Comme bien des mamans, j’ai tenté de résister à l’invasion de la poupée Barbie. Mais puisque le refus stimule le désir et comme je ne voulais pas non plus marginaliser ma fille, je lui ai offert une Barbie pour son cinquième anniversaire. Je ne voulais d’ailleurs céder ce privilège à personne Cette ambivalence ne m’a pas échappé et le peu d’intérêt que Catherine accorde à sa poupée mannequin me prouve bien que le « conflit » est entre Barbie et moi.
La lecture de Barbie, poupée totem1, essai de Marie-Françoise Hanquez-Maincent, confirme que les fillettes ne voient dans ce jouet qu’un jouet. Ce sont bien sûr les mères qui, comme moi, n’y reconnaissent pas le modèle de féminité qu’elles valorisent – ou croient valoriser. Mais, encore là, les choses ne sont pas si simples, et c’est pour cette raison que l’essai sur Barbie est une lecture plus qu’intéressante pour toutes celles qui ne se sentent pas à l’aise avec ce jouet, le plus universellement diffusé.
L’histoire d’un succès commercial
L’auteure fait d’abord un historique des origines et de la commercialisation de Barbie, qu’elle relie à l’histoire du jouet en général et de la poupée en particulier. Le phénomène Barbie est analysé dans un travail de recherche documenté et nuancé. Il n’est pas question dans ce livre de porter un jugement définitif sur la poupée elle-même, de la conseiller ou de la déconseiller aux parents par exemple, il s’agit plutôt d’étudier le phénomène de société que représente la diffusion du jouet et les réactions opposées qu’il suscite. Il y a en effet des amateurs prêts à dépenser une petite fortune pour des modèles de collection et des détracteurs qui voient en elle l’ambassadrice des valeurs décadentes de la société de consommation.
Cette petite effigie de plastique, au visage adolescent et à la silhouette invraisemblablement féminine, est aujourd’hui quadragénaire. Elle est née en Allemagne dans les années 50, où, sous le nom de Lilli, elle était vignette dans un quotidien avant de devenir objet de promotion pour le même journal. Elle est entrée en Amérique dans les valises d’une adolescente nommée « Barbara » en tant que souvenir de vacances, mais la mère de la jeune fille avait déjà l’idée de commercialiser la poupée, ce qui a été fait très rapidement. Elle représente maintenant les valeurs par excellence de la société américaine : l’éternelle jeunesse et l’abondance. Le succès de sa rapide commercialisation est un coup de maître de marketing et son histoire est en quelque sorte une leçon de mondialisation de l’économie.
Si le succès commercial ne se dément pas avec les années, c’est que Barbie, à l’expression coulée dans le plastique, a néanmoins su s’adapter aux modes et aux changements, notamment à l’incontournable rectitude politique. Ainsi elle est devenue astronaute quand il a fallu neutraliser le tollé féministe autour de l’image de passivité qu’on lui attribuait. « Nous les filles, nous pouvons faire tout ce que nous voulons », clame-t-elle désormais. Mais, à regarder les choses de plus près, Marie-Françoise Hanquez-Maincent montre que Barbie a toujours été indépendante et libre, elle « ne confine pas les fillettes dans une fonction nourricière, dispensatrice de caresses. Barbie est une femme de pouvoir qui ne cède pas aux avances de Ken ». Ce modèle serait-il donc discrètement subversif ?
Plus important encore, les petites filles qui jouent à Barbie sont bien au-dessus de tous les débats que la poupée suscite chez leurs mères. Elles y trouvent l’occasion de se projeter de façon imaginaire dans le monde adulte, ce que la poupée poupon, qui les incite à recréer une relation mère-enfant, ne favorise pas. Barbie serait alors un jeu socialisant où les fillettes jouent entre elles à être des femmes, étape nécessaire pour s’affranchir de la relation mère-enfant. Les professionnels de l’enfance s’accorderaient d’ailleurs sur l’utilité réelle de Barbie.
Haro sur les stéréotypes sexuels
Barbie, utile ? Admettons. Mais peut-on faire fi du modèle caricatural et stéréotypé qu’elle propose ? de ce corps anorexique et néanmoins pulpeux ? de cette garde- robe frivole et coûteuse ? de cette importance démesurée accordée à la beauté et aux apparences ? Ces valeurs superficielles peuvent-elles vraiment glisser sur nos filles comme l’eau sur le dos des canards ? En jouant bien innocemment à Barbie, n’avalent-elles pas une image à laquelle elles croiront qu’il faut ressembler ? L’auteure ne répond pas à ces questions directement. Tel n’est d’ailleurs pas son objectif. Mais on trouve dans l’essai matière à alimenter le propos et à envisager ces questions d’une tout autre façon.
En réalité, Barbie ne crée rien, ni fantasmes ni valeurs ; pétrie d’archétypes, la poupée n’est que le reflet de la société dans laquelle elle est conçue et consommée (car elle n’est pas consommée dans tous les pays de la même façon). Barbie prend les formes que la société valorise, elle ne les impose pas. Et les mères qui s’inquiètent de l’effet de Barbie sur leurs filles, s’inquiètent souvent tout autant, sinon davantage, de leur propre silhouette. Si le souci de notre apparence est légitime, il faut reconnaître que ce n’est pas tant en jouant avec Barbie qu’en observant les femmes autour d’elle que la petite fille apprend à se conformer à des modèles « idéals ». Marie-Françoise Hanquez-Maincent suggère d’ailleurs que c’est peut-être une image rivale tout autant qu’un modèle négatif que nous craignons dans la poupée à l’éternelle jeunesse. La beauté de Barbie nous ferait-elle envie autant que son côté femme-objet nous horripile ? Avouons qu’il y a au moins de quoi nourrir l’ambivalence.
Barbie : complice ou effet de la société de consommation ?
Un autre grief est généralement fait à la poupée Barbie : son insatiable appétit d’accessoires, son univers de vêtements et de gadgets coûteux, qui incite dès le jeune âge à l’étalage de ses possessions. Là encore Barbie n’a ni le monopole ni même l’initiative de la surconsommation. En effet, les enfants de la classe moyenne sont en général couverts de jouets avant même d’en avoir désiré un seul, voire avant d’être nés. Ce n’est donc pas au moment où l’on met Barbie entre les mains d’une fillette que l’on initie cette dernière à la société de consommation. Il y a déjà longtemps que la chose est faite.
Bref, il faut conclure que Barbie n’est ni meilleure ni pire que les autres jouets que les adultes conçoivent pour les enfants. On pourrait d’ailleurs faire le même reproche à tous les jouets : ils structurent et orientent d’une manière pensée par l’adulte le jeu des enfants, alors que ceux-ci ne s’amusent et n’apprennent jamais autant que quand on les laisse créer leur propre univers ludique à l’aide des objets disparates qu’ils ont sous la main. D’ailleurs, c’est ainsi qu’ils se réapproprient les objets qu’on leur propose – dont Barbie bien sûr –, ils les utilisent tout simplement d’une manière que l’adulte n’avait pas prévue. De cette façon, « Barbie est à la fois le piège et l’amulette qui permet de s’en libérer ».
1. Barbie, poupée totem, Entre mère et fille, lien ou rupture ?, par Marie-Françoise Hanquez-Maincent, « Mutations », Autrement, 1998, 245 p. ; 29,95$.