Paul Gadenne meurt à Cambo-les-Bains, en 1956 à l’âge de 49 ans, abandonnant la partie contre une tuberculose qui l’use et l’assaille depuis 1933. Vingt-trois ans de maladie et vingt-trois ans d’écriture, puisque le romancier commença sa première oeuvre d’ampleur au sanatorium.
À sa disparition, on salue un écrivain, on parle de la place qu’il prendra bientôt, on espère pouvoir lire rapidement le roman qu’il a achevé quelque temps avant sa mort, et puis c’est le silence.
Albert Béguin, qui avait suivi avec attention et amitié sa production littéraire, écrivait pourtant quelques mois avant cette date qu’il était « l’un des seuls romanciers d’aujourd’hui » dont l’oeuvre avait à ses yeux « le double mérite d’une grande rigueur formelle et d’une imagination capable de faire vivre un univers personnel, à nul autre semblable » (Esprit, janvier 1956).
Refuser l’évidence
Pour Béguin, si Gadenne a été ainsi négligé c’est parce qu’il était « absent de Paris ». La formule est certes trop tranchée, mais résume en revanche la situation sociale de Gadenne. Né à Armentières et passant sa jeunesse à Paris, il devra quitter la capitale, d’abord pour enseigner, puis pour se rendre en Haute-Savoie, au sanatorium. Plus tard, c’est l’exode qui l’amènera à Bayonne. Dès lors, il ne quittera le Sud-Ouest que pour quelques rares voyages, regrettant amèrement cet isolement forcé que lui imposent la maladie et des conditions d’existence plus que précaires. Dans son journal il s’insurge souvent contre la solitude intellectuelle dans laquelle il est contraint de vivre. Écrivain cerné par les marchands et les dévots, il s’enferme dans une correspondance salvatrice et des amitiés lointaines, de sorte que le témoignage d’Albert Béguin n’est qu’un des nombreux exemples des voix qui se sont élevées pour souligner l’importance du travail qu’il laissait derrière lui. Gadenne est reconnu et apprécié, mais ne prendra pourtant pas la place qu’on lui réserve. Dix années n’avaient guère modifié la donne et Jacques Chessex décrivait, dans la Nouvelle revue française en octobre 1966, la situation paradoxale d’un auteur « cité, admiré, mais très peu lu » et avançait déjà un embryon d’explication en notant que « l’apparition publique du nouveau roman » avait « relégu[é] dans une ombre confuse les oeuvres peu polémiques, ou non évidemment neuves ».
Refuser l’évidence, voilà une formule qui pourrait permettre de saisir une œuvre discrète qui s’est pourtant construite sur des exigences et des enjeux majeurs. Gadenne est un travailleur acharné qui vit l’écriture comme une aventure intime. Il se refuse à suivre les modes et écoute attentivement sa compagne Yvonne lorsqu’elle lui fera remarquer qu’un épisode de L’avenue, où il est question de suicide, lui semble trop devoir à l’existentialisme ambiant. Gadenne écrit donc dans les marges du monde littéraire – non par choix délibéré de s’opposer, mais parce qu’il est essentiellement question de bâtir une œuvre personnelle, repliée sur elle, une lente recherche qui échappe naturellement aux classements. D’ailleurs, tout lecteur de Gadenne fait un jour l’expérience de cette étrangeté : aucun, ou presque, des romans publiés ne semble avoir d’attaches avec les autres. On passe d’un style ample et illuminé à une écriture féroce et sombre ou bien à une esquisse de narration ténue et presque négative. D’ailleurs, que ce soit dans les Carnets ou dans les articles de Gadenne, on voit que le roman se pose plus en terme de questions qu’en terme de programme ou de certitudes. L’écrivain doute et ne formule que quelques hypothèses, préférant peut-être tenter plutôt que de concevoir, à l’instar de ce qu’il note en ouverture de L’invitation chez les Stirl : « […] l’intérêt de ce récit [est] dans l’ambition que j’ai eue, et que je dévoile sans me faire prier, de composer un ouvrage où ce qui compte est tout ce qui n’est pas dit. L’expérience montrera si un livre de ce genre (en admettant qu’il ne soit pas manqué) peut encore avoir des lecteurs ». Gadenne cherche donc des voies nouvelles pour le roman comme s’il doutait de sa possibilité dans le monde de l’après-guerre.
