Comment devient-on un bon chercheur ? – Par exemple en ayant autre chose en tête pendant la recherche, mais alors puissamment. Par exemple en examinant une erreur dans le détail au lieu de s’en détourner aussitôt. Par exemple en apprenant à chercher même à l’endroit où il n’y a aucun signe, peut-être là justement, à la pointe de tes chaussures, et dès l’entrée de la forêt, et non en plein milieu.
Peter Handke
Depuis quelques années dans la littérature occidentale, la prolifération du thème des champignons pose une problématique intrigante et complexe. Frappés par la discrète omniprésence du phénomène, nous nous sommes penchés sur lui pour recueillir et examiner certaines de ses manifestations.
Il pourrait en être ainsi de n’importe quel thème… Dès le moment où nous y portons attention et qu’on tente de le débusquer dans nos lectures, il semble, de façon plus ou moins implicite, se retrouver partout, former un réseau si étendu qu’il se confond avec la vie même. Tout n’est-il pas finalement matière à symbole ?
Mais il en va un peu autrement des champignons. Parce qu’ils se trouvent justement à concrétiser de la manière la plus représentative cette capacité du détail à exprimer la réalité sous un nouveau jour ; parce que les rechercher est trop semblable à l’activité des lecteurs acharnés ; parce que l’humanité actuelle se miroite trop facilement dans cette frêle banalité sylvestre.
On le constate, le caractère inoffensif et modeste de l’intérêt porté aux champignons ne demande, au premier imprévu venu, qu’à se transmuer en une langoureuse mégalomanie dont les racines se confondent avec la terre dont nos membres et notre pensée sont en partie issus, où ils circuleront à nouveau lorsque s’accomplira leur extinction respective. C’est qu’il y a de tout dans ces êtres omniprésents et dispersés. La curiosité et l’émerveillement chantés par Anne Sylvestre dans une de ses Fabulettes, la relaxation et l’angoisse suscitées par les forêts, la maladie et la décrépitude évoquées par Lautréamont dans le quatrième chant de son Maldoror : « Je suis sale. Les poux me rongent. […] Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. » Fraîcheur ou décadence, les champignons nous attirent dans une ramification de détails où l’imagination se redécouvre et se perd.
Le mycologue, cet étrange personnage
Pas étonnant dès lors que l’amateur de champignons soit un prétexte fertile pour les romanciers et les essayistes lyriques. Parmi les écrivains plus ou moins méconnus du XXe siècle, André Dhôtel est un de ceux qui ont saisi avec le plus de perspicacité de quoi retourne cette espèce anachronique située entre le poète, le druide et le cosmonaute. Dans son bref texte Le vrai mystère des champignons (1974), Dhôtel établit des liaisons entre la poésie et la science en considérant « [L]es champignons qui n’existent pas », puis « [L]es champignons qui existent » et enfin [L]es champignons miraculeux ».
Pour l’auteur, « un pèlerinage est un voyage où l’on ne se propose pas un but, mais une absence de but », esprit dans lequel il rend la mycologie à son innocence première, s’amusant à nous plonger dans la perplexité qui naît entre les changements de nom d’un même champignon, ou encore lors de la fonte de plusieurs anciennes espèces dans une nouvelle catégorie scientifique. Nommer un champignon (ou quoi que ce soit d’autre), dès lors, c’est accepter l’errance de nos futures observations, s’imbiber du risque de mettre en doute nos classifications antérieures. Regarder, photographier, décrire : que des pas supplémentaires vers l’éventualité de ne plus tout à fait connaître, puisque comme le signale Dhôtel « il arrive que la recherche pour unifier, classer le semblable avec le semblable, ne fait que multiplier les espèces en découvrant des différences qu’aucune analyse ne justifie jamais ».
Mais c’est sans compter l’action inlassable et le flair aigu du mycologue, son intuition polysensorielle à laquelle même l’érudition se subordonne. Ainsi, lorsque ce calme sorcier pousse l’analyse jusqu’aux acides aminés et à la structure moléculaire, c’est dans le cadre d’une expérience intime, parente de celle des initiés primitifs pour qui les champignons magiques participaient des bases de la quête cognitive. Ici, le mystère signale non pas l’échec de la connaissance, mais le fait qu’il est encore possible de la faire avancer.
