Une œuvre immense : le catalogue Meckel comprend plus d’une centaine de titres, publiés chez des éditeurs allemands aussi renommés que Fischer, Reclam, Hanser, Wagenbach, Luchterhand, Claassen, Suhrkamp, sans compter les petites maisons allemandes exclusives, comme la Eremiten-Presse.
En France, il est publié chez Gallimard, Flammarion et Balland. S’ajoutent des drames radiophoniques et des disques, des recueils de dessins. Christoph Meckel a remporté une vingtaine de prix littéraires.
Né en 1935, à Berlin, dessinateur de formation (à Fribourg-en-Brisgau), cet auteur polyglotte a parcouru les cinq continents où il a présenté ses textes et exposé son oeuvre graphique.
Dès la publication de ses premiers poèmes, en 1956, et le tirage d’eaux-fortes sous le titre Théâtre du monde, en 1960, Christoph Meckel s’était engagé dans une œuvre d’envergure balzacienne. « J’ai posé les premiers jalons au milieu des années 50 – aujourd’hui, je ne saurais plus par où commencer. Dans ce temps-là, il était encore possible de sentir et de ressentir le monde, qui était ouvert. J’ai produit plus de 1800 eaux-fortes ; ces gravures sont le reflet du monde tel que je l’ai connu. »
C’est non seulement l’étendue de l’œuvre qui frappe, mais le fait que, chez Christoph Meckel, littérature et dessin ne sont pas nécessairement complémentaires ; les deux disciplines peuvent se toucher, à l’occasion. Christoph Meckel n’est pas un écrivain doublé d’un dessinateur ; selon lui, il s’agit en fait d’existences parallèles, puisque les deux professions n’ont rien en commun sur le plan intellectuel. Le dessinateur, avant de se mettre au travail, dispose de tout un arsenal d’outils, couleurs, burins, papiers, créant du concret, du palpable, et il s’adresse à son public sur un mode différent de celui de l’écrivain. Dès les années 60, l’artiste commence à écrire des textes dans l’image. Il élargit le genre par la suite y ajoutant une nouvelle catégorie, les « images-manuscrits » : sur des manuscrits récupérés (lettres, poèmes avortés, autres textes d’abord rejetés), il dessine et peint, créant des palimpsestes, où les mots sont encore, à peine, déchiffrables. Mais il insiste : « Mes textes n’ont pas besoin d’un complément graphique, et mes tableaux peuvent bien exister sans un ajout littéraire. »
Ce que cette œuvre révèle de son créateur, c’est une immense, une insatiable curiosité. « Depuis toujours, j’ai été fasciné par tout ce qui était différent : des religions, des langues, l’imaginaire d’autres peuples, ce qui me semblait inatteignable. C’est pourquoi j’ai écrit, au début des années 80, un livre sur Baratynski, cet écrivain russe pratiquement inconnu à l’Ouest, mais que les Russes considèrent comme un de leurs plus grands talents. Mon approche a été assez inusitée, je l’avoue. Au début de l’après-guerre, j’ai vécu à Erfurt, qui s’est d’abord trouvée dans une zone occupée par les Américains, avant d’être remise aux Soviétiques suite aux accords de Yalta. J’ai adoré les Russes, contrairement à bien d’autres Allemands, parce qu’ils étaient différents de tout ce que j’avais connu auparavant. C’est ainsi que j’ai commencé à lire les grands auteurs russes, et à les aimer. »
Le père étranger
Cette curiosité de connaître l’autre ne s’est jamais démentie chez Christoph Meckel. En 1978, il lit, pour la première fois, le journal de son père, décédé en 1969. Sa mère lui a donné les cahiers, sans se douter que cette lecture (elle-même n’avait jamais ouvert le journal qui couvrait des années fatales pour l’Allemagne, de 1933 jusqu’après la guerre) va déclencher une prise de conscience profonde chez son fils qui ne reconnaissait plus son père après son retour de la guerre. Eberhard Meckel, germaniste de formation et ami de quelques figures de proue de la littérature allemande (Günther Eich, Peter Huchel) décrit dans son journal comment la guerre l’a transformé. D’humaniste, il se transforme au cours de la campagne en Pologne en officier qui se plaît à donner des ordres. Il est devenu une brute (qui gagne tout de même un concours de poésie proposé aux soldats). À la fin de la guerre, il est blessé à la tête, et mal soigné par un médecin de l’ennemi. Quand il rentre chez lui, à Fribourg-en-Brisgau, c’est un homme brisé qui tente désespérément de s’imposer à sa famille en assumant le rôle de pourvoyeur et de reprendre son statut de père, se refusant à reconnaître qu’il appartient désormais à la génération des « pères perdus ». Il écrit pour les journaux locaux, se fait critique littéraire, alimente les feuilletons. Il a beaucoup de temps, certainement trop de temps, à consacrer à sa famille : il se transforme en tyran.