Pourtant, le lecteur qui aura pris le temps de parcourir les sept romans que Gadenne nous a laissés pourra commencer à cerner un dessein, il retrouvera surtout des points communs parmi tous ces personnages : c’est là la première évidence qui se révèle, cet acharnement des êtres à chercher une parole, à vouloir comprendre les autres ou se faire comprendre d’eux, tant l’univers romanesque dans lequel ils vivent est un univers où les mots ne permettent pas de rétablir la vérité que l’histoire, la vie ou la société font disparaître. Il y a souvent un divorce fondamental au commencement des romans de Gadenne, un exil matériel ou psychologique, qui s’étire douloureusement tout au long de la narration sans jamais trouver sa rédemption.
Écrire la rupture
Tout commence avec Simon, le héros de Siloé. Jeune étudiant, agrégatif, il semble pris dans le tourbillon de ses études quand la maladie – la tuberculose – va le plonger dans une immobilité forcée. Là haut, au Crêt d’Armenaz, le jeune garçon va découvrir une société presque heureuse à laquelle il va doucement s’intégrer. Oubliant la ville et ses agitations, il comprend que le temps est une dimension à explorer qui l’ouvre à une autre vie où le silence permet d’approcher la nature des choses et des êtres. Tout cela l’étonne lui-même, mais comme il l’écrit à l’un de ses camarades resté à Paris : « Si tu n’as pas vécu en ces lieux, si tu n’as pas respiré de la respiration même de cette terre, si tu n’as pas eu, une fois, le sentiment que ta vie allait peu à peu vers un allégement, vers une simplicité qui… tu sais, comme quand on ouvre une lucarne en haut d’une pièce très silencieuse et très obscure et qu’on entend tout à coup le bruit du ciel… ». C’est donc une expérience lumineuse que Gadenne décrit dans son premier roman : l’aveugle retrouve la vue, il est initié lentement à un autre ordre des choses, aidé par ses camarades du sanatorium et surtout par Ariane, la femme aimée, qui le guide doucement.
Cependant, on se tromperait en ne voyant que le schème de l’initiation dans Siloé. Il y a déjà des discordances dans le séjour, des êtres viles qui circulent en arrière-plan, mais le plus important est le divorce qui naît de l’illumination : comment retrouver le monde d’en bas ? Comment renouer la parole avec ceux qui n’ont pas connu les moments intenses vécus au Crêt d’Armenaz ? Plus Simon s’élève en lui-même, plus il s’écarte des autres, de ceux qui n’ont pas eu le temps de l’arrêt et de l’immobilité pour découvrir une autre vie, et plus la faille se creuse : « Quand les habitants du Crêt d’Armenaz parlaient de la vie, de l’imagination, de l’amour, du bonheur, ils ne parlaient pas de la même chose que la plupart des gens qui usent de ces mêmes mots. […] Cependant, Simon n’acceptait pas encore si aisément de n’être pas compris des ‘autres’ […] il lui semblait maintenant qu’entre ces hommes-là et ceux qu’animait l’esprit d’Armenaz, on pouvait essayer de faire passer quelques gouttes de cette eau puisée à des sources pures. »
Cette faille ne va pas cesser de s’élargir au fil des romans qui vont suivre, donnant au lecteur le sentiment d’entrer dans une œuvre qui poursuit inlassablement le même effort de réconciliation sans jamais parvenir à trouver la forme achevée qui pourrait le réaliser et faire aboutir l’intense désir de communication qui marque les romans de Gadenne. Dès Siloé achevé, s’échafaudent plusieurs projets d’œuvres articulés autour de cette angoisse fondamentale : un personnage solitaire à la recherche d’une parole. Dans La rue profonde, nous suivons un poète écrivant, isolé dans une chambre, se défiant du monde car il veut à tout prix éviter de répéter son passé marqué par une rupture douloureuse. L’écriture du poème est déjà l’aveu d’une communication qui a échoué, c’est une parole seconde, peut-être plus juste, plus proche de la vérité espérée, mais surtout une parole solitaire : autrui échappe toujours.
