Maryse Condé est aujourd’hui partout. Récemment, elle participait au colloque Afro-Caribbean Connections, organisé par le département des langues modernes du Borough of Manhattan Community College. On y présentait des exposés autant sur les discours féministes cubains que sur le mambo et le vaudou, le tout agrémenté de dégustations de plats caribéens. Tout n’est-il pas désormais dans tout, pour le meilleur et pour le pire, mais surtout selon les diktats des apôtres de la mondialisation de l’économie sauvage, c’est-à-dire de la dénégation de l’histoire et de la croissance du déficit humain ?
Il est heureux, dans un contexte où les littératures antillaises offrent, avec quelques autres littératures dites locales ou périphériques, un champ d’écritures et de parlures ouvrant de façon inédite les frontières de l’humanité, que soit réimprimé La vie scélérate1, ce vaste roman familial publié la même année que Traversée de la mangrove et qui perce le coffre aux mémoires, volontaires et involontaires, de l’exploitation généralisée. En se penchant à nouveau sur les pérégrinations d’Albert Louis, expatrié dont la quête se limite presque à la recherche de putains partout où il passe, de même que sur celles de son fils et des autres personnages, on mesurera mieux les axes de l’œuvre de Maryse Condé dont le principal me semble la lutte contre l’arrogance du conquérant.
On connaît le rôle, au sein de l’univers guadeloupéen, de la langue, de l’éducation et de la religion dans le processus d’étouffement des insulaires. La vie scélérate était l’un des ouvrages dans lesquels Maryse Condé commençait à procéder, sur le plan thématique et au niveau de la tessiture textuelle elle-même, à l’assemblage des nouveaux liens symboliques de la créolisation. Dénoncer le bâillonnement de son peuple l’amenait déjà à interroger l’incroyable cloaque où surnagent les quelques milliards d’individus qui ne trouvent pas de quoi manger au râtelier de nos systèmes. Dans ce roman, il s’agissait de contester l’idéologie des fins – la fin de l’histoire à la mode Fukuyama venant maintenant d’être renforcée par la fin des utopies généreusement proposée à nos esprits trop multiculturels par Russell Jacoby2 – pour promouvoir la connaissance d’une histoire où Malcolm X et Martin Luther King ne viendraient pas que graisser les bourses des spoliateurs de Hollywood. La « Totalité-Monde » qui surgissait dans La vie scélérate permettait de revoir l’ensemble des principes d’inclusion et d’exclusion qui opposent toujours dans un carcan conceptuel les notions de national et rendait donc politiquement et économiquement légitimes le droit à la différence et à l’indépendance3.
Vérité et mensonges
C’est en quelque sorte le même « projet » que poursuit Maryse Condé dans Le cœur à rire et à pleurer4. D’entrée de jeu, le sous-titre pose la question épineuse de la vérité : Contes vrais de mon enfance D’où vient cette vérité ? Il serait commode de répondre qu’elle sort toujours de la bouche des enfants, surtout lorsqu’elle agite un passé de fièvres, pays de l’emmêlement des joies et des souffrances. Commode, mais néanmoins vraie, même si les contes ressortissent aux fantasmes et à l’invention. En laissant faire retour l’antan d’enfance, Maryse Condé met en ballant par la littérature la logique de la vérité.
Car un conte ne ment jamais sur son origine, un peu comme s’il participait de cette logique transcendentale déterminant les conditions a priori de l’existence, et donc la vérité dite objective des choses, sans oublier l’autre vérité, c’est-à-dire celle qui s’observe dans la détermination d’un phénomène par une autre suivant les lois de la nature. Peu importe qu’il demeure oral, qu’il passe dans le domaine de la transcription ou du virtuel, qu’on le considère comme une forme d’oraliture, le conte édifie un lieu de conscience autorisant la traversée inchoative du temps. Parlant conte, on énonce certes la tradition, mais dans la mesure où l’on est toujours celui ou celle à partir duquel elle se met en action. C’est à travers cette geste que coule l’histoire de ses origines futures et de la multitude de peuples auxquels on appartient. Antonine Maillet disait cela d’exquise manière lorsque, parlant de son maître Rabelais, elle soulignait que ses géants « aimaient surtout à boire, manger et dormir ; manger, dormir et boire ; boire, dormir et manger5 ». C’est tout, et c’est énorme ! Chacun selon leurs sonorités, le Gilgamesh, L’iliade, L’odyssée et le Don Quichotte ne racontent pas tellement plus. Prenant le relais de sa mère, Jeanne Quidal, Maryse Condé nous apprend à renouer avec cette franchise de l’épique, ou son contraire : « Il ne faut pas dire la vérité. Jamais. Jamais. À ceux qu’on aime. » Quant aux autres, tout dépend.