« C’était terrible. Avant la guerre, j’adorais mon père, il m’a donné tout un monde. Après son retour, ce n’était plus le même homme. La guerre l’a brisé, comme des millions d’autres soldats. Il s’est transformé en despote, en petit tyran ; il déversait son mal de vivre sur sa famille, qui tentait de lui donner du soutien. En regardant autour de moi, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un cas personnel, que mon père faisait partie de ces millions de pères qui ne retrouvent plus leur place après une guerre, peu importe laquelle, en ex-Yougoslavie, au Viêtnam, en Afghanistan ou ailleurs. C’est pourquoi j’ai écrit Portrait-robot : mon père. »
Le fils va donc reconstruire le portrait du père, tel qu’il se présente lui-même dans son journal. Il y a découvert un homme dont il ignorait l’existence, nationaliste, intellectuellement mal défini, qui se réfugie dans des concepts flous, havres rassurants pour bien des intellectuels allemands appartenant à la génération de l’Entre-deux-guerres, des concepts comme « patrie (Heimat) », ou encore « famille ». Pour eux, il était souvent impossible de se forger une pensée qui eût pu leur appartenir. Pour le fils la lecture de ce journal a été un choc tel qu’il se remet en question, se demande qui il est, d’où il vient. Il entreprend des recherches, parle à des amis de son père, rencontre Peter Huchel qui devient son ami. « Après la mort de mon père, j’ai continué à cultiver les amitiés interrompues. Je me suis rendu compte alors que l’on ne peut pas écrire sur un être humain. Mon père n’était pas un modèle qui se tient là, immobile. Je n’ai pas dessiné mon père, j’ai tenté de mieux le cerner dans son temps. Jusqu’à sa mort, en 1969, je n’avais connu qu’un homme malheureux. La lecture de son journal m’a montré comment il en était arrivé là. » Fait remarquable : la mère de Christoph Meckel publie son propre journal, couvrant la période de 1944 à 1947, « en complément au livre de mon fils ». Madame Meckel n’a jamais voulu lire le journal de son mari – la peur de devoir changer l’image de l’homme qu’elle a accompagné jusqu’à sa mort étant trop grande, peut-être.
Autre fait, choquant pour le fils : la découverte que l’univers intellectuel de son père ne dépassait pas celui de la littérature allemande des époques classique et romantique. Quand Eberhard Meckel apprend que son fils écrit des poèmes, des nouvelles, des romans, il commence par rejeter ces créations du revers de la main. Par la suite, il lui soumettra, de façon hésitante, ses « œuvres » à lui, des textes démontrant son incapacité de sortir de son univers de clichés et de lieux communs. S’impose alors le portrait du père, symptomatique et représentatif de millions d’autres brisés comme lui par les événements de la première moitié du siècle. Un portrait sans complaisance, triste, juste, distant et clairvoyant, mais sans haine. Voilà un père qui a perdu son panache et l’estime de sa famille, souffrant physiquement et atteint dans l’âme, incapable de recoller les morceaux d’un miroir brisé.