Parmi les singuliers scientifiques cités par Dhôtel on retrouve Georges Becker, un de ceux qui n’ont su résister à quelques tentations littéraires. Parmi ses nombreux travaux de vulgarisation, où la description des espèces atteint presque au portrait, Becker se permet parfois des envolées stylistiques qui l’apparentent aux plus savoureux essayistes. Dans La vie privée des champignons par exemple (1952), préfacé par l’illustre mycologue Roger Heim, il nous propose des « histoires de champignons » qui introduisent à ce domaine de façon aussi précise que fantaisiste. Voyons par exemple sa description du mycologue en quête d’espèces rares : « Il trouve des champignons où personne n’en voit et ne s’intéresse qu’à ceux dont personne ne veut. Il est amateur d’amadou, de moisissures, de minables excroissances sur le bois tombé, de taches sur les feuilles. Il pourrait, comme un autre, rapporter des cèpes ou des chanterelles. Non, il n’en mange jamais pour en avoir trop vu, et l’inutile est sa seule pâture. »
C’est encore Becker qui rapporta cette anecdote célèbre à propos d’un curieux qui avait momentanément laissé sa raison dans le labyrinthe de la taxonomie des russules. Rarement délicieuses, mais en général peu dangereuses, les russules sont à la fois faciles à classer dans leur genre et difficiles à ordonner en espèces (elles en forment plus d’une centaine!), ce pourquoi elles nécessitent une méthode de fer et des milliers d’observations. L’homme en question, médecin de profession, voulut percer le mystère de ces champignons très changeants. Devenu spécialiste, il entra dans une sérieuse querelle avec un collègue, allant jusqu’à inventer des espèces pour le surpasser dans la connaissance, puis sombrant dans ce que Becker nomme de façon narquoise la russulose, une terrible maladie semi-fictive : griffonnant de façon hagarde sur des feuilles, il entrevoyait dorénavant sans fin de nouvelles espèces, jusqu’à ce qu’on le guérisse par quelques électrochocs bien placés. « Voilà donc, écrit Becker, ce que peuvent faire les russules quant elles trouvent un terrain propice. Et quoique, selon Proust, l’expérience ne serve de rien à personne, puisqu’on voit les peuples et les gens recommencer sans fin les mêmes bêtises, j’ose croire qu’après un tel exemple vous saurez vous méfier d’un genre qui réserve à ses fidèles de pareils accidents. »
Ceux qui tournent autour de la talle
Tel le mycélium – cette toile souterraine qui assure la pérennité des espèces de champignons de façon encore plus sûre que la dispersion des spores-, le réseau sémantique champignonesque étend aujourd’hui ses tentacules dans les entrailles de la culture. En effet, en marge des grands spectacles, jamais l’importance du détail, le côté crucial de l’anodin, le caractère faussement banal de l’anecdote n’auront été tant fouillés, dans une tentative désespérée de trouver du sens sur les ruines des grandes conceptions de l’univers.
Si une grande portion de la poésie contemporaine peut être décrite comme une randonnée mentale aussi étrange et libre que la cueillette des champignons, c’est dans le roman des dernières années qu’on décèle un approfondissement plus explicite de la thématique mycologique et de son lien avec l’esprit du temps. À ce titre, le livre Fungi de l’auteure suédo-indonésienne Agneta Pleijel fut une découverte notoire.
Franz Junghuhn, jeune héros de ce roman, est un être boutonneux et rêveur, partagé entre sa conscience du néant et sa communion avec la nature, au sein de laquelle les champignons l’intéressent tout particulièrement de par l’énigme de leurs racines. Croisant le philosophe Schopenhauer lors de ses études en médecine à Berlin, il lui portera admiration tout en se méfiant de l’aspect profondément négatif de sa pensée. Ce que Franz réussit en méditant sur ce qui se cache d’autre au sein de la cruauté de la nature, tout en achevant péniblement un article sur les champignons. On peut alors lire cette remarque dans le carnet du futur naturaliste, dont des extraits sont intercalés entre les chapitres : « Phases de la vie des champignons suggèrent existence de bonheur naturel, pourtant nié par le philosophe. » Dans une sorte de voyage au bout de la nuit qui le mènera dans la jungle africaine puis en Océanie, Junghuhn confronte dans sa tête douleur universelle et persistance du mystère, laquelle est signifiée par la finalité présente dans la nature.
On s’éloigne en partie de cette nouvelle mystique en pénétrant les deux derniers romans de l’Autrichien Peter Handke, où les champignons occupent une position très importante. À l’intérieur de Mon année dans la baie de Personne, le motif de la cueillette vient en fait suppléer à l’absence notoire d’intrigue, combler le vide causé par l’incapacité du narrateur à raconter autre chose que la difficulté de raconter. Ce dernier, un écrivain névrosé qui s’est exilé dans la campagne française, enchaîne avec peine des bribes de récits à propos de ses amis éloignés, tout en peaufinant son habileté à cueillir les champignons autour de la baie où il se trouve. « Au cours de l’été, note-t-il, commença ensuite mon histoire avec les champignons de la baie, qui fit peu à peu obstacle à mon travail, et cette fois le danger venait de moi. / Mais n’exagéré-je pas, et la recherche des champignons n’était-elle pas plutôt une concurrence, féconde, à la position assise et à l’écriture ? »
Les choses ne demeurent toutefois pas si simples. De plus en plus fanatique dans sa recherche des espèces rares ou les plus réputées pour la table (« une dépendance, proche de la folie »), l’écrivain en vient à épier hargneusement les touristes, les troupes de ramasseurs et les joggeurs du coin, avant qu’une étrange conjonction avec son parcours spirituel ne s’effectue : dès lors, malgré la saison des cèpes qui bat son plein, notre individu hésite. De plus en plus absorbé par l’écriture qu’il poursuit quotidiennement en forêt, il en vient progressivement à chercher à ne plus trouver, afin de mieux établir cette distance, cet éloignement dont le récit a besoin pour naître. Ainsi se profile un nouveau modèle de chercheur à travers sa plume, quelqu’un dont le pas aurait été « d’une élégance jamais vue, dans une danse de recherche particulière, d’un pied sur l’autre, qui était en même temps la plus imperceptible de toutes les danses. »
Passé la saison des champignons, le narrateur en tire une méthode qu’il pourra dorénavant appliquer à l’observation de ses semblables en cette ère perçue par lui comme catastrophique : « Les espèces animales sont de moins en moins nombreuses, et les espèces humaines de plus en plus. Et pour t’intéresser à ces êtres humains, il faudrait que tu sois botaniste. » Une aventure qui se poursuivra dans le roman suivant de Handke, où cette fois le personnage central, le pharmacien de Taxham, verra sa passion pour la mycologie ouvrir une brèche métaphysique dans son existence, le condamnant à un périple fantasmagorique à travers une Europe aux contours spatio-temporels indéfinis.
