Saint-Pierre, par Nelly et Jean-Pierre Martin, illustrations de Pierre Massé, Hurtubise HMH, 2000, 80 p. ; 8,95 $.
Thème dramatique, la déportation des Acadiens revient périodiquement dans la littérature destinée aux jeunes. Alain Raimbault la raconte du point de vue d’un adolescent brutalement séparé des siens, mais qui ne perd pas pour autant la conscience de ses racines. Attrait particulier de cette version, le rôle trop souvent ignoré des Micmacs dans la vie acadienne prend ici de l’importance. À maints égards, les habitudes autochtones deviennent même le vrai sujet du livre. Les illustrations sont plus naïves que convaincantes.
Herménégilde l’Acadien, par Alain Raimbault et Béatrice Leclercq, Hurtubise HMH, 2000, 80 p. ; 8,95 $.
Pour nous donner une autre version de la même période tragique, Andrée-Paule Mignot recourt au truc du journal intime caché au fond d’une cave et retrouvé fortuitement un siècle et demi plus tard. Le journal occupe d’ailleurs tant d’espace dans le récit que le rattachement à l’époque présente en devient artificiel. L’auteure, qui a plusieurs fois démontré son aptitude à rendre l’histoire vivante et intelligible à un jeune public, aurait pu, me semble-t-il, ou s’en tenir au journal ou ménager aux personnages encore vivants un rôle moins effacé. La relation entre les deux époques et notre devoir de mémoire en aurait été mieux soulignés.
Nous reviendrons en Acadie !, par Andrée-Paule Mignot, Hurtubise HMH, 2000, 120 p. ; 8,95 $.
Autre auteure habile à ressusciter le passé, Maryse Rouy nous ramène une fois encore au temps des croisades et aux mSurs souvent brutales de la féodalité. Le jeune Jordan, privé de la présence de son père, doit poursuivre son apprentissage de chevalier sous l’autorité de Sicard qui ne ménage rien pour succéder au seigneur disparu. Jordan en pâtit, sa mère ne sait comment résister, les paysans et les alliés du seigneur absent se partagent entre la fidélité et l’opportunisme. Maryse Rouy excelle à nous familiariser avec les valeurs de l’époque. La parole donnée engage à jamais, le geste généreux crée l’obligation morale, la force peut donner la victoire, mais pas nécessairement le respect. Que les jeunes lecteurs se réjouissent : Jordan a peut-être pris sa revanche, mais son apprentissage n’est visiblement pas terminé !
La revanche de Jordan, par Maryse Rouy, Hurtubise HMH, 2000, 108 p. ; 8,95 $.
C’est à la fois du passé et du présent que nous parle Denis Côté, à la fois de la crise d’Octobre et des frustrations très actuelles de la jeune génération. Comme si courir ces deux lièvres simultanément ne constituait pas déjà un défi suffisant, Denis Côté insère son récit dans un cadre qui aurait pu brimer la liberté d’expression d’un auteur moins aguerri que lui. Le Furet est en effet un personnage défini d’avance, nanti de parents et d’amis aux caractéristiques préétablies et dont différents auteurs racontent les aventures sans contredire ce cadre. Côté, qui monte donc à bord d’un train en marche, se plie à ces règles, mais il offre au Furet et à son entourage un peu de tourisme en terre québécoise. Le Furet aura vite fait, le hasard et sa curiosité conspirant ensemble, d’entrer en contact avec une cellule révolutionnaire. De là à se documenter sur la crise d’Octobre 1970 et à en faire profiter les jeunes Français autant que les jeunes Québécois, il n’y a qu’un pas. Précisons-le pour ceux qui ne connaîtraient pas Denis Côté : s’il sait la différence entre un cours d’histoire et un roman d’aventures, il sait aussi comment fusionner les deux.
Le Furet enquête : Traque dans la neige, par Denis Côté, Albin Michel, 2000, 208 p. ; 9,95 $.
