J’avais dix-huit ans. C’était au collège Sainte-Marie, là où Nelligan avait séché presque tous ses cours. Gilles Marsolais, excellent professeur, articulé, bien préparé, toujours vivant, rendait Shakespeare accessible, drôle, complexe, formidable. Je buvais ses paroles. Entre un contrôle de lecture sur Hamlet et une analyse de Macbeth, il a énuméré, comme ça, en passant, quelques grandes oeuvres qu’il nous faudrait lire un jour ou l’autre. Ça ne devait pas être la première fois que j’entendais parler du Don Quichotte de Cervantès, mais c’était bien la première fois que j’en entendais parler comme d’une oeuvre que je pouvais lire, moi.
Je me rappelle très clairement m’être dit que je lirais Don Quichotte. Bien sûr, je pensais qu’il faudrait bien que j’aie lu tout Shakespeare avant, résolution qui s’est affaiblie quand la session a été terminée et qu’on est passés à Bertolt Brecht…Pourquoi Don Quichotte plutôt qu’un autre de ces chefs-d’oeuvre de la littérature universelle qu’avait évoqués le prof ? M. Marsolais avait-il, en quelques mots, décrit le projet ambitieux du livre ? Je ne sais plus. Je ne me rappelle que cette promesse qu’à dix-huit ans, je me fais à moi-même: « Un jour, je lirai Don Quichotte. »
Je n’ai plus dix-huit ans depuis longtemps et je n’ai pourtant toujours pas lu Don Quichotte. J’ai fini par lire La Divine Comédie de Dante qui, j’en suis presque sûre, faisait partie de cette liste. C’était la tempête du siècle, j’étais à Québec, rue Saint-Jean, étouffée par le vent et la poudrerie. Je suis entrée dans une librairie pour reprendre mon souffle et le livre m’est tout de suite comme tombé dans les mains. Il était relié en vert, doré sur tranche avec des cordons de soie rouge pour tenir ses pages de papier bible. Je l’ai acheté tout de suite, sans la moindre hésitation, et je l’ai apporté avec moi en vacances sur la côte Nord où je l’ai lu entre deux randonnées de ski de fond, éblouie. Ce livre-là me parlait de moi, de ma vie de jeune femme de près de trente ans, de mon désarroi, des Enfers que j’avais traversés, du Paradis que j’avais frôlé de l’aile.
Dix ans plus tard, je vivais dans un ashram en Inde. À deux heures et demie tous les matins, je m’enroulais dans un sari de soie et, un châle sur les épaules, je marchais dans des jardins parfumés pour me rendre à ce qu’on appellait la « cave de méditation », une pièce plongée dans la pénombre bleutée où je méditais tous les jours de trois à cinq heures du matin. Je vivais cette vie monastique depuis un peu plus d’un an quand, un matin d’hiver, ma méditation s’est transformée en images hypnagogiques particulièrement convaincantes. On aurait dit un film en cinémascope. Je m’apprêtais, en bonne « yogini », à faire l’effort de me concentrer sur ma respiration, quand la curiosité m’a retenue dans la caverne des illusions.
J’avais sous les yeux un manuscrit couvert d’une fine écriture. Il y avait là des pages et des pages d’un long texte en espagnol que je n’arrivais pas à déchiffrer. Bientôt, j’ai aperçu l’auteur de ce texte, un homme en chemise blanche, l’air fatigué. Il n’avait qu’un bras, ça m’a frappée. La lumière ruissellante de la cour de la maison, le vert des arbres, la fontaine, les gens qui vaquaient à leurs affaires d’un autre siècle, et au milieu de cette scène, un peu étourdi, il y avait cet homme. C’était Cervantès et il avait passé une partie de la nuit à écrire Don Quichotte.
Je me rappelle qu’à l’heure du « chai », ce thé sucré au lait et à la coriandre qu’on buvait sous les étoiles sur une terrasse encore fraîche des ombres de la nuit, j’ai demandé à quelqu’un qui vivait depuis longtemps en Inde l’adresse d’une librairie à Bombay. Dès le lendemain, je quittais notre vallée paisible pour la grande ville, à plus de deux heures de route à travers la campagne et les bidonvilles. J’étais victime de ce qu’on appelait dans notre jargon de yogis, un « kriya ». Un désir absolu, forcené, maladif. C’était, en théorie, le travail de la « shakti » (l’énergie éveillée par la méditation) qui entreprenait le grand ménage de mon esprit. Toujours est-il que je n’étais animée que d’un seul, dévorant et exaltant désir : celui de lire le Don Quichotte de Cervantès.
Je ne l’ai pas trouvé. J’ai renoncé après quelques librairies où j’ai tenté vainement, en anglais, avec mon accent québécois, de faire comprendre les mots « Cervantès », « Don Quichotte » ou « Don Quixote », aux cent commis indiens de langue marathe qui s’avancent vers vous dès que vous entrez dans quelque commerce que ce soit à Bombay, baragouinant qui l’hindi, qui le gujarati, qui l’anglais. J’ai eu beau avoir recours à l’écrit : c’était du chinois pour eux qui ne lisent souvent que le « devanagari » et ses dérivés.
