J’ai découvert l’univers de Lise Tremblay avec L’hiver de pluie, lu un jour de pluie, l’hiver. J’ai pensé à L’étranger de Camus. Quelque chose de blanc dans l’écriture. Une écriture du regard, du constat. Lise Tremblay écrit comme quelqu’un qui marche.
Rien de spectaculaire dans ses trois romans qui nous plongent dans l’hiver, nous font arpenter des villes où des personnages errent, habités d’une souffrance silencieuse. Rien d’éclatant chez cette auteure qui donne la parole à des narratrices obèses et sans nom qui font rimer famille avec honte, haine et mépris. Rencontre avec une femme qui construit une œuvre sans se hâter.
Née au Saguenay en 1957, professeure de littérature et de français au cégep du Vieux-Montréal, Lise Tremblay publie L’hiver de pluie en 1990, chez XYZ éditeur (titre repris dans la Bibliothèque québécoise en 1997). Pour ce premier roman, elle reçoit le Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean ainsi que le prix Stauffer-Canada. Ce roman fait entendre une voix rare dans la littérature, celle d’une jeune femme obèse qui marche dans les rues du Vieux-Québec, écrit des lettres à un homme sans les lui remettre, et se donne de préférence à des « hommes faibles et laids ».
Quatre ans plus tard, c’est La pêche blanche (1994) publié chez Leméac. Encore une fois, les critiques sont élogieuses, apprécient la simplicité de l’écriture, le ton. Voilà, il y a un ton Tremblay. Dans ce roman, deux frères s’écrivent. Robert habite Chicoutimi, Simon passe l’hiver à San Diego. Alors que Robert envoie des romans de Jim Harrison à Simon, celui-ci lui écrit des lettres dans lesquelles il évoque leur enfance, sujet pourtant tabou. Simon boite, Robert est gros. On lit à travers les lignes qu’ils sont des handicapés de l’enfance, qu’ils ont grandi dans l’ombre menaçante du père. Sa mort subite forcera le retour de Simon. Les deux frères se retrouvent, se séparent à nouveau ; on a l’impression qu’ils commencent à vivre leur vie.
La danse juive paraissait en février dernier, toujours chez Leméac. Porté par la voix d’une pianiste obèse sans ambition, ce roman nous embarque dans une histoire de famille où la honte, la haine et le silence sont le pain quotidien de la narratrice. Cette fois, l’obésité monopolise l’espace, pèse sur chaque ligne du récit. Impossible de détourner les yeux ; il faut regarder la réalité en face, incarnée cette fois par une femme de 300 livres.
L’obésité traverse l’œuvre, devient obsessive dans La danse juive. Pourquoi ? « C’est un sujet qui me touche parce que plus jeune, j’étais obèse. Être gros vous exclut. On a le temps de regarder. On observe. C’est très politique pour moi, l’obésité. Je suis contre le fait qu’on veuille faire maigrir les gros à tout prix. On vit dans une société qui ne leur laisse aucune place, alors qu’ils sont là ! L’obésité, c’est encore un sujet tabou. » N’insistons pas. Car la peur est présente. Peur de la douleur que contient et retient la chair des narratrices de L’hiver de pluie et de La danse juive. Le parcours des romans de Lise Tremblay est révélateur : des dizaines de passages pointent le sujet du doigt : « Elle est inutile et grosse. ‘Inutile’ et ‘grosse’, je répète ces mots qui vont bien ensemble. Peut-être que j’écrirai une histoire dans le cartable rose. Une histoire tournant autour de l’inutilité, de toute cette place prise par un corps. Comme si le gros empiétait toujours sur l’espace des autres et qu’il fallait qu’il adopte tous ces comportements ridicules. Les gros qui ont de l’humour sont les pires, les plus souffrants1. » Lise Tremblay a écrit La danse juive pour réagir contre ceux qui fabriquent les images, qui imposent des corps impossibles à vivre. Sa narratrice obèse regarde avec pitié les petites filles qui dansent au son de sa musique ; ces petites danseuses s’évanouissent, frôlent la mort pour former leur corps à la danse classique, mais surtout les plier aux canons esthétiques que la danse impose sans jamais les remettre en question. Entre nous, qui faut-il plaindre ?
Du côté de la mère, le silence.
Du côté du père, le monstrueux.
