Le 22 janvier 2000 s’éteignait à Montréal celle qui avait fait de sa vie une traversée assumée du Mystère de la parole. Anne Hébert est née le 1er août 1916 à Sainte-Catherine-de-Fossambault. Son père, chroniqueur littéraire et poète, aimait les livres. Elle a grandi dans un milieu où la réflexion et l’art étaient favorisés.
Des Songes en équilibre (1942) jusqu’à Un habit de lumière (1999), c’est une trajectoire aux accents graves, indéfectibles que propose cette oeuvre inquiète, dramatique, toujours écrite sur la corde raide du registre poétique. Celui-là même où l’équilibre est un pari, où Le jour n’a d’égal que la nuit.
Dans le paysage de la littérature québécoise, Anne Hébert occupe une place toute particulière dans ce que nous pouvons déjà appeler les classiques de notre modernité. Avec Hubert Aquin, Gaston Miron, Gabrielle Roy, elle a marqué notre littérature d’une authenticité et d’une modernité qui n’ont pas fini de nous envoûter et de nous livrer mot à mot les songes de cette enfant qui n’aurait pas vieilli, elle qui d’un trait réinvestissait le domaine des rêves et de l’enfance, de poème en poème, de récit en récit, toujours plongeant dans l’onirique passion des zones troubles de l’être. La neige, la mémoire et les signes d’une quête incessante devenaient une constellation imaginaire dans laquelle l’écriture, toujours en éveil, tenait le premier rôle.
Femme d’une immense discrétion, on l’a dit et redit, son sourire et son regard communiquaient silencieusement ce que l’œuvre plus obscure, découpée au scalpel de la tension humaine, livrait avec rigueur. La femme et l’œuvre n’étaient pas différentes : elles se complétaient, frêles et fortes tout à la fois.
Nous avons tous des liens d’apprentissage avec l’œuvre d’Anne Hébert. L’école ou l’université. Une lecture de collège. Une découverte personnelle. De sa poésie surtout. De la violence adolescente débusquée au tournant de la lecture du Torrent. Du silence énigmatique grondant dans Les chambres de bois. Allégorie de notre endurance. Patient décryptage de nos vies sous le silence de la neige. Le songe est maître en ces contrées que le vent porte au nord du nord. C’est de ce côté que la poésie d’Anne Hébert est tapie, secrète, livrée pourtant, puisque l’œuvre est abondante, une vingtaine de titres jalonnant plus d’un demi-siècle d’écriture. Poèmes, romans, théâtre, entre l’ellipse et le silence, tissent une lumière crue, pas à pas durement gagnée. Mémoire du gel et des grandes solitudes intimes.
J’écris cela en pensant aux images de l’œuvre qui m’ont frappé. D’abord l’immémorial. Le sens de l’ouverture à des territoires intériorisés. Le songe encore. Toujours lui qui plane entre cauchemar et souvenir, entre violence, agression et sommeil, mort. Pas de servitude qui ne soit nommée. Pas de facilité. Pas de solution. Une lente et contenue parole faite du silence qui l’habite, donnée avec une sérénité implacable.
Beaucoup de témoignages au Québec et en France ont salué l’œuvre immense de cette poétique romancière qu’on imaginait éternelle, habitués que nous étions à la savoir dans un lieu d’idéale solitude, écrivant, rêvant. Pour elle, pour nous. Dans cette étrange attitude faite de détachement et de simplicité, nous avions peu à peu conçu l’auteure comme un pôle lumineux de notre présence au monde. De livre en livre, elle semblait rajeunir même. Jusqu’à donner dans Est-ce que je te dérange ?, l’idée qu’elle plongeait dans une problématique de notre époque, cette jeune Delphine, sans abri, trouvée sur le seuil de son âge. Québécoise en exil, qui a lu les poètes maudits, la jeune fille se souvient de son passé et cherche à faire naître une nouvelle liberté que l’Europe ne lui révélera finalement pas. C’était sur le balcon de son enfance, se balançant envers et contre tous, dans le vent d’un paysage originel et par là symbolique, que résidaient tous les possibles. Delphine comme un oracle, jeune femme d’aujourd’hui, est une représentation de cette force de recommencement du même que nous trouvons à travers les thématiques et l’écriture d’Anne Hébert.
Ce roman a été lancé à Paris au Centre culturel canadien rue de Constantine et on m’avait demandé de présenter l’œuvre. Inquiet, peut-être inconscient, j’avais dit que oui, que c’était un plaisir, un honneur, quoi ! Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est que cette présentation se déroulerait en présence d’Anne Hébert, attentive, silencieuse, un peu distante, doucement présente à ces paroles qui lui étaient adressées. Le silence pesait sur la salle. Je la sentais à côté de moi. Et je ne pouvais que croire ce moment chargé de songes. Mes études, mon désir d’écrire de la poésie, la citation mise en exergue d’un de mes livres que je n’avais pas osé lui envoyer. Les rares rencontres à Paris. Les quelques mots échangés, respectueux, eux aussi prononcés dans l’équilibre de la distance. Et je lisais mon texte. En modulant le plus calmement possible le débit. Moi qui après une lecture fébrile du récit me demandais pourquoi j’avais accepté cette invitation de présenter un roman d’Anne Hébert en sa présence…
Après ma présentation, elle a lu un extrait du livre et répondu par quelques mots aux questions. L’idée du livre, disait-elle, lui était venue un soir qu’en rentrant chez elle rue de Pontoise, une jeune fille était accroupie sur le pas de la porte. Son regard l’avait touchée profondément. Elles n’avaient pas échangé de paroles. Le récit était né. Delphine serait porteuse des malaises de cette époque où volent les valeurs, au seuil de nouveaux silences.
Dans les salons des services culturels, sur une table, les livres d’Anne Hébert. Appliquée, bienveillante, sans cérémonie comme on dit, elle signait des dédicaces. J’entrais dans une perspective temporelle en observant l’auteure que je respectais et connaissais de loin depuis mes premières lectures adolescentes. Entre les Poésies de Nelligan et la parole de Menaud, maître draveur pointaient les rêveries de ces Chambres de bois dont je ne pouvais pénétrer tous les passages.
J’ai revu Anne Hébert à Montréal. Une réception pour ses 80 ans avait été organisée à la Maison des Écrivains rue Laval. J’étais en retard. Arrivé à deux pas de la Maison, par la vitre baissée d’une portière d’une large voiture américaine, Anne Hébert, inattendue dans ce lieu, de cette manière. Un regard, elle tend la main et dit : « Comment allez-vous ? » Et c’est tout. Je ne crois pas avoir répondu, ni rien demandé, ni souhaité, surtout pas, bon anniversaire. Je me rappelle précisément son sourire, au-dessus d’un cou légèrement rejeté vers l’arrière. Puis, lentement, la voiture a démarré. J’ai songé, je me souviens, à une reine. Et ce n’était pas un songe.