Si ces contes sont vrais, autobiographiques, c’est parce qu’ils donnent accès aux dédoublements et aux clivages des êtres et des choses. Maryse, la narratrice, refuse de porter la croix de l’aliénation. Le récit d’ouverture, « Portrait de famille », est on ne peut plus clair à ce sujet : « Une personne aliénée est une personne qui cherche à être ce qu’elle ne peut pas être parce qu’elle n’aime pas être ce qu’elle est. » Cette découverte détermine la révolte d’une petite fille éduquée par des parents qui maintiennent inévitablement leur infériorité en vomissant leur langue et leur peau. Dans ces conditions, on comprend pourquoi La rue Case-Nègres de Joseph Zobel devient pour elle un livre-culte : « Pour moi, toute cette histoire était parfaitement exotique, surréaliste. D’un seul coup tombait sur mes épaules le poids de l’esclavage, de la Traite, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de l’homme par l’homme, des préjugés de couleur dont personne […] ne me parlait jamais. » Voilà la vérité se dépassant elle-même et proférant hautement la réalité. Voilà le soleil de la conscience littéralement décrit à travers une superbe vigilance aux corps, à ses postures, à ses mots, comme le donne à lire le conte intitulé « Ma naissance », où mère et fille se transforment en poisson.
Qui dit attention au corps dit attention au livre. Il ne faut jamais mésestimer le don d’observation des enfants. Évoquant le souvenir du bureau des directrices de sa maternelle, Maryse s’attarde déjà aux reliures « pleine peau » de Hugo, Balzac et Zola qui parcourent les étagères. C’est à cette époque qu’elle apprend la vérité d’une certaine histoire. Quand elle demande à Anne-Marie de Surville, une fillette de blanc-pays qui l’utilise comme victime et objet transitionnel au parc, de cesser de lui donner des coups, elle reste paralysée devant la réponse : « – Je dois te donner des coups parce que tu es une négresse. » C’est toute l’enfance d’angoisse qui, au-delà des premiers flirts et des premières expériences sexuelles, s’exprime dans cette phrase comme, aussi bien, une large part de l’histoire du monde et des Amériques. Comprend-on pourquoi Maryse, orgueilleuse mythomane, se demande si cette rencontre ne fut pas « surnaturelle » ?
Intimes mystères des Amériques
De quoi, les jours où l’on a tendance à s’énerver, prendre un bon coup de sang. Surtout quand on s’arrête un instant à l’étendue des dégâts. Sauf que c’est parfois de la souffrance que naissent les plus attachantes beautés. Le recueil publié par Maryse Condé et Lise Gauvin6 laisse de côté les grands espaces et les héros mythiques pour nous exposer quelques formes humaines de la dignité. Mis à part les quelques récits laborieux comme celui de Jean Babineau, affectés comme celui d’André Brochu, complaisants ou plats comme ceux de Micheline La France, Maurice Henrie et Lise Gauvin, l’ensemble offre – outre le texte initial « Un portrait de famille », qui ouvrait Le cœur à rire et à pleurer – plusieurs trouvailles dont la lecture nous fait heureusement oublier la tartine de truismes sur l’américanité que nous beurre l’insipide présentation, laquelle ne mentionne pas que l’Amérique dont il est ici question, pour vaste qu’elle soit, se limite aux Antilles, à l’Acadie et au Québec !
