L’esprit étend sa curiosité dans tous les sens et paraît prêt à de nombreuses formulations.
Pierre Vadeboncœur, La ligne du risque
Il est ironique que le livre de Joseph Yvon Thériaut, Critique de l‘américanité, Mémoire et démocratie au Québec1, ait été publié aux éditions Québec Amérique, puisque l’auteur y mène une déconstruction en règle du concept d’américanité et de l’utilisation qui en est faite au Québec, tant chez les littéraires que chez les historiens ou les sociologues.
Mais le propos de l’auteur, comme l’indique le sous-titre, est plus large : réfléchir sur la démocratie et sur la mémoire, autrement dit, sur la tradition. Une question est d’abord posée : « […] l’affirmation québécoise relève-t-elle d’une idéologie de recommencement – américanité – ou de celle d’une continuité – canadienne-française ? » Et comment définir l’américanité au-delà du recommencement ? Il appert à la lecture de l’ouvrage que non seulement le concept est polysémique mais que cet excès de sens est l’effet d’un vide de sens. Reprenons.
L’américanité du Québec ?
Voilà certainement l’un des meilleurs ouvrages que j’ai lu depuis un bon moment. Mon enthousiasme s’explique : j’ai enfin compris pourquoi les récents débats sur la nation au Québec m’avaient profondément ennuyée. De plus, sa lecture donne le goût d’ouvrir la discussion avec l’auteur. En fait le débat à mener concerne les deuxième et troisième parties du livre, sur la modernité et la démocratie, la première étant une critique serrée et sans appel de l’américanité.
Joseph Yvon Thériault est bien placé pour assumer cette tâche de déconstruction de l’américanité québécoise : originaire d’Acadie, enseignant à l’Université d’Ottawa, il est à la fois très près du Québec sans l’habiter.
L’essayiste montre que dès qu’on veut sortir d’un usage mou du terme, à savoir que le Québec se situe en Amérique et que cela doit bien avoir eu un effet quelconque sur son histoire, on est amené à adopter une vision abstraite de cette américanité, vidée de toute substance, qui, curieusement, évacue l’Amérique latine et les Amérindiens. « Que serait l’américanité comme pensée forte ? C’est l’affirmation que l’américanité n’est pas qu’une dimension parmi d’autres de l’identité québécoise, mais son caractère le plus déterminant, le plus fondamental. » Cette américanité forte connaît plusieurs variantes ; elle peut résider dans un être américain, se constater dans l’adaptation matérielle, elle peut encore se définir contre l’européanité ou comme parcours de société neuve. Quoi qu’il en soit, le concept tend à faire oublier la spécificité du Québec en Amérique.
Or ce discours dur de l’américanité est porté par des auteurs nationalistes et ce n’est pas son moindre paradoxe. Analysant leur discours mais aussi leur posture, Joseph Yvon Thériault en arrive à la conclusion que c’est la crainte d’assumer une certaine tradition « canadienne-française » et la peur d’affronter la dimension substantielle de la nation, c’est-à-dire, la peur de passer pour « ethnique », qui les fait ainsi plaider pour l’américanité québécoise. Il relit tous les travaux récents – et plusieurs moins récents – des historiens, essentiellement, mais aussi des sociologues québécois ; selon lui ils tendent à réduire la modernité (philosophique, politique et sociale) à la modernisation (industrielle et technique), ils écrivent l’histoire dite objective sans laisser de place à la mémoire subjective. Un des seuls auteurs québécois qui trouvent grâce à ses yeux est Fernand Dumont, qui justement avait tenté d’analyser cet écart entre mémoire et histoire, entre la culture vécue et la construction de cette culture. Paradoxalement constate également l’auteur, les non-Québécois qui ont analysé le Québec y ont vu un « cas d’espèce » de « réinsertion de logiques culturelle dans l’hypermodernité libérale ». La spécificité du Québec ne se résume pas à la langue française ; comme le rappelait déjà la devise du journal Le Canadien au XIXe siècle, elle se situe dans « nos lois, notre langue, nos traditions », ce que plus récemment on a nommé le modèle québécois (des caisses populaires aux garderies à cinq dollars en passant par les cégeps). L’essayiste a raison de rappeler que le projet de la démocratie n’a de sens que dans la tension entre une conception civique, inclusive de la nation, et une conception substantielle : ce peuple, dans ce pays, à ce moment de son histoire adopte la démocratie et l’adapte à son contexte propre. Ne pas calquer les modèles de la France ou des États-Unis, quand on est une « petite société », est également impératif selon lui, le danger étant trop grand d’y perdre sa spécificité.