Dans Le vent noir, Luc est attaché à son passé : Edith l’a quitté et entre eux demeure une incompréhension radicale. Il parcourt les rues de Paris en cherchant le mot qui pourrait le libérer des images qui le hantent, une improbable rencontre qui permettrait de régler ses comptes avec l’absente. Il suit aussi Marcelle, celle qui a succédé à Edith auprès de Madame Monge. Les personnages se succèdent et se côtoient sans se comprendre et le roman circule à travers une galaxie d’êtres en souffrance, chacun isolé, devenu particule, foyer où les reflets du monde se multiplient sans se résorber en une image. On est peut-être déjà au plus profond de la douleur. La communication est rompue au-delà de tout et il ne restera qu’un cri pour espérer trouver la paix sur terre.
On le voit, les personnages de Gadenne sont isolés et en proie au sentiment de l’injustice, ils cherchent l’événement qui pourrait les faire sortir d’eux-mêmes : établir et objectiver leur existence. Ici, l’homme a besoin de l’autre pour se fonder, et si le personnage gadennien ne cesse de parler et de cheminer c’est non pas pour comprendre le monde, mais pour que le monde le comprenne, le fasse entrer dans une forme qu’il a perdue, lui rende une existence qui lui est devenue obscure. Charles Blanchet lisait chez Gadenne une « passion de la rencontre » (Esprit, 1956) qui structurait la problématique psychologique et métaphysique de tous les romans, et en effet, le cri de Guillaume dans La plage de Scheveningen résume cet appel du romancier : « […] je voulais qu’on m’entende ». Les êtres démunis et à l’affût de la Parole qu’animent les romans de Gadenne sont ainsi des doubles touchants d’un romancier qui attend lui aussi une forme et une révélation dans l’écriture.
On pourrait continuer à décrire les romans suivants en retrouvant en eux cette même quête, on y trouverait quelques nuances, des accents légèrement déportés, comme autant de tentatives pour trouver la faille. L’avenue, récit d’un sculpteur aux prises avec son œuvre, est aussi celui d’un face à face : la statue c’est la tentative de se construire, l’artiste est ici « un exilé qui cherche à retrouver son unité par la création1 ». On voit qu’il n’est plus question de parvenir à la réconciliation par un retour sur le passé comme dans les romans précédents ; ici, la tâche incombe à la création et au-delà à la méditation métaphysique, tant ce roman de Gadenne pousse loin la disparition de « l’histoire », qui n’est que le support à une lente explication d’un sujet. Guillaume, dans La plage de Scheveningen, sera l’héritier de tous les personnages qui l’ont précédé, « l’affaire s’est compliquée » avouera l’auteur. Le roman éclate en différentes strates narratives qui permettent de mêler la réécriture du passé – l’impossible reprise que Gadenne doit à Kierkegaard – mais aussi la métaphysique, puisqu’il parcourt ses actes à la lumière du mythe d’Abel et Caïn. Le lecteur est alors devant un texte d’une rare maîtrise, où les thèmes et la forme se répondent et s’approfondissent mutuellement. Au contraire de ce livre si dense, L’invitation chez les Stirl est un étrange récit en creux, où sous l’insignifiance du quotidien on découvre peu à peu l’isolement sans