Quant à l’auteur suisse Martin Suter, sa Face cachée de la lune dépasse largement les références contre-culturelles qu’elle contient. De facture apparemment plus conventionnelle que les romans mentionnés plus haut, celui-ci se trouve tout de même à superposer les styles de récit jusqu’à configurer un réseau proprement kaléidoscopique. Alors que la progressive déprime de l’avocat d’affaires Urs Blank s’apparente d’abord au roman psychologique, la chose prend une tournure existentialiste puis initiatique lorsqu’il est introduit au monde des champignons hallucinogènes par quelques adolescents. Un voyage dont il ne reviendra pas de sitôt, puisque sa dépression s’aggrave, muant en une dangereuse psychose. Incapable de réfréner ses élans narcissiques, Blank détruit rapidement ses liens sociaux et voit ses promenades en forêt devenir prétexte à un retour à la sauvagerie. Tout en ne pouvant s’empêcher de commettre une série de bizarreries (dont quelques meurtres, qui ajoutent une dimension policière au livre), il tente de découvrir l’anomalie survenue lors de son absorption de champignons. Après un violent interrogatoire auprès de l’apprenti chaman, il apprend finalement qu’un minuscule champignon inconnu (en fait un conocybe) a été glissé parmi les psilocybes consommés, faisant de lui l’objet d’une petite expérimentation supplémentaire. S’entame alors une odyssée sylvestre tout autant fuite que traversée spirituelle, où notre personnage travaille sa dépersonnalisation aiguë tandis que la chasse à l’homme dont il devient l’objet nous plonge dans un nouvel interstice entre roman noir et roman d’aventures.
Outre cet alliage stylistique très réussi, le livre de Suter nous permet de rencontrer un autre personnage de mycologue assez révélateur. Dans la recherche taxonomique menée à la fois par les enquêteurs et par Urs Blank, dont la santé mentale dépend du succès de quête, surgit en effet un amusant spécialiste : célibataire depuis que sa femme lui ait soumis l’alternative entre elle et les champignons, ce mycologue travaille depuis douze années à son Grand oeuvre, un livre de référence dont il fera les photographies, les textes et les illustrations. Quant à Blank, sa dérive sociale, psychologique et existentielle n’est rendue que plus intrigante par cette disposition du thème des champignons à tous les étages du récit, une fois de plus aux côtés des motifs de la folie, de l’extase spirituelle et de la décadence d’une civilisation.
Des premières spores – terrestres ou non- dont aurait pu surgir la vie sur Terre jusqu’au mirage apocalyptique du champignon nucléaire, la population fongique a tout pour condenser le banal et le grandiose ou pour activer les miroirs microcosmiques. Ce qu’on retrouve en quittant soudainement les livres pour retourner se promener dans les étendues vertes, activité contemplative autrefois magnifiée par Ernst Jünger et dont Roland Bourneuf soulève à nouveau les virtualités dans un passage de son essai Venir en ce lieu : « Soucoupes à liséré brun, des champignons sont fichés dans les troncs. D’autres, blancs ou d’un rouge gras, se dispersent sous les fougères. […] L’évidence est là. Chaque objet rencontré a son équivalent dans ma vie […]. »
Si la forêt autant que ses champignons nous habitent, il reste à voir jusqu’où peuvent se ramifier leurs correspondances au moment d’un passage biotechnologique où les frontières entre la vie, l’intelligence et les outils risquent de devenir de plus en plus perméables et indifférenciées. Il y a d’ailleurs là bien d’autres histoires à se raconter…
Bibliographie : Georges Becker, La vie privée des champignons, Stock, 1952 ; Roland Bourneuf, Venir en ce lieu, L’instant même, 1996 ; André Dhôtel, Le vrai mystère des champignons, Lausanne, Payot, 1974 ; Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne et Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, 1997 et 2000 ; Agneta Pleijel, Fungi, Flammarion, 1997 ; Martin Suter, La face cachée de la lune, Christian Bourgois, 2000.