Le Père Goriot est le chef-d’œuvre d’Alexandre Dumas, un roman touffu, complexe, puissant, un socle sur lequel s’est érigé l’édifice de la littérature moderne. Depuis la scène d’ouverture – la description minutieuse de la pension Velder – jusqu’à la confrontation finale où le père Goriot sauve ses deux filles des griffes de l’ignoble Rouletabille, l’auteur peint une fresque magistrale, le déclin d’une société qui se meurt.
Vous dites ? Oui, oui, je suis distrait : Le Père Goriot n’a pas été écrit par Dumas, mais par Balzac. Où avais-je la tête ? Ce bon vieil Isidore… Honoré ! C’est ce que je voulais dire… Ah ! tous ces vieux prénoms, on s’y embrouille. Bon, ça va : j’aurais dû me douter qu’il serait difficile de berner les lecteurs de Nuit blanche. La simple vérité, blafarde et nue comme un cadavre prêt à l’autopsie, la voici : je n’ai pas lu Le Père Goriot.
Je pourrais me justifier en prétextant qu’il est physiologiquement et mathématiquement impossible de lire ne serait-ce que 10% de la littérature mondiale, mais l’argument, je le sens, serait accueilli avec froideur. On parle de Balzac, tout de même. J’ai bien trouvé le temps de lire des œuvres – comment dire ? – oubliables, comme Parle, robot ! et Les pionniers de la Baie James. C’est d’autant moins excusable que je possède une copie du classique en question, sagement aligné dans une de mes bibliothèques. Je me souviens de l’avoir repéré dans un salon du livre, de l’avoir soupesé, feuilleté, senti, payé et ramené à la maison. J’ai lu la quatrième de couverture. Mais pour toutes sortes de raisons, je l’ai rangé et ne suis jamais passé de l’intention à l’acte. Peut-être fait-il partie de ces livres dont la réputation est tellement bien établie que cela nous dispense de le lire. Entre vous et moi, est-il vraiment nécessaire de lire Mody Dick ou La nausée ? En posséder une copie à portée de la main me semble suffisant, nous fait bénéficier d’une sorte de culture par induction homéopathique. C’est comme mes haltères et mes skis de fond. Ils n’ont pas servi depuis des années, mais qui peut contester que l’aura qui s’en dégage, la potentialité sportive générée par leur existence, est quelque part une forme d’exercice ?
Attention, je ne voudrais pas laisser croire que je ne lis aucun classique. Au contraire, je me suis souvent trouvé bien bête, ayant enfin pris connaissance directe d’une œuvre de Diderot, de Zola, de Jane Austen, de Céline (Louis-Ferdinand), d’avoir retardé mon plaisir de toutes ces années. Mais plus j’y pense, plus je me dis que ce n’est pas innocemment si, parmi tous les livres de tous les rayons de la babélienne bibliothèque des œuvres que je n’ai pas lues, j’ai choisi ce roman particulier de Balzac pour illustrer mon propos. On trouvera certainement un germe d’explication dans le déplorable esprit de contradiction de la jeunesse. Car c’est en quatrième année du secondaire que j’ai pour la première fois entendu parler du Père Goriot. Un de nos professeurs de français le citait comme son roman préféré. Frisson d’horreur : l’œuvre favorite d’un prof ! Une histoire de vieux dans une pension de famille ! Pas d’extraterrestres, pas de guerre spatiale pour la suprématie de l’univers ! Le roman venait de s’inscrire en lettres de feu dans le registre des œuvres à fuir. Car je suis ainsi fait ; je fonctionne par contradiction. Méfiez-vous lorsque je vous donne raison, c’est souvent pour contredire vos contradicteurs. Un défaut autant qu’une qualité, je vous l’accorde : trop souvent je me braque lorsque les sages et les universitaires me parlent de la bouche de leurs canons. J’y travaille.
Qui plus est, je lis lentement. Un esprit lent dans un corps lent, voilà le sort que la sorcière de la génétique a jeté sur mon berceau. Donc, je lis peu. Cela m’inquiète vaguement, lorsqu’il me prend – c’est rare – de rêver de postérité littéraire. De Proust à Vonarburg, les plus grands ont lu (lisent) énormément, voracement, balzaciennement. Ma faible capacité de lecture serait-elle un signe que ? J’essaie de me rassurer en évoquant Borges, qui affirmait lire peu et se fatiguer des romans longs. Mais faut-il prendre pour argent comptant les aveux d’un Argentin ? Friand de paradoxe en plus ? Les miens d’aveux sont candides : il est rare que je lise plus de cinquante pages en une seule séance de lecture, et plus rare encore que je me permette deux séances la même journée. Je lis au lit et, parfois, mes yeux se ferment si vite que je n’ai pas le temps de me dire : « Je m’endors ».
Un dernier clou, mais non le moindre : mon sacerdoce de rédacteur en chef et de co-directeur littéraire de la revue Solaris exige que je me tienne à jour en fantastique, en science-fiction, et dans les autres littératures de l’imaginaire. Tâche impossible en soi tellement il se publie d’œuvres intéressantes dans ce domaine. Plus jeune, j’en éprouvais un sentiment absurde de culpabilité. Merci à Daniel Pennac et son merveilleux essai libératoire Comme un roman. Quel bonheur de ne plus être obligé de lire, surtout quand l’auteur est un copain. Je n’en suis pas encore arrivé à pouvoir complètement me déculpabiliser, mais je travaille aussi là-dessus. Je rêve de me remettre à parcourir au hasard les sentiers de la littérature, comme Jacques le fataliste sans savoir trop d’où je viens, ni où je m’en vais, habité par le plaisir de la lecture présente et l’espoir que le futur me fera connaître d’autres instants de bonheur. Ah, tout de même : il est clair que je lirai très bientôt Le Père Goriot rédiger ce témoignage m’en a donné une féroce envie. Mais je dois vous quitter : la pile de textes de Solaris me regarde et commence à s’impatienter…