De retour à Montréal, un an plus tard, un de mes premiers gestes a été de me précipiter en pleine tempête de neige pour aller chercher Don Quichotte. Je me rappelle que je n’étais pas encore réacclimatée à l’Occident nordique, ce monde sans couleurs. De retour à la maison, après avoir bravé les éléments, j’ai plongé dans le premier tome de l’édition Folio en deux volumes et je me suis lancée dans la préface. Qui m’a renversée. Pourtant, je saute presque toujours les préfaces. Je me suis arrêtée au beau milieu, en me disant que c’était génial, que ça promettait encore plus que je ne l’imaginais, tout ce jeu entre la réalité et la fiction, que c’était exactement ce que j’avais besoin de lire, que j’avais TRÈS HÂTE de le lire. Et j’ai abandonné le livre, Dieu sait pourquoi.
C’était en mars 1991. Depuis, je suis souvent tombée sur les deux tomes avec le Quichotte de Dali sur la couverture. Je ne les ai jamais réouverts, je le jure. Mais, à chaque fois, je me suis dit: « Don Quichotte. Ah ! (soupir) Ce que j’ai hâte de le lire ! » Mais je lisais le Ramayana ou le Jnaneshwari, L’Ascension du mont Ventoux de Pétrarque (un petit livre de onze pages que j’ai lu vingt fois, perdu aussi souvent, et dont j’ai probablement encore cinq ou six exemplaires quelque part). J’ai lu Dévadé et Va savoir et Aurélien, Clara, Mademoiselle et le lieutenant anglais, j’ai lu Doris Lessing, Banana Yoshimoto et Philippe Delerm, et puis j’ai lu tout Henry Miller et Freud et Lacan (pas tout), puis Margaret Laurence, puis Kerouac. De sorte que Don Quichotte est resté à ce jour le best-seller no 1 dans l’interminable série des livres que je n’ai pas lus. Je pense aux longues listes de livres que Miller allait lire à la New York Public Library dans les années 1920, conservées parmi ses manuscrits avec les plans à n’en plus finir de ce livre sur D.H. Lawrence qu’il n’écrira finalement jamais. Quelqu’un s’est-il jamais avisé de faire la liste de tous les livres qu’il n’a jamais lus ? Ce serait un projet digne de Marcel Duchamp !
Quand Nuit blanche m’a demandé d’inaugurer une « rubrique du livre jamais lu », j’ai tout de suite pensé à Don Quichotte et depuis, je lutte, je vous jure, je lutte pour ne pas l’ouvrir. Mais je résiste, absorbée par Walden ou la vie dans les bois de Thoreau – un livre que je me promettais de lire depuis des lustres – et par des entretiens de Marcel Duchamp avec Pierre Cabanne réunis sous le titre L’ingénieur du temps perdu, un livre que je trimballe depuis des années et qui a même survécu à la liquidation de ma bibliothèque avant mon départ pour l’Inde. Lire Don Quichotte, c’est « mon retard en verre1 » à moi, une oeuvre conceptuelle à laquelle je travaille depuis des décennies, virtuellement plus virtuelle que celle de l’artiste du ready-made avec sa Mariée mise à nu par ses célibataires, même.
Heureusement, le tome I du Quichotte est introuvable dans mon désordre. Je risque de me casser le cou à enjamber les boîtes de livres à classer dans la pièce dite « bleue », un capharnaüm dans lequel j’ai l’intention de faire un de ces ménages de printemps au cours de l’année sabbatique qui s’ouvre devant moi ! Il n’est pas dit que le jour où je tomberai sur le tome I, je ne m’assoirai pas par terre, entre deux piles de livres, et que je ne l’ouvrirai pas. La passion épistémophilique qui m’animait depuis l’école primaire et m’incitait à faire un doctorat s’est éteinte depuis peu et j’ai fini par comprendre que rien ne m’obligeait à réaliser ce rêve de petite fille studieuse qui voulait aller « jusqu’au bout de l’école ». Qu’en sera-t-il de mon désir de lire Don Quichotte ? Ça m’intrigue autant que le livre lui-même. À force de me prendre pour Borges et de gloser sur ce Don Quichotte que je n’ai pas lu, je commence à soupçonner que c’est l’utopiste en lui qui m’effraie, que dans ses moulins à vent, je pourrais sans doute reconnaître mes propres lubies. Qu’est-ce qui me retient ?, se demandait une de mes étudiantes dans un atelier de création l’an dernier, qu’est-ce qui me retient ?
1. Le Grand Verre (ou encore La Mariée mise à nu par ses célibataires, même) est une œuvre à laquelle Duchamp a travaillé de 1915 à 1923 et qu’il n’a jamais achevée ; c’est pour cette raison qu’il l’a appelée le « retard en verre ».