Les œuvres de René Jacob ressemblent à cette maison de campagne qu’illustre la couverture de son dernier recueil de récits : Avez-vous su la nouvelle ? Il faut passer le seuil pour découvrir, derrière l’apparente simplicité, la profondeur de cet univers traversé par le temps, et où, à chaque étage, des portes s’ouvrent sur autant de lectures possibles.
Vallée-Jonction, au cœur de la Beauce. René Jacob y vit avec sa femme Marie-France et ses adolescents, Marion et François. Il a ancré sa vie, derrière son comptoir de pharmacien, dans ce même village où il est né un 19 janvier 1953. À peine l’a-t-il quitté pour ses études à Québec et pour des voyages, en famille le plus souvent, sur les traces de ces écrivains aimés qui imprègnent le mode de vie de la famille Veilleux-Jacob. C’est là qu’il poursuit une œuvre littéraire, culturelle et éditoriale cousue à la main qui compte maintenant six titres, dont un en collaboration avec Clémence DesRochers, des expositions thématiques et la création, en 2001, des éditions du Lilas.
Écrire avec des retailles
On écrit toujours, finalement, à partir de soi. Chez René Jacob, plus encore, on ne peut distinguer l’homme de l’écrivain. Car, de l’homme, l’écrivain a fait l’objet de ses recueils. Depuis Quoi ? Les objets du passé – titre inspiré de Marguerite Yourcenar, auteure fétiche (avec Marcel Proust) de René Jacob, qui le tenait elle-même de Rimbaud, Quoi ? L’éternité –, les souvenirs et les images du passé, les lectures, les goûts et les passions de l’homme tracent la trame de ses récits. œuvre autobiographique et biographique sous forme de fragments pour cet écrivain qui, à l’instar de sa mère, écrit « comme elle avait cousu, rafistolant des bribes de souvenirs, cherchant le bon fil, mêlant les couleurs et les textures, comme elle choisissait attentivement des morceaux de tissus dans un panier à ouvrage, et les assemblait pour une dernière courtepointe d’amour1 ». Car René Jacob ne respecte en rien la chronologie de ces faits vécus déterminants qui subliment une vie et qui caractérisent la biographie. Ainsi, avec ces retailles de vie, construit-il une œuvre littéraire étonnante.
Chaque recueil, toujours illustré, s’articule autour d’un thème : les objets, anciens et nouveaux, médiateurs ou témoins de la vie de l’auteur, les rituels de la table et ceux des jours de fête et, enfin, dans les deux dernières parutions, l’univers maternel. Instantanés de menus événements que l’écrivain fixe dans le temps. On pourrait lui trouver une certaine affinité avec Philippe Delerm, qui s’attarde avec bonheur aux gorgées de bière, à la sieste et aux petits chemins de traverse, ou avec un Jacques Poulin qui sait si bien raconter le quotidien. Sa quête le rapproche davantage, croit-il, de celle d’Alain Rémond ou de Sophie Calle, devenue personnage de Paul Auster, et tout particulièrement de son recueil Le rituel d’anniversaire2. Les liens privilégiés que l’auteur entretient avec les objets lui ont aussi inspiré, en 1999 et 2000, la conception d’une superbe exposition, présentée au Musée Marius-Barbeau à Saint-Joseph de Beauce, ainsi qu’à Québec et à Montréal, Un objet, un livre, un écrivain, réunissant les objets significatifs de l’œuvre de quelque trente écrivains québécois. De même, son exploration de l’univers maternel lui a inspiré l’idée d’une autre exposition, Nos mères, avec la collaboration de Clémence DesRochers et des Impatients, une fondation dédiée à l’art thérapeutique.
Écrire des tableaux
« Le cahier de recettes de Tante Lucina », sa « seule autobiographie possible3 », la paire de chaussures pointure numéro neuf, la cafetière espresso, la Pontiac noire, l’incomparable sandwich aux tomates du mois d’août, le manteau vert « embêtant4 », la grande maison blanche et verte qui « semblait comme à talons hauts sur la rue Turcotte5 », les listes qu’énumérait sa mère intérieurement ou la visite de la Reine à Vallée-Jonction autant de tableaux vivement colorés, de photographies lumineuses qui se mettent en mouvement sous les yeux du lecteur. Les objets « simples, utilitaires, usés, souvent anciens » qui aident « à franchir le quotidien, à en aimer les gestes, la répétition, les usages », comme le prétend Louise Warren dans son essai Bleu de Delf6, et les morceaux de vie sont racontés dans un métissage parfois hétéroclite d’images, de sensations et d’émotions. René Jacob n’hésite pas à mélanger les pelures de pommes de terre barbouillant le visage de Juliette Pétrie sur la page du Télé Radio-Monde à la cafetière Alessi dessinée par Philippe Starck, un tricot Missoni aux chaussures de la Valley Shoe, les recettes d’Alice Toklas à celle de la sauce à steak de madame Taxi Roy. Féru d’art et de littérature, esthète et épicurien, l’auteur ne regarde pas ses personnages, réels, de haut. Avec un brin d’ironie dans le ton, il n’a que tendresse pour les gens, petits et grands, qui peuplent ses récits.