Dans « Disons Nadia », Suzanne Jacob raconte avec une abondante simplicité la chute d’une star et la quête d’une nouvelle subjectivité. Peut-être fut-elle un ange dansant. Chose certaine, ses ailes brûlées font maintenant d’elle une réfugiée, sans nom, inconnue. Cette femme parle pour la multitude, voix de la foule anonyme : « Et la ville est infestée de ça, de ces gens, terminus, descendez. » Monde de blessures d’où suppurent les faillites identitaires, passées aux colliers de la déréliction.
Mais il n’y a pas, je l’ai dit, que l’affliction. Pour reconnaître les manifestations de la géopoétique, folle de ses augures, on peut s’installer aux premières loges du Quartier martiniquais de la Ravine arpenté par Muriel Wiltford dans le somptueux « Fragment no1 ». Docker, Adrien l’horloger, l’aîné des treize enfants de Céphyse, apprend son métier d’un marin Irlandais opiomane de Dingle. Bientôt fabricant officiel des montres de sa communauté, il se lance un jour dans la rédaction d’un volumineux traité consacré à un obscur problème d’astronomie qui ne saurait être abordé qu’en sortant des descriptions machinales de nos espaces. Tous les jours, Adrien assiste avec son monde au spectacle d’un soleil baroque se levant et se couchant à l’est – excursion qui, il va sans dire, perturbe les pauvres coqs qui pourraient bien subir le même sort que celui de Perrin Dandin. Mieux : telle torsion du trajet de l’aveuglante source de vie travaille au cœur des constructions psychiques individuelles et collectives, de leurs territoires et de leurs ramifications stellaires. Cette histoire, assurément abstruse, pourrait bien être celle du mystère du temps, mystère résidant peut-être dans le fait qu’il s’absente dans la nuit.
Est-ce un semblable dérèglement qui accable le récit d’Émile Ollivier ? Cette fois, la langue elle-même est touchée, blessée à mort. Appartenant à un régime interdisant l’utilisation des mots du terroir, Élie Magnan, professeur de mathématiques (et lointain parent du prophète), décide de s’opposer au Pouvoir. C’est que le Bureau – ou l’Asile –, plutôt que de procéder à la simplification du vocabulaire, à son épuisement, le multiplie jusqu’au délire, amenant le peuple à régresser en deçà de la parole, au niveau des borborygmes. La nouvelle « novelangue », dont Adam Michnik a montré après George Orwell à quel point elle visait à nous « désapprendre à penser, nous terroriser intellectuellement7 », irradie ici dans le corps de chaque individu comme une « métastase linguistique ». Comment inventer son idiome lorsque la langue, sécrétion de l’être, se voit muselée par des instances qui décident pour elle ? C’est tout l’objet de la supplique aux autorités du courageux professeur. Et la raison de sa déportation.
D’autres textes retiennent l’attention. Je pense à « Angela, soleil et nuit », que nous livre Marie-Claire Blais, de bonne tenue, malgré ses thèmes coutumiers. Et au retour tragique à sa Guadeloupe natale d’Amélie-Eulalie après quarante ans passés en France, magnifiquement relaté par Gisèle Pineau. À « Don Moril et ses deux femmes », dans la langue scintillante de baobabs érotiques d’Ernest Pépin, suave et puissante comme un oiseau du paradis. Il faut lire sans façon : « Prenez-la comme elle est ! C’est tout simplement une histoire de vivants aux abois dans le grand cyclone qui charroie notre passage sur terre. » Rien ne se fixe, tout se transforme dans l’épuisement de toutes les frontières. Puis il y a « Un autre vertige encore », de Madeleine Monette. Arièle, femme d’appétences, laisse planer la fièvre charnelle dans un wagon de métro, au milieu d’un troupeau d’ados. Et les mers et les ciels qui se confondent dans le soleil géorgien de « Dzilli Nébissa » (« Bonne nuit », en kartouli), texte sagace dans lequel Gilles Pellerin ranime les annales et les luttes d’une Amérique mariée par magie à la Toison d’or.