Le renfort des classiques
Il était grandement temps que l’immense « recueilleur de contes » que fut Marius Barbeau soit rapproché des jeunes auditoires. C’est enfin chose faite, et triplement faite. L’Oiseau d’Eurémus1, Criquette est pris2 et Morvette et Poisson d’or3 sont là pour en témoigner. Dans les trois cas, le conte est recréé dans ses meilleures traditions : humour, fantaisie, magie, morale à géométrie variable, persiflage bon enfant, etc. L’initiative mérite d’emblée les félicitations, mais aussi les « Encore ! ». Un bémol cependant : pourquoi resservir trois fois la même introduction ? Certes, l’anecdote du Bonhomme Sept-Heures est superbe, mais la répétition la défraîchit.
1. L’oiseau d’Eurémus et autres contes, par Marius Barbeau, Hurtubise HMH, 2000, 136 p. ; 8,95 $.
2. Criquette est pris et autres contes, par Marius Barbeau, Hurtubise HMH, 2000, 136 p. ; 8,95 $.
3. Morvette et Poisson d’or et autres contes, par Marius Barbeau, Hurtubise HMH, 2000, 136 p. ; 8,95 $.
Un mot, puisque l’entrée en scène de Barbeau incite à parler des auteurs classiques, pour vanter une fois encore la superbe collection Calligram. On y publie des textes courts des plus grands écrivains, depuis Poe jusqu’à Maupassant, en passant par Twain et Zola. Et on les offre avec des illustrations qui ont à la fois la beauté souhaitable et l’empathie avec l’atmosphère de l’œuvre. Par exemple, La Dame de Pique d’Alexandre Pouchkine retrouve, grâce aux illustrations d’Iassen Ghiuselev, l’atmosphère fiévreuse et même étouffante qui imprégnait le texte et que le film, déjà ancien, avait recréée.
La Dame de Pique, par Alexandre Pouchkine, Calligram, 1998, 48 p. ; 8,95 $.
Rien n’interdit aux moins jeunes de prendre prétexte de leur jeunesse de cœur pour profiter de cette manne. En revanche, tout devrait inciter les adultes, pour s’y retrouver dans un univers qui n’en finit plus de s’embellir et de se diversifier, à recourir au maître livre de Françoise Lepage. L’auteure de ce magistral quadrillage de la littérature destinée à la jeunesse manifeste, en effet, toutes les qualités souhaitables en pareille performance et quelques autres encore, comme on le disait de Pic de la Mirandole. Françoise Lepage, en effet, met de l’ordre sans affadir les différences, signale les audaces sans invalider le travail des précurseurs, explique par l’histoire sociale ou le manque de fonds plutôt que par le manque de talents la fadeur de certaines illustrations, ose débusquer l’œuvre médiocre dans un parcours par ailleurs admirable, signale l’embourgeoisement dont sont porteuses les nouvelles orthodoxies même dans les plus prospères maisons d’édition. En toutes choses, Françoise Lepage, sans pédanterie mais avec l’assurance que donnent la culture et la vérification minutieuse, attire l’attention sur ce qui est neuf, sur ce qui correspond plus spécifiquement aux enfants de telle époque et même sur ce qui, pourtant répandu, ne durera pas. Ce qui est rare et infiniment appréciable, c’est que Françoise Lepage, à l’encontre de bien des critiques, moi compris, connaît et respecte suffisamment l’illustration pour l’intégrer à son évaluation.
Bien sûr, l’histoire s’arrête quelque part et Françoise Lepage a choisi de fixer à 1980 sa ligne de partage des eaux. Cela se justifie pleinement. Cela, d’ailleurs, n’a pas tous les inconvénients qu’on pourrait redouter, car bon nombre d’auteurs et d’illustrateurs ont entrepris leurs travaux avant la date couperet. On aura compris qu’il s’agit d’un guide irremplaçable et qui, pourtant, ne pontifie pas.
Histoire de la littérature pour la jeunesse, Québec et francophonies du Canada suivie d’un Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs, par Françoise Lepage, Éditions David, 2000, 826 p. ; 35 $.