remède d’un être face aux autres ; l’exil n’apparaît qu’à la fin, au détour d’un miroir et d’un savant jeu de regards : « Il se sentait poussé, expulsé par tous ces regards où brillaient à la fois l’ironie, la cruauté, le reproche, et il ne savait quoi d’indéchiffrable, d’étranger à tout ». C’est l’ouverture d’une période où la rupture est vécue socialement comme le montrera complètement le dernier roman, Les hauts-quartiers, puisque Didier, écrivant une thèse de théologie au beau milieu des propriétés les plus éclatantes d’une petite ville de province, se retrouve dans une chambre, au-dessus d’un garage où défilent des êtres qui l’empêchent de travailler. L’exclusion est presque définitive et il n’est plus question de se réconcilier avec les autres. Seul Dieu, dans son absence insupportable, reste une supposition qui pourrait sauver le héros de sa disparition qu’il veut presque parfaite. C’est l’enfouissement, que décrit cette dernière œuvre, un « exercice d’avilissement », comme le note Gadenne dans son journal, une lutte inégale entre un homme décalé et un monde régi par l’argent, l’intérêt et l’orgueil. De livre en livre, la terre devient inhabitable. Le héros, malade, n’a pas trouvé les mots ; sans personne à qui parler, il disparaît, en espérant avoir été compris par un hypothétique lecteur qui se ferait témoin de sa Passion.
On le voit, la rupture est multiple. D’abord physique avec la maladie qui parcourt presque tous les romans, mais aussi sociale et métaphysique. Il y a une inconsolable étrangeté du personnage gadennien qui donne à cette œuvre la consistance d’un appel à témoin et offre l’expérience d’une lecture déstabilisante : où est la fiction dans tout cela ? Certainement pas dans la situation de ces êtres que l’on découvre sous nos yeux, leur décalage fondamental est aussi le nôtre. Ces romans nous renvoient l’exact reflet de nos absences, en les prolongeant peut-être, en les approfondissant, mais en fin de compte, c’est toujours notre être-au-monde échoué qui se dessine. On comprend la difficulté, « le roman est pour le lecteur, comme il est pour l’auteur, une épreuve2 ».
Les papiers épars
Derrière la quête obsessionnelle des personnages, il ne faudrait pas oublier celle de l’écrivain qui tente de trouver une voie possible pour écrire un roman. On le sait, aucune des œuvres de Gadenne ne semble emprunter le même style, on trouvera des références communes, des thématiques, mais la narration est toujours remise en question dans son principe. Siloé était bâti comme un grand roman, initiatique et pris en charge par un narrateur omniscient, extérieur à la fiction. Cette aisance du romanesque – une œuvre écrite presque par inadvertance – fait place dans Le vent noir ou La plage de Scheveningen à des systèmes narratifs complexes : changements de personne grammaticale, changements de narrateur et décalages temporels. D’autres romans adoptent une narration à peu près classique mais perturbent le genre : La rue profonde hésite entre la poésie et le récit, et L’avenue tire vers l’essai ou l’apologue. Quant au texte des Hauts-quartiers, il convoque tant de discours hétérogènes (mystique, faits divers, commérages,…) que le roman risque d’éclater sous la polyphonie.