Et qui est cette éclatante fille en noir que le narrateur humoral de la nouvelle de Syto Cavé voit trente ans durant passer sur la place Dumas ? Pourquoi ne se lève-t-il pas pour aller lui confier son amour ? Abstraite, irréelle, sans doute n’inspire-t-elle que le silence, le départ. Qui sait ? Il suffit de la suivre sur la page-chemin pour rêver aussitôt aux mémoires létales. Que fait par ailleurs surgir « Ruptures », du Guadeloupéen Gerty Dambury, si ce n’est l’énergie de l’événement lorsqu’il frappe empiriquement ? Pourquoi Serge meurt-il la nuit même de ses noces avec Mylène ? Est-ce son incroyance ou l’amour qui l’a tué ? Nul ne sait et, au fond, peu importe puisque les paroles d’abîme et d’avenir s’assemblent en tresses de vie autour du vide.
Heureux qui comme Maryse
Qu’on arpente les livres Maryse Condé ou les textes qu’elle nous propose de lire, la même sensation de voyages, d’îles traversées par le vent ne cesse de nous secouer. Aussi éloignés soient-ils, les cantons et les mornes se coudoient dans la perspective d’un puissant souffle commun n’éclipsant jamais le particulier. Vient un jour où, qu’on le souhaite ou non, chacun vit la fin d’une enfance avant de la regarder s’enfuir à toutes jambes. Ce moment, extrême, nous ramène inévitablement à l’époque de la tétée. Maryse, dans « À nous la liberté ? » (on remarquera la forme interrogative de cette assertion qui se présente d’habitude sur le mode exclamatif), l’un des contes de Le cœur à rire et à pleurer, le sait et l’écrit, blottie contre les seins de sa mère, respirant son âge et son arnica : « C’est cette étreinte-là dont je veux garder le souvenir. » Elle et tous les peuples qui se respectent.
1. La vie scélérate, par Maryse Condé, Seghers, Paris, 1998 [1987], 334 p.
2. La fin des utopies a été récemment « décrétée » par Russell Jacoby, professeur d’histoire et d’éducation à l’Université de Californie à Los Angeles, dans son plus récent ouvrage intitulé The End of Utopia : Politics and Culture in an Age of Apathy, Basic Books, New York, 1999. Pour Jacoby, le monde universitaire ne prendrait pas au sérieux la culture de masse et s’en servirait pour faire monter sa propre valeur sur le marché, ce en quoi il n’a pas tout à fait tort. Bref, il s’en prend au culte de la marginalisation, du pluralisme et du multiculturalisme, culte selon lui défendu entre autres par des gens comme Homi Bhabha, Clifford Geertz, Richard Rorty, Gayatri Spivak et Charles Taylor.
3. Dans un entretien diffusé à France 3 en janvier 1990, Maryse Condé déclarait d’ailleurs appartenir au parti de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe.
4. Le cœur à rire et à pleurer, Contes vrais de mon enfance, par Maryse Condé, Robert Laffont, Paris, 1999, 139 p.
5. « Expérience d’écriture », par Antonine Maillet, dans Études françaises, vol. 12, no 1-2, avril 1976, p. 81.
6. Nouvelles d’Amérique, sous la dir. de Maryse Condé et Lise Gauvin, l’Hexagone, Montréal, 1998, 180 p. ; 21,95 $.
7. « La novelangue contemporaine », par Adam Michnik, dans Lettre internationale, no 32, printemps 1992, p. 24.
Maryse Condé a publié :
Heremakhonon, roman, 10/18, 1976 ; La poésie antillaise, Nathan, 1977 ; Profil d’une œuvre, Cahier d’un retour au pays natal, Hatier, 1978 ; Le roman antillais, Nathan, 1978 ; La parole des femmes, L’Harmattan, 1979 ; Une saison à Rihata, roman, Robert Laffont, 1981 ; Segou, Tome 1, Les murailles de terre, roman, Robert Laffont, 1984 ; Pays-mêlé, nouvelles, Hatier, 1985 ; Segou, Tome 2, La terre en miettes, roman, Robert Laffont, 1985 ; Moi, Tituba sorcière noire de Salem, roman, Grand prix littéraire de la Femme, Mercure de France, 1986 ; La vie scélérate, roman, Seghers, 1987 et 1998 ; Nouvelles d’Amérique, sous la dir. de Maryse Condé et Lise Gauvin, l’Hexagone, 1998 ; Le cœur à rire et à pleurer, Contes vrais de mon enfance, Robert Laffont, 1999.