Entre tradition et modernité
La reconstruction théorique proposée dans la troisième partie est plus laborieuse, cela est manifeste dès le titre qui pose d’emblée qu’il ne reste plus que des traces du Canada français. L’objectif est de cerner ce qui demeure encore du Canada français et ce qui fait sens en ce début du XXIe siècle, pour nous, au Québec. Par moments on se demande si l’auteur enfonce des portes ouvertes ou si, dans une visée pédagogique, il ne répète pas certaines vérités pour ceux qui les auraient oubliées (par exemple que le mot « race » était synonyme de nation autrefois).
Un débat pourrait surgir après la lecture d’un tel ouvrage – je ne fais ici que l’évoquer – celui dont l’auteur affirme qu’il a été évacué des sciences sociales québécoises, entre tradition et modernité : l’héritage à assumer n’est-il que traditionnel ? N’est-il pas aussi moderne, de cette modernité qui se met en place avec l’apparition de la presse après la Conquête, en 1848 avec le gouvernement responsable et bien sûr, comme il le rappelle lui-même, en 1791 avec le parlementarisme ? Autrement dit, le débat est celui du « caractère traditionnel » de la tradition canadienne-française. À une époque que l’on qualifie de toutes parts de postmoderne, n’y a-t-il pas une « tradition moderne », celle de la démocratie justement ?
Cette discussion, un autre livre paru peu après celui de Joseph Yvon Thériault la reprend presque exactement où l’avait laissée celui-ci : c’est L’Histoire en trop2 de Jacques Beauchemin. Comment dire « nous » dans la société québécoise devenue pluraliste ? Voilà la question au cœur du propos de cet ouvrage à la fois rigoureux et passionné. Pour Jacques Beauchemin le nationalisme peut s’affirmer « en assumant l’histoire canadienne-française sans pour autant se refermer sur elle ». Comment ? Pour lui, le nationalisme est le « fondement éthique de la communauté politique » québécoise. Dit autrement : « la recomposition du lien social passe par la capacité à produire un monde commun suffisamment signifiant pour pouvoir redonner aux acteurs sociaux les moyens et la volonté de contribuer à la production de la société ». Et ce monde commun à construire, c’est à partir de l’histoire et de la culture qu’il est rendu possible.
Je commençais ce texte en évoquant le paradoxe de critiquer l’américanité chez un éditeur dont le nom participe justement à cette vogue. Je terminerai en en rappelant un autre. Si les auteurs discutés par Joseph Yvon Thériault ont souvent dénoncé un clivage entre les élites, supposément tournées vers l’Europe, et le peuple, tourné, lui, vers l’Amérique, ce livre révèle un clivage entre ces mêmes intellectuels, obsédés par l’américanité, la modernité et la nation civique et un peuple à la recherche d’un mode d’être québécois en Amérique. Car, et en ce sens les propos de Joseph Yvon Thériault et de Jacques Beauchemin rejoignent ceux des auteurs qu’ils discutent, le Québec est encore à construire. À l’américanité, on peut opposer d’autres projet de société ; Fernand Dumont évoquait le socialisme d’ici, Marcel Rioux la société autogestionnaire et désormais on parle d’anti-mondialisation ; Jacques Beauchemin évoque pour sa part le communautarisme.
Tout ceci est un débat presque sans fin au Québec ; Critique de l’américanité a le mérite de déplacer légèrement la discussion et d’ouvrir ainsi une nouvelle voie, dans laquelle L’Histoire en trop s’engage résolument.
1. Joseph Yvon Thériault, Critique de l’américanité, Mémoire et démocratie au Québec, Québec Amérique, Montréal, 2002, 373 p. ; 34,95 $.
2. Jacques Beauchemin, L’Histoire en trop, La mauvaise conscience des souverainistes québécois, VLB, Montréal, 2002, 210 p. ; 24,95 $.