Toutes ces tentatives doivent pourtant peu aux contemporains, à l’exception peut-être des romanciers américains. C’est le sujet qui dicte la forme : ainsi l’éclatement narratif du Vent noir répond à la peinture d’un monde hostile où les êtres ne se rencontrent jamais. De même, l’utilisation de l’italique et de la troisième personne dans La plage de Scheveningen permettent à Gadenne de bâtir un feuilletage temporel qui rend sensibles les contradictions et les tensions du sujet avec son passé. Mais Gadenne dépasse le plan de la technique romanesque : « Au regard des problèmes nés de la guerre et de ce que les écrivains auront à dire, il semble que les questions de forme soient secondaires, devant l’urgence du témoignage à délivrer3 ». L’écriture vise donc plus haut et toutes les réflexions du romancier sur son art tournent autour de la notion de communication. Écrire, c’est rencontrer l’autre, c’est permettre de résoudre, dans l’énonciation que crée le lecteur en lisant, les divorces fondamentaux de nos paroles : « Il peut arriver qu’on écrive un livre parce qu’on a envie, tout simplement, de dire quelque chose, de communiquer à autrui une certaine impression sur la vie, de lui dire comment va le monde […] Qui est donc autrui ? Mais tout le monde. Les gens que l’on croise dans la rue, et que l’on voudrait prendre par le pan de leur veste en leur disant : Ne crois-tu pas ?… Qu’en penses-tu ? On écrit un roman avant tout pour placer un homme devant une question ou une image, et la regarder ensemble. Écrire des romans il n’y a pas d’acte plus fraternel4 ».
La force de l’œuvre de Paul Gadenne est donc d’assigner au travail de la forme romanesque un objectif original, une sorte d’humanisme de la littérature qui renforce ses enjeux. Il y a un abandon essentiel à la source de l’écriture : des êtres attendent qu’un regard se penche sur eux pour leur dire qui ils ont été. Le romancier vit dans la même posture, il observe, tente de circonscrire ses images avec quelques mots maladroits. L’auteur n’envoie que des reflets auxquels il nous faut donner sens, il disparaît derrière son œuvre, doutant de sa possibilité, ne livrant qu’un message incertain. Une citation placée en tête de L’invitation chez les Stirl résume à elle seule la discrétion essentielle du romancier, « … leaving disordered papers in a dusty room… », des papiers épars, laissés là pour nous. Cet avertissement est aussi la promesse d’une œuvre inépuisable.
1. Didier Sarrou, Paul Gadenne, le romancier congédié, Paroles d’Aube, Lyon, 1999, p. 36.
2. Paul Gadenne, À propos du roman, Actes Sud, Arles, 1983, p. 129.
3. Paul Gadenne, « Avenir du roman », Paul Gadenne, le romancier congédié, op.cit., p. 59.
4. Paul Gadenne, « En marge de la Plage de Scheveningen », Sud, no 76, 1988. * François Lermigeaux, doctorant à l’Université de Paris VII et à l’ITEM (CNRS), prépare une thèse de critique génétique sur les manuscrits des Hauts-quartiers de Paul Gadenne. Il gère le serveur Web et co-organise chaque année le séminaire Paul Gadenne.
Œuvres de Paul Gadenne :
Romans : Siloé (1941), Seuil, Paris, 1974, puis coll. « Points roman », Paris, 1983 ; Le vent noir (1947), Seuil, Paris, 1983 ; La rue profonde (1948), suivi de Poème à trois personnages (inédit), Le Dilettante, Paris, 1995 ; L’avenue (1949), Gallimard, Paris, 1984 ; La plage de Scheveningen (1952), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris, 1982 ; L’invitation chez les Stirl (1955), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris, 1995 ; Les hauts-quartiers (1973), Seuil, Paris, puis coll. « Points roman », Paris, 1991.
Nouvelles et récits : Baleine (revue Empédocle, décembre 1949), Actes Sud, Arles, 1982, repris dans Babel, no 59, janvier 1993 : Baleine suivi de L’intellectuel dans le jardin et de Bal à Espelette ; Bal à Espelette, lettres trouvées (revue La table ronde, mars 1954), Actes Sud, 1986 (repris dans Babel, no 59) ; Scènes dans le château, intégrale des nouvelles, (dans cette édition figurent les lieux et dates de parution de chacun des textes du recueil), Actes Sud, Arles, 1986 ; Le jour que voici, récit, Séquences, Rezé, 1987 ; La conférence (extrait des Carnets de jeunesse), Séquences, Rezé, 1989.