Dans les trois romans de Lise Tremblay, on bute sur le personnage de la mère. Redoutable dans L’hiver de pluie, elle est presque inoffensive dans ceux qui suivent parce que femme tétanisée par la peur des mots. « Ma mère a peur des mots. Je l’ai toujours su, elle a peur du langage, de ce que les mots révéleraient. C’est une peur de la petite ville du Nord. Une peur qu’elle partage avec ses sœurs et sa mère2. » Cette peur impose le silence dans la famille. Ce silence à l’œuvre dans les trois romans de Lise Tremblay viendrait-il de la mère ? « Je pense que mes personnages masculins et féminins sont inversés. C’est un phénomène dont je suis de plus en plus consciente. Ce procédé me permet d’être plus libre dans ma création, d’entrer dans la fiction. Plus tard, j’écrirai un livre où le personnage de la mère aura sa vraie place. Mais avant de faire ce livre-là, je veux comprendre totalement la mère pour ne pas être prise dans une histoire de règlements de comptes. »
Dans La danse juive, la mère a beau se taire, se terrer presque, l’affrontement devient inévitable. Il y a là, on le lit bien, un amour impossible. Celui qui lie souvent les filles à leur mère. Celle de La danse juive reproche à sa mère d’endosser sans protester le rôle de figurante imposé par le père. Nous sommes au royaume du paraître. Et ce paradis infernal refuse l’entrée aux filles qui pèsent 300 livres. La fille ne s’en formalise pas. « Ma mère a peur de moi, je le sens, je la mets au pied du mur. Nous n’avions pas eu d’affrontement depuis mon adolescence. Après mon départ, je n’avais revu ma mère que quelques heures par mois, lorsqu’elle venait me porter les magazines. Elle a peur de cette grosse femme qui paraît avoir son âge, qui boit de l’alcool dans des grands verres et qui garde la bouteille près d’elle pour se resservir. Cela me plaît qu’elle soit effrayée, elle ne fait pas semblant, pour une fois. Elle serre de toutes ses forces la commande à distance de la télévision. Je demande si elle a des brioches, elle dit non. Elle est prise en faute. »
S’ils sont presque libérés de la mère, les enfants haïssent le père passionnément. « Je me sens étranger. Moi, je souffre toujours de rage. Je peux être des mois sans penser à lui puis sentir ma jambe traîner derrière moi, me souvenir de ses yeux sur cette jambe, et je me mets à le haïr avec intensité, je veux le tuer, lui tordre le cou dans son garage. Maintenant qu’il est mort, je me sens lâche de ne pas l’avoir tué. Je regrette de ne pas l’avoir fait ; j’en ai rêvé cent fois. Je suis sans courage. Mon père a engendré des lâches. C’est sa punition3. » La haine accueille sans sourciller le désir de tuer. La seule chose à regretter : ne pas être passé à l’acte. Détonnante culpabilité. Que ce père haï fait naître aussi dans La danse juive : « Je pense que je suis le châtiment de mon père : il a engendré un monstre lui aussi. Cela lui ferait une bonne série : le producteur à scandales, entouré de belles petites poulettes, qui a engendré une truie. » L’inversion du masculin et du féminin est cette fois évidente Mais revenons à ce qui tient lieu de père dans la fiction. Le désir, le besoin de le tuer est au cœur (est le cœur ?) de ces deux derniers romans. Pourquoi ? « C’est de l’ordre de la rupture avec les racines. » Elle réfléchit. « Dans La danse juive, il est question d’un choc de culture entre la narratrice et ses parents. D’une rupture violente. Ce roman marque peut-être la fin d’un cycle. Mais vous savez, comme le dit Doris Lessing : je fais des livres pour me connaître. » Elle ajoute : « Je mets des années à comprendre ce que j’ai écrit. »
« Je ne voulais pas être sauvée »
Dans La danse juive, ce père qui écrit des histoires à succès pour la télé laisse les siens indifférents. « Il lançait des noms de personnalités célèbres au-dessus de la table du réveillon et personne ne l’écoutait. J’avais honte. J’avais honte parce que sa famille ne l’aimait pas. » Pseudo-rescapé d’une famille d’obèses sans ambition qu’il méprise tout comme sa fille, il n’échappe pas au besoin d’être reconnu. En faisant la première page de tous les magazines, il impose son image et son existence aux siens.
Mais sa fille voit clair dans son jeu. Réussir, c’est une autre façon d’être big. La manière admise, célébrée par notre société. « La narratrice n’est pas happée par ce besoin de réussir. C’est une femme intelligente et dure. Une résistante. Elle ne veut pas être sauvée. » Mel, son amant juif obèse, commence à croire aux vertus des cures amaigrissantes ; il tentera de la convaincre. En vain. Cette femme assume son état, essaie de comprendre sa souffrance. Rien ni personne pour l’en détourner. Et elle doit user de violence pour se libérer ; elle le fait presque naturellement.