Tout comme sa mère dont la « voix colorait l’adjectif en vert7 » quand elle parlait de l’école où elle avait fait ses classes, l’écriture de Jacob donne à voir, à goûter, à toucher, à sentir, à entendre, à ressentir. De son frère Henri-Louis et de la vieille huche à pain convoitée, par exemple, il dira : « Il avait un œil sur la huche, mais moi, j’y avais la main au grand complet8 ». À la poésie d’une page d’Émile Zola, il oppose « un panier de pommes de terre grelot qui sentent encore la terre où l’on est né9 ». De son père, affaibli à la suite d’une opération, il dira qu’il « ressemblait, à sa manière, à un santon » qu’il aurait vu « cordonnier, veilleur de nuit, jardinier10 ». Il faut lire aussi le récit émouvant de ce moment où l’infirmière vient chercher à la pharmacie des pansements de DuoDerm CGF pour soulager les plaies d’une patiente constamment assise dans un filet actionné par un lève-personne pour la sortir du lit : « Cette patiente-là prise dans son filet, dit l’écrivain-pharmacien, c’est ma mère11 ».
Écrire le temps vivant
Les récits de René Jacob émeuvent ou font sourire, parfois en même temps, et laissent derrière eux un petit sillage teinté de mélancolie. Nostalgique, leur auteur ? Sans doute. Par son attachement au passé, à une enfance désormais révolue. Mais la vivacité qui marque son œuvre traduit peut-être aussi ce que l’écrivain et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis disait du nostalgique : « Ce n’est pas le passé qu’il idéalise, ce n’est pas au présent qu’il tourne le dos, c’est à ce qui meurt. Son souhait : que partout [ ] il puisse trouver son pays natal, celui où la vie naît, renaît. Le désir que porte la nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours nouvelles12 ». Le temps d’hier, celui du petit René, de sa mère ou d’époques plus anciennes dans l’histoire des familles Nadeau et Jacob, comme le temps d’aujourd’hui, celui du René qui aime « Acheter de la vaisselle. Laver de la vaisselle. Ranger de la vaisselle13 » et qui se demande quel dernier objet l’accompagnera au bout de sa vie, sont des temps vivants, qui naissent et renaissent sans cesse.
Les recueils de René Jacob, drôles et profonds, intimistes et universels, s’attirent un public tout aussi hétérogène, composé de personnes âgées et d’enfants, de gens à peine instruits et d’universitaires, intéressés par l’histoire et le patrimoine culturel ou par la littérature et les arts. Certains critiques ont vu dans son œuvre un témoignage sur la société rurale québécoise du début du XXIe siècle. D’autres se sont attachés aux aventures du jeune René. Tandis que quelques-uns retrouvent dans ses récits des imagesfamilières et des anecdotes qui leur renvoient en écho celles qu’ils ont eux-mêmes vécues. Telle est d’ailleurs la seule ambition de René Jacob : ouvrir des portes, toutes sortes de portes pour autant de lecteurs.
1. « J’écris comme ma mère avait cousu », Avez-vous su la nouvelle ?, p. 53.
2. Sophie Calle, Le rituel d’anniversaire, Actes Sud, Arles, 1998, 61 p.
3. « Le cahier de recettes de tante Lucina », Quoi ? Les objets du passé, p. 65.
4. « Le manteau vert », idem, p. 31.
5. « La pierre tombale », idem, p. 78.
6. Louise Warren, Bleu de Delf, Archives de la solitude, Trait d’union/Spirale, Montréal, 2001, p. 53.
7. « L’école verte », Avez-vous su la nouvelle ?, p. 55.
8. « La huche à pain », Quoi ? Les objets du passé, p. 25.
9. « Le rosbif », Le carnet de table, p. 61.
10. « La crèche de Marcel Carbonel », La boîte avec le carré parfait, p. 38.
11. « Avec ou sans prescription, Le DuoDerm CGF », Avez-vous su la nouvelle ?, p. 72.
12. Jean-Bertrand Pontalis, Fenêtres, « Folio », Gallimard, Paris, 2000, p. 52.
13. « Le questionnaire Marcel Proust », Le carnet de table, p. 112.
René Jacob a publié :
Archives de Beauce-Nord, René Jacob Éditeur, 1993 ; Quoi ? Les objets du passé, René Jacob Éditeur, 1993 et avec des œuvres de Susan G. Scott, Le Loup de Gouttière, 1995 ; La boîte avec le carré parfait, avec des œuvres de Susan G. Scott, Le Loup de Gouttière, 1995 ; Le carnet de table, avec des œuvres d’Alfred Pellan, Le Loup de Gouttière, 1997 ; Dimanches et jours de fête, avec des dessins de Clémence DesRochers, Le Loup de Gouttière, 2000 ; Nos mères, avec des dessins de Clémence DesRochers et des Impatients, Du Lilas, 2001 ; Avez-vous su la nouvelle ?, avec des dessins de Marion Jacob, Du Lilas, 2002 ; Avez-vous su la nouvelle ?, Françoise Faucher et Huguette Oligny racontent, boîtier de deux CD, Du Lilas, 2002.