Textes critiques : À propos du roman (textes théoriques écrits entre 1941 et 1955, inédits ou parus en périodiques), Actes Sud, Arles, 1983 ; Trois préfaces à Balzac (La comédie humaine, Club français du livre, édition intégrale d’Albert Béguin), Le temps qu’il fait, Cognac, 1992 ; Chroniques (recueil intégral des articles de critique écrits entre avril 1946 et novembre 1952), revue Ouvertures, no 5, Agen, 1984 ; « Textes critiques divers et chroniques », inédits,revue La rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 1, Agen, septembre 1984.
Poèmes et proses poétiques : Poèmes (choix), Actes Sud, Arles, 1983 ; La petite ourse, poésiescomplètes, in La rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 3, Agen, septembre 1985 ; Le guide du voyageur, proses poétiques, Séquences, Rezé, 1986.
Théâtre : Michel Kohlhaas, suivi de Ébauches théâtrales, in Revue La Rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 6, Agen, mai 1987.
Carnets : Le long de la vie, Carnets de jeunesse 1927-1937, revue La Rue profonde Carnets Gadenne, Agen, no 4 (mai 1986), no 5 (novembre 1986), no 7 (décembre 1987), no 8 (avril 1988), no 9 (octobre 1988) ; Le Rescapé, Carnet XXVII intégral, novembre 1949 (mars 1951), Séquences, Rezé, 1993 ; La Rupture, 1937-1940, Séquences, Rezé, 1999 ; Didier Sarrou, Une Journée de Paul Gadenne, Le 5 octobre 1949, introduction aux Carnets, Séquences, Rezé, 1995.
Carnets de travail : Dossier Siloé : suivi de Discours de Gap, revue La Rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 2, février 1985 ; Dossier La Rue profonde, Dossier L’Avenue, revue La Rue profonde Carnets Gadenne, no 10, Agen, juin 1989.
Principaux ouvrages consacrés à Paul Gadenne : Numéro spécial Gadenne, Nord, décembre 1983 ; Numéro spécial Gadenne, Sud, 1988 ; Les Rencontres de Paul Gadenne, Actes du Séminaire Gadenne 1995, Carnets Paul Gadenne, no 11, Paris, mars 1996 ; Éthique et esthétique de Paul Gadenne, Actes des Séminaires Gadenne 1996 et 1998, Carnets Paul Gadenne, N 12, Paris, septembre 2000 ; Bruno Curatolo, Paul Gadenne, L’écriture et les signes, L’Harmattan, Paris, 2000 ; Daniela Fabiani, Espace et imaginaire dan les romans de Paul Gadenne, La Spezia, Agorà, 1999 ; Didier Sarrou, Une journée de Paul Gadenne, Séquences, Rezé, 1995 ; Didier Sarrou, Paul Gadenne le romancier congédié, Paroles d’Aube, Lyon, 1999.
EXTRAITS
« 14. – Au fond Je pense en me réveillant (à 6 h.) que ce qui m’intéresse dans la vie ce sont les moments de déchirure, ce sont les déchirures elles-mêmes, les moments où l’étoffe de la vie se déchire – mon goût pour les ruines (ce qui point le cœur). Au fond mes livres c’est cela, le poumon de Simon Delambre qui se déchire et par cette déchirure il aperçoit, dans une trouée de lumière, la vie, c’est la vie d’Antoine, déchirée par la guerre, la vie de Luc, déchirée par le désir, etc. La vie de Mme Stirl, déchirée par la mort de son mari (C’est ce qui rend cette héroïne aimable, au fond, la seule chose). À Boulogne, les déchirures du sol, ces grandes plaies à vif, les façades terrassées, les remparts ébréchés comme de la faïence… La vaisselle ne commence à devenir humaine qu’au moment où elle s’ébrèche. Horreur et attirance, la chose intolérable et le mal qu’on aime parce qu’il détruit la tranquillité de vache où l’on s’endort, et que la vie remue.