Littérature action
Ce portrait du père s’inscrit dans la conception qu’a Christoph Meckel de la finalité de la littérature, que soutient et complète dans son cas le dessin, les eaux-fortes. Selon lui, l’œuvre doit provoquer un changement de mentalité : « Je n’écris jamais contre quelque chose. J’espère un changement par ce que j’écris, même – et surtout – si j’écris hors de quelque programme politique. Écrire signifie pour moi enrayer autant que cela se peut l’influence des chimères, des clichés, des préjugés, que je voudrais remplacer par l’inquiétude devant la destruction que nous infligeons au monde et que le monde nous inflige en retour. Je suis persuadé que la littérature est en mesure de changer les mentalités. Quant à la poésie, elle occupe une place particulière : si les poèmes n’existaient pas, le monde cesserait d’exister à son tour. La poésie rend possible une correction de la conscience collective comme du sentiment, de tout ce qui se passe dans l’être humain. Sans la poésie, l’homme serait réduit à l’état de brute, il ne mériterait plus d’être homme. »
Voilà pourquoi Christoph Meckel construit inlassablement son théâtre du monde. Il voyage sans cesse, vit entre le sud de la France (Remuzat) et Berlin, toujours à l’affût d’éléments nouveaux susceptibles d’enrichir son œuvre. Il refuse de s’imposer des limites dans le temps : « J’espère pouvoir faire ce qui est nécessaire afin de compléter cette œuvre. Si cela prend encore vingt années de plus, soit. Ce que je trouve fascinant, c’est de constater combien ce théâtre bouge, et à quel point il n’est pas fixé pour moi. J’invente constamment de nouvelles figures. Il y a trois ans, j’ai inventé « Clarisse », dont l’âge change sans cesse, c’est la féminité entre huit et dix-huit ans. Soudainement, j’ai constaté que j’étais capable de produire un nombre incalculable de dessins évoquant cette figure. Je dessine des choses qui s’insèrent harmonieusement dans ce qui devient de plus en plus une comédie au lieu d’un théâtre. »
Le mélange des genres
Pour Christoph Meckel, le point de départ de ce théâtre/comédie est et restera toujours le temps présent. Il comprend le passé à partir du moment dans lequel il vit ; comme le présent se perd dans l’avenir. C’est ainsi qu’il mêle tous les genres, toutes les catégories, du grotesque au lyrique, entre la guerre et les drôleries de la vie, la mort et l’amour, sans jamais vouloir se fixer. « Si vous choisissez de ne pas reconnaître l’amour dans ma poésie, vous avez bien fait de ne pas vous fixer sur un genre. Ce que le lecteur retient de moi, c’est son affaire ; je n’y suis plus pour rien. » Que ses textes soient peuplés de figures sans domicile fixe reflète à nouveau la situation de l’homme d’aujourd’hui. Les vagabonds de Christoph Meckel oscillent entre la réalité et un monde imaginaire, ouvrant ainsi la voie à des interprétations multiples. Des livres comme Portrait-robot : mon père sont l’exception chez lui. Ce texte, dans sa prose presque froide, à la manière d’un reportage, est sans doute le plus grand succès en librairie de l’écrivain. La plupart de ses autres œuvres littéraires baignent dans une lumière crépusculaire, indécise, où les horreurs causées par l’homme prennent des dimensions que rend plus inquiétantes encore son incertitude dans les relations amoureuses, le doute face à l’être aimé (Ce soir ou dans sept ans, La ville de cuivre). La mort y occupe une large place, comme dans Message pour Baratynski (1981), où les morts reprennent vie. Ou comme dans le dernier poème du cycle Acide (1979, inédit en français), où le poète, inspiré comme il le mentionne par l’Américain Robinson Jeffers, se réfère directement à sa propre mort : « Mais une fois, quand je ne l’attends pas, Elle vient / dans une nuit comme les autres, avec des pierres, / Elle défonce la fenêtre et rien ni personne ne m’aide plus / Quand elle crie : je te tiens, Meckel ! »
Ce jeu constant entre l’écrivain et le lecteur, que prolonge l’échange entre le dessinateur et l’amateur de l’œuvre graphique, a souvent dérouté la critique en Allemagne. Bien sûr, pouvoir classer un auteur, une fois pour toutes, dans une catégorie est beaucoup plus simple. Parce que l’œuvre échappe à toute classification, elle a provoqué (et provoque encore, bien que moins violemment ces dernières années) des réactions très émotives de la critique, qui le tient à la fois pour un Protée des temps modernes et pour un auteur qui ne s’en tient pas à un « programme ». Il est vrai que cette œuvre immense, unique dans sa complexité sur la scène littéraire allemande, est déroutante, et qu’elle inquiète par la multitude de sujets abordés. Surtout que le poète, le romancier, le nouvelliste se doublent d’un dessinateur dont la plume et le burin ne font pas de concession au monde qu’ils évoquent. La critique comprend de mieux en mieux qu’il ne s’agit pas simplement d’un « talent double », mais d’une littérature qui dialogue avec l’art graphique. Inlassablement, Christoph Meckel continue à parcourir le monde, à la recherche de motifs à ajouter à une œuvre toujours ouverte. Cette ouverture, qu’il entend conserver, il la recherche dans ses voyages et il semble la retrouver en contemplant l’étendue du fleuve Saint-Laurent.
Ouvrages de Christoph Meckel parus en traduction française :
Ce soir ou dans sept ans, trad. par Michel-François Demet, Balland, Paris, 1984 ; Loin du monde comme il va, trad. par Michel-François Demet, Balland, Paris, 1985 ; Portrait-robot : mon père, trad. par Michel Baillet, Flammarion, Paris, 1989 ; La ville de cuivre, trad. par Claude Porcell, « Du monde entier », Gallimard, Paris, 1993.