La honte et le mépris
« J’ai commencé à écrire La danse juive à partir d’une confidence. J’étais dans un party lorsqu’une fille de quatorze ans m’a dit que son père ne l’aimait pas parce qu’elle était grosse. Ça fait quinze ans de ça. Je crois que j’ai écrit La danse juive pour cette enfant-là, pour la venger. » Dans les romans de Lise Tremblay, la honte et le mépris sont associés à la famille. « Cette association est inévitable. Elle appartient à mon enfance, à mon expérience personnelle. Je viens d’une petite ville du Saguenay où tout le monde se connaissait. Être différent, c’était presque impossible, d’où la honte qu’on éprouvait, ou que les autres éprouvaient à notre égard quand nous l’étions. Je crois que la honte remonte encore plus loin que ça dans la famille, que ça va jusqu’aux ancêtres qui étaient pris avec la nécessité d’être conformes, comme les autres. » Elle parle passionnément de sa mère, défend son désir de voir réussir ses enfants, à n’importe quel prix. Ambitieuse, elle attirait des sarcasmes qui n’épargnaient personne. Je devine que les enfants ont grandi envers et contre tous.
Si c’est en famille qu’on apprend à aimer, on ne s’étonnera pas de constater l’absence de liens entre les personnages de Lise Tremblay. La plupart sont aux prises avec la difficulté d’être, au sens d’exister, avec quelqu’un. Comme si la solitude était fatale. Donc la famille, dans son œuvre, est désunie, opprimante, blessante. Peut-on y échapper ? « Je pense que la famille est partout. Plusieurs personnes ont des problèmes avec parce qu’elles ne l’ont pas comprise. Même si nous ne sommes plus catholiques, nous vivons dans une société de culpabilité qui exerce une influence surtout sur les femmes. Une culpabilité cancérigène. Je travaille à dénouer cette culpabilité. Pour y arriver, je crois qu’il faut connaître la famille. Il n’y a pas d’histoire personnelle possible si on ne la comprend pas. Cette compréhension est encore plus importante quand on écrit. On n’est jamais libre si on ne sait pas d’où on vient. Mais je ne crois pas que la famille soit quelque chose de mauvais. C’est fondamental, donc il faut la comprendre. »
Écrire, l’hiver
Elle a, comme la neige, une écriture blanche, presque froide. Une écriture qui ressemble à certaines toiles de Jean Paul Lemieux, celles qui nous font voir le vent qui souffle à perte de vue, nous rappelant notre solitude et notre fragilité. Ce n’est certainement pas un hasard si cette saison se retrouve souveraine dans ses trois romans. « C’est inconscient comme choix. Je viens du Nord et ce Nord a marqué mon imaginaire. C’est dur l’hiver. Je ne lutte jamais contre dans mes romans. Je le constate. C’est une saison que mes personnages assument. »
Alors que bien des Québécois rêvent de passer l’hiver dans le Sud, elle vivra bientôt tous les siens à l’île aux Grues, dans une petite maison jaune autobus scolaire, au milieu du fleuve. « Dans mes rêves les plus fous, je n’ai jamais pensé avoir quelque chose d’aussi beau. » Elle parle des tempêtes sur l’île, du vent qui les oblige souvent, elle et son mari, à prendre l’auto pour aller à l’épicerie pourtant pas très loin, de l’isolement propice à la lecture, à l’écriture D’ailleurs ses livres, comment les écrit-elle ? « Les livres, c’est quelque chose qui me traverse. Ça va peut-être paraître ésotérique ce que je vais dire, mais il y a une voix qui passe à travers moi. C’est cette voix-là que j’écris. Pour La danse juive, j’aurais aimé que ça sorte moins rough. Je me suis battue contre ce livre-là. Mais je n’arrivais plus à le contenir ; j’aurais explosé s’il n’était pas sorti. C’était douloureux, physiquement. Maintenant, je me sens légère. Je comprends que c’était nécessaire de l’écrire. Mais je vais finir par l’oublier complètement, comme c’est arrivé pour les deux autres. » Cela ne risque pas d’arriver aux lecteurs touchés. On s’attache à cette œuvre d’Amérique, sombre, dense et dépouillée, qui a la très grande qualité de s’abstenir de répondre aux questions qu’elle soulève.
1. L’hiver de pluie, Bibliothèque québécoise, 1997, p. 77.
2. La danse juive, Leméac, 1999, p. 109.
3. La pêche blanche, Leméac, 1994, p. 107. Lise Tremblay a publié : L’hiver de pluie, XYZ, 1990 et Bibliothèque québécoise, 1997 ; La pêche blanche, Leméac, 1994 ; La danse juive, Leméac, 1999.
Lise Tremblay a publié :
L’hiver de pluie, XYZ, 1990 et Bibliothèque québécoise, 1997 ; La pêche blanche, Leméac, 1994 ; La danse juive, Leméac, 1999.