Cette idée me vient tandis que je me réveille à 6 h.1/2 en pensant à la visite de R., hier, qui m’a déçu si fort.
Me voilà loin des problèmes de chauffage et de la machine à laver dont il rêve. R. aux Arts Ménagers !
Il y a une source en toi par où la vie est toujours prête à couler – une déchirure peut-être, par où coule et se répand la tendresse qui nourrit le monde.
Un fond de sommeil insatisfait.
Non pas de café, merci. »
Carnets de Paul Gadenne (inédits) : Carnet 37, page datée du 14 juin 1954, p. 1614-1615 du tapuscrit établie par Yvonne Gadenne.
« C’était donc à cela qu’il fallait viser : créer une œuvre douée de ce pouvoir, capable de surmonter le temps, d’entrer, à des années de distance, dans une relation immédiate avec n’importe quel homme situé à son niveau ; et cela, bien entendu, sans penser à cet homme, uniquement par la force propre de cette œuvre, par l’éclat de son secret, par sa pureté. Ravir, mais sans le savoir, sans que la figure cesse un instant d’être entièrement tournée vers elle-même. L’enfermer dans sa courbe, la clore de telle manière que, les voies laissées libres à la respiration, elle puisse faire le voyage sans une déperdition sensible. Le rond, l’ellipse : le mouvement des sphères. Ne pas tenir compte d’autre chose que de cette poussée intérieure, de ce mouvement de spirale, qui est celui de l’épanchement, du bonheur, et qui est aussi celui des nébuleuses. Faire le bonheur de tous, en faisant son propre bonheur. Le devoir de l’artiste s’inscrivait dans cette limite : il était d’abord devoir envers soi ; il était honnêteté, – honneur. On reconnaîtrait toujours dans la pierre, dans le plâtre, la marque d’un esprit ennemi de toute concession, exempt de toute vulgarité. Antoine n’avait pas d’autre souci : être lui-même. C’était à cela qu’il travaillait, et à rien d’autre, persuadé que l’art suffit, que l’artiste n’a pas à signifier autre chose, et que son rôle est moins de fournir des illustrations à son temps, que de l’installer dans une permanence, de lui ouvrir un débouché sur l’éternel. Faire une statue qui soit comme un caillou usé par le temps, mais sur lequel le temps glisse, faute de prise.
« Mais voilà, Antoine n’était plus très sûr, maintenant, que ce qu’il avait réalisé dans ces premières semaines de travail, fût conforme à cette volonté. Cette Eve qui l’occupait, – il appelait Eve ce monolithe dont il rêvait, – et autour de laquelle il se livrait ce matin-là à tant de réflexions, – ce qui n’était sans doute pas trop bon signe, – cette Eve qui lui avait déjà donné tant de mal, il comprenait qu’elle allait lui en donner beaucoup encore. Il avait cru laisser son œuvre, la dernière fois qu’il y avait touché, dans un état capable de le satisfaire. Il avait bien hésité un moment à recouvrir cette grande figure d’argile des linges qui devaient la garder humide ; il n’avait pas pensé une minute que cette hésitation pouvait être commandée par un doute. Car non seulement il ne retrouvait pas son Eve dans l’état où il l’avait quittée, mais son dépit était de la retrouver si loin, si en arrière de lui : c’était un peu, en moins simple, le dépit du photographe qui constate que le sujet a bougé. Son Eve avait bougé, – mais elle l’avait fait en son absence, et la différence était qu’il se sentait responsable. »
L’avenue, Gallimard, coll. « Blanche », 1949, p. 37-38.
(Attention, l’italique est de Gadenne)
« On m’avait assez dit, avant, que nous ne vivions pas pour quelques minutes exceptionnelles : mes rapports toujours incomplets, toujours fulgurants, avec les êtres, m’avaient persuadé du contraire, et je savais qu’il faut édifier sa vie sur des éclairs. On m’avait dit que les êtres changent, qu’une année, que dix années les changent, les marquent, les creusent, qu’on ne retrouve jamais ceux qu’on a quittés, – mais j’avais retrouvé Stéphane enfoncé dans ses habitudes et ses cache-nez, José dans son éternel par dessus, et Irène non pas avancée dans l’épaisse matière des années, mais reculée, rajeunie, libérée ; et j’avais eu tout à coup l’impression, en la conduisant à travers ce bois, vers la grande bâtisse qu’on m’avait signalée à la lisière, de vivre les premières minutes d’une rencontre. Malgré mon grand désir de l’embrasser, je savais que cela eût été aussi sot, ou aussi dangereux, que d’embrasser une femme avec qui l’on vient de faire un trajet en autobus. Pour le moment, rien ne me paraissait plus important, plus urgent, que de faire entendre à Irène le son de ma voix, le son de certaines pensées qu’elle n’avait jamais soupçonnées en moi, qu’elle n’avait jamais soupçonnées peut-être. Ce moment était mon premier sursis, non depuis la guerre, qui avait changé peu de chose à ma vie, mais depuis six ans, et il fallait profiter de ce sursis, qui serait unique, pour me faire entendre. Étais-je sincère quand je déclarais que les explications étaient vaines ? Je n’avais pu me persuader complètement, en six ans, de la vanité de toute explication. La vue, le contact d’Irène ravivaient une douleur : celle de n’avoir pas été compris, d’avoir été jugé à faux. Les coupables ont peur d’être jugés ; pour moi je pouvais me rendre compte que, depuis six ans, je n’avais, consciemment ou non, aspiré qu’à une chose, être mis en présence de mon juge, affronter ou subir son regard, – et je n’avais eu d’autre malheur que de savoir que mon juge me fuyait. J’avais pu, moyennant certaines drogues – et en particulier cette action dont on parle tant – oublier ce besoin central sans quoi je n’étais plus rien qu’un cerveau et un paquet de membres. Maintenant, la vue d’Irène, en me rendant l’enchantement, me rendait la torture ; mon être était restitué à lui-même. Je ne pouvais pas tolérer qu’Irène gardât, comme elle semblait le faire, certaines pensées qu’elle avait eues de moi. Il me semblait que le monde ne pouvait pas continuer ainsi. Ces six ans ne m’avaient pas déshabitué du besoin de la justice. Je voulais qu’on m’entende. J’avais besoin de clamer ; et si ce bois à la lisière duquel nous étions avait été forêt, il n’aurait pas encore suffi à mon cri. »
La plage de Scheveningen, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1952, p. 93-94.
« II continuait à rêver. S’il était ce propriétaire obèse qui ne songe qu’à agrandir ses domaines et à ensevelir proprement son infamie sous les récompenses et les honneurs ? Ou n’importe lequel de ces êtres hypocrites ou ennemis de la vie qui ont pour idéal d’enfermer l’humanité derrière des grilles ?… Mais d’où viennent ces personnages odieux ou dérisoires auxquels le voici réduit depuis qu’il vit dans cette maison ? La guerre a coupé ses racines avec le monde enchanté d’autrefois – le monde où il avait une place, où il voyait les gens pour le plaisir, où il n’entendait jamais parler d’argent, où la pauvreté n’était pas considérée à l’égal d’un vice, d’une maladie honteuse. Il y en a qui ont franchi la guerre comme un tunnel et qui ont retrouvé leur monde. Lui, non. Ce qui était blanc est devenu noir, ce qui était ‘plus’ est devenu ‘moins’, ce qui était innocent est devenu coupable. Tout s’est dégradé par l’intérieur ; et toi, Didier, il semble qu’une lèpre secrète t’a gagné aussi ; et que ton ‘signe’ ait changé… Tu étais libre : te voici prisonnier. Si un ange ne descend vers toi, il n’y a plus d’espoir. »
Les hauts-